
Visages du jour d’après
Notre avenir sera numérique, mais il n'est pas écrit pour autant. Le moment est venu de créer des coalitions capables de lier les enjeux numériques aux enjeux écologiques, et d'ouvrir ainsi de nouveaux possibles.
L’histoire nous l’a appris : même lorsque l’inconcevable se produit, les sociétés humaines sont capables de tourner la page et de repartir comme si de rien n’était. Quoi qu’on en dise et quoi que nous ait promis le chef de l’État, n’en ira-t-il pas de même après la pandémie du coronavirus ? Annoncer que le jour d’après ne sera pas comme le jour d’avant peut relever de ces fables auxquelles les dirigeants aiment se tenir au milieu de l’orage. Sur le coup, tout le monde a envie de les croire. Cela fait tellement de bien de jurer qu’on saura désormais être sobres, solidaires, respectueux les uns des autres. Serments d’ivrogne !
Il en va différemment quand un groupe se sent uni par un projet. C’est ainsi qu’en mars 1944, dans des circonstances tout autres, le Conseil national de la Résistance rédige sa Charte et, au fond des ténèbres, ose fièrement l’appeler « Les jours heureux ». Cette ambition utopique s’appuyait sur un programme structuré de refondation de l’économie et de la nation. Au-delà des mesures appliquées dès la libération du territoire, elle a guidé la France des Trente Glorieuses et suscité un regain de foi dans le progrès.
Je vis au milieu d’intellectuels et de militants que j’apprécie et qui rêvent de participer à une même initiative, de ressusciter une telle audace. Nous sommes en guerre ? Eh bien, osons les jours heureux ! Le visage du jour d’après, on le voudrait plus égalitaire, plus démocratique, plus écologiste. Et pourtant, si nous sommes lucides, nous devons admettre qu’il n’y a que deux certitudes : ce jour d’après sera moins occidental et plus numérique. Ce n’est que par une lutte résolue qu’il pourrait incarner une métamorphose vers un monde correspondant mieux à nos idéaux.
Le jour d'après
Moins occidental, le jour d’après le sera assurément, tant la puissance, l’énergie, la vision se décentrent rapidement. Le Président Trump a beau tempêter et fustiger ce qu’il appelle le virus chinois, les États-Unis ne sont plus au centre du jeu. La Chine déploie tout un arsenal pour faire oublier le temps perdu par sa faute au début de la crise. Elle met en avant l’arrêt de l’épidémie, le redémarrage de son économie, l’aide qu’elle apporte aux autres, depuis le Pakistan jusqu’à l’Europe. Et la Chine n’est pas la seule. Le Japon et Taïwan ont réussi à contenir la contagion, la Corée du Sud et Singapour à en limiter les impacts.
On assiste en fait à l’accélération d’un basculement. Lorsque les États-Unis et l’Europe ont amplifié la délocalisation de leurs usines au milieu des années 80 et suscité la mondialisation des chaînes de valeur, la Chine a saisi la balle au bond. Elle s’est positionnée comme l’atelier du monde, obtenant son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce et se précipitant dans une forte croissance. Orchestrant les flux financiers, l’Occident se croyait invulnérable. Après la crise financière de 2008, les experts de Goldman Sachs pensaient encore que la croissance mondiale allait repartir grâce aux Brics et que leur développement allait rapprocher ces pays du modèle démocratique occidental. C’est pourtant le contraire qui s’est passé. Le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine sont devenus ou redevenus des pays autoritaires, mais ils sont à l’initiative. Lorsqu’ils s’en remettent à des tribuns populistes, les pays occidentaux ne font désormais que singer les régimes illibéraux du Sud. Peau blanche et masques exotiques ? L’après-coronavirus aura certainement un visage moins occidental.
Plus numérique : c’est l’autre certitude sur le jour d’après. Cela peut paraître paradoxal, tant la crise actuelle se présente comme la répétition générale des grandes secousses sanitaires, climatiques, environnementales qui nous attendent. Et depuis deux décennies, la vision écologique du monde s’est construite en coupure totale avec ce qui se passait en matière numérique. Comme si le rapport des hommes à la biosphère était sans lien avec celui qu’ils entretiennent à la noosphère…
Au début de la crise actuelle, la scène restait ainsi occupée par les deux grandes figures qui se partagent de plus en plus notre imaginaire d’action : les plans d’action étatiques d’une part, combinant confinement, surveillance et recours à l’armée ; les changements individuels d’autre part, privilégiant des comportements générateurs de distanciation sociale. Il n’y avait pas de place pour les interactions numériques. Mais, très vite, celles-ci se sont faufilées. Que feront les enfants, privés d’école ou de lycée ? Les professeurs se mettraient à leurs ordinateurs pour développer l’enseignement à distance. Comment éviter la contagion dans les entreprises ? Développer le télétravail et ne laisser ouverts que les établissements ne pouvant s’organiser selon cette nouvelle norme. Et si l’on n’autorise que les commerces de première nécessité, où faire ses courses ? Sur Internet, évidemment… Au-delà de ces exemples périphériques, l’enjeu numérique est arrivé sur le devant de la scène lorsqu’il est devenu un élément central des stratégies de lutte contre le virus. L’Italie, l’Espagne, la France ont ainsi constaté au bout de quelques semaines qu’elles faisaient moins bien que des pays comme la Corée du Sud qui n’avaient pas misé sur un confinement généralisé mais sur un confinement ciblé avec tests, quarantaine sévère pour les testés positifs, traçage de leurs déplacements, recherche à travers la géolocalisation de leurs smartphones des personnes avec lesquelles elles avaient été en contact, etc.
Cette montée en puissance du numérique tout au long de la crise sanitaire est impressionnante et inquiétante. Elle va se prolonger de manière retentissante dans la crise économique. Le problème n’est en effet pas seulement que plus du tiers des entreprises soient actuellement à l’arrêt. La vraie question, c’est de savoir comment elles vont repartir. Les habitudes et les comportements ne reviendront pas à ce qu’ils étaient avant. On peut faire l’hypothèse sombre que la bascule aura eu lieu et que nombre de ces entreprises ne repartiront pas, tout simplement. L’avenir se ferme plus rapidement que prévu pour les industries, les commerces et les services qui n’ont pas suffisamment engagé leur transformation numérique. Le visage du jour d’après sera-t-il le visage déshumanisé d’un monde d’automates ?
Compter sur l'inédit
Moins occidental, plus numérique : les changements sont tels qu’il est exclu de revenir au jour d’avant. Prenons-nous pour autant le chemin d’une société plus égalitaire, plus sobre, plus inclusive ? Il faudrait pour cela pouvoir durablement compter sur tout ce qui se produit aujourd’hui d’inédit. La moitié de l’humanité est confinée à domicile ; les émissions de CO2 baissent enfin, le virus se révélant plus efficace que la vertu ; les États-Unis distribuent de la monnaie-hélicoptère ; l’Europe abandonne ses dogmes d’une limite de 3% des déficits et de 60% d’endettement ; la santé, trop longtemps négligée, revient au premier plan ; le libéralisme et l’économicisme s’effacent derrière le sens des vraies valeurs. Il y a donc de nombreux signes positifs. Mais qu’est-ce qui est pérenne et structurel dans tout cela ?
Le risque est que les forces du retour au « comme avant » trouvent le moyen de se conjuguer à ce qui apparaît comme neuf. Après tout, nos démocraties ne sont-elles pas déjà affaiblies par la rivalité avec les régimes autoritaires qui prennent la tête de la croissance mondiale ? Et le capitalisme ne s’est-il pas déjà renforcé en faisant du numérique un de ses plus beaux fleurons ? Pourtant, nous n’avons encore rien vu. L’immense désordre économique et financier auquel conduit la crise du coronavirus peut déboucher sur un avenir terrifiant s’il n’a pas d’autre voie à suivre que celle du leadership qu’incarnerait une alliance de la dictature et du numérique.
« Pour que l’humanité puisse survivre, elle doit se métamorphoser », nous dit Edgar Morin. C’est plus vrai que jamais. Sauf à se complaire dans le catastrophisme, nous devons choisir la voie de l’utopie, de l’audace et de l’action. Pour cela, il nous faut non seulement poursuivre les combats écologiques, sociaux, politiques dans lesquels nous sommes nombreux à être engagés mais il faut ouvrir une alternative, en agissant sur les deux forces nouvelles qui structurent désormais le paysage : la bascule vers un monde post-occidental et l’accélération de la transformation numérique.
Il faudrait d’abord, selon nous, engager un combat de grande ampleur sur l’enjeu du numérique. D’abord parce que l’histoire des technologies d’information montre que ces technologies sont tout sauf neutres mais qu’elles sont en permanence l’objet de conflits et que c’est à travers eux que les orientations se dessinent. Ensuite, parce que nous sommes entrés dans un nouveau cycle depuis 2008 où les enjeux deviennent nettement plus politiques, opposant la multitude des personnes qui accèdent désormais directement à Internet et les méga-puissances qui se nourrissent de leurs données. Enfin, parce que le bouleversement en cours de l’univers de l’information se conjugue aux interrogations actuelles sur l’homme, la nature et la vie. Face aux grandes plateformes qui se reconnaissent dans l’idéologie dangereuse du transhumanisme, les événements qui se produisent nous rappellent à quel point la vie, dans ses dimensions les plus humbles, peut être parfois plus forte que l’homme et qu’il y a plus puissamment transformateur que le Big Data ou que le Cloud centralisé : la viralité, la capacité des virus à proliférer, à se transmettre et à muter. Tout cela constitue une formidable leçon en temps réel et suggère à la multitude des humains d’autres manières de transformer le monde en utilisant les outils d’aujourd’hui.
Une conscience planétaire
Pour s’engager dans cette voie, il faut échapper à la tentation morbide de croire que tous les jeux sont faits et qu’il faudrait ajouter la catastrophe anthropologique du numérique au collapse écologique de la nature. C’est un problème de méthode, d’horizon et de calendrier. Sur le plan des méthodes, il s’agit, en amont des outils étatiques de la régulation (loi et fiscalité), de constituer des coalitions d’action entre acteurs regroupés autour d’objectifs concrets, mesurables et atteignables1. Plusieurs dizaines de coalitions de ce type sont en cours de formation, qui travaillent dans la perspective d’une société plus juste.
Le précédent cycle du numérique, celui qui s’est terminé avec la crise de 2008, s’était donné comme horizon la mondialisation, entendue comme une intégration des chaînes de valeur au sein d’un marché mondial des biens et des services. Au moment où la notion même de pandémie amène à penser la santé des plus pauvres et des plus fragiles en lien avec la nôtre, les priorités doivent changer radicalement. En même temps que tout le monde se demande comment utiliser le numérique pour relocaliser les productions stratégiques, il faudrait tendre vers un horizon qui permette de penser la Terre comme bien commun, comme Mère-patrie d’une humanité liée par un destin partagé. Avons-nous vraiment le choix ? Au moment de Tchernobyl, le grand sociologue Ulrich Beck avait déjà annoncé l’émergence d’une nouvelle modernité. Le propre de la modernité cessait d’être une projection vers l’avant, au nom d’une croyance sans limite dans le progrès. La modernité se définissait désormais comme réflexive, comme la capacité d’une société à savoir anticiper et maîtriser les risques. Quand on voit la pénurie des masques, des gels hydro-alcooliques, des respirateurs artificiels, on mesure à quel point on en est encore loin… La vraie difficulté de mise en œuvre de ce projet de seconde modernité, c’est que les risques sont désormais planétaires mais que les sociétés humaines restent nationales.
Une des questions majeures que pose la crise actuelle est ainsi de savoir comment pourrait émerger une nouvelle conscience planétaire. Pas des modes de vie monolithiques ! Une humanité riche de sa diversité mais unie par la conscience solidaire d’une communauté de destins. Pourquoi la multitude humaine ne pourrait-elle pas se penser à l’échelle du globe ? De ce point de vue, la fin d’une domination exclusive de l’universalisme occidental est probablement une bonne chose. Mais comment éviter que la diversité des civilisations de l’Asie, du Moyen-Orient, d’Afrique, d’Amérique du Sud ou d’Océanie ne s’efface derrière les replis nationalistes et la domination de quelques grandes puissances ? Les organisations internationales peuvent prendre des initiatives utiles mais la fragilité actuelle du système multilatéral montre qu’il ne faut pas trop compter sur la concertation et la coopération des États.
Paradoxalement, ce serait moins irréaliste de miser sur la capacité des personnes à se donner l’horizon d’une société globale. C’est une utopie, bien sûr ! Mais quand Jean-Jacques Rousseau plaçait l’origine de la vie en société dans un « contrat social », ne s’agissait-il pas également d’un mythe ? À l’époque, l’autorité divine cessait de régner sur l’espace public et c’est la légitimité contractuelle qui s’imposait comme source naturelle des institutions. Aujourd’hui, la force symbolique du contrat s’estompe et c’est la mise en réseau qui est désormais source de légitimité. Ne peut-on se donner pour objectif que le numérique, en même temps qu’il contribue à relocaliser l’économie, participe à une mondialisation des consciences ?
Au temps de Rousseau, on pensait que la rédaction du contrat social permettait d’instituer la multitude comme peuple. L’enjeu d’aujourd’hui est au contraire que la multitude reste multitude mais que les nouveaux liens se conjuguent avec une sorte de contrat biologique, un dispositif qui insère l’humanité dans la nature et dans les différentes manifestations de la vie. Les Lumières avaient imprégné les imaginaires à travers des concours de philosophie, des discussions dans des cafés, un renouveau des arts. Le numérique et les réseaux ne seront rien par eux-mêmes s’ils n’engendrent pas des lieux intellectuels et artistiques où l’humanité saura prendre la mesure du défi qui l’attend dans un projet de pleine humanité, de réalisation du potentiel de chacun et de réconciliation avec la vie.
En visant les jours heureux en 1944, les résistants osèrent s’atteler à un programme d’envergure. Il faut aujourd’hui vouloir la métamorphose et la naissance d’une nouvelle conscience planétaire. Ce n’est pas seulement parce que nous l’espérons que le jour d’après sera plus beau que le jour d’avant. C’est parce que nous le voudrons, que nous y œuvrerons et que nous lutterons.
- 1. Voir les propositions de la Fondation Internet nouvelle génération (Fing) dans son programme « Reset : quel futur numérique voulons-nous ? ».