
L'âge de la bêtise
Le conflit des interprétations, lié à la désintermédiation du savoir, pose un problème politique : comment coexister sans un socle commun de vérités ? Pour le résoudre, il faut observer que chaque progrès technologique dans la collecte des données requiert un progrès pour les hiérarchiser. Nous nous trouvons dans la situation de Bouvard et Pécuchet : non pas ignorants, mais bêtes, parce que nous ne savons pas maîtriser la profusion d’informations.
« Que de choses à connaître ! Que de recherches – si on avait le temps ! »
Sur la fin de son cycle de domination, l’empire romain fut secoué par un conflit interprétatif qui touchait le statut même de la réalité. Les chrétiens revendiquaient leur appartenance à un autre monde face à une société structurée autour du culte des idoles dont, depuis Auguste, la plus haute était l’empereur. Il y avait là une menace concrète à l’ordre civil : la foi en Jésus-Christ était loin d’être une pure abstraction, puisqu’elle les motivait à suivre une règle de vie rigoureuse et à braver la mort pour témoigner de cette vérité supérieure. Ponce Pilate, ayant convoqué Jésus, lui avait bien demandé : Quid est veritas ? Mais il faut surtout rappeler que le préfet de Judée s’éloigna sans attendre la réponse. Le conflit des interprétations pose avant tout un problème politique. La question cruciale n’est alors pas de connaître la vérité, mais plutôt de comprendre comment des individus peuvent coexister s’ils ne partagent pas un même socle de vérité.
Comment peut-on se soumettre aux mêmes lois lorsqu’on occupe le même territoire mais qu’on n’habite pas le même monde ? Question actuelle, car l’espace public accueille aujourd’hui des représentations du monde divergentes : fondamentalismes religieux, révisionnismes historiques, doctrines économiques hétérodoxes, pseudo-médecines et autres théories du complot. Certains experts semblent croire que la solution de cette crise passera par l’instruction et le fact-checking, c’est-à-dire par un travail rigoureux de vérification de l’information, mais ils se trompent deux fois : d’abord parce qu’ils considèrent que le problème se pose parce que ces représentations sont fausses, et ensuite parce qu’ils ne mesurent pas combien un appétit démesuré pour la connaissance contribue paradoxalement à la prolifération désordonnée des opinions.
Dans La Tentation de Saint-Antoine, Gustave Flaubert avait décrit avec inspiration le foisonnement de mythes qui hantait l’empire romain en décadence. Quelques années plus tard, avec Bouvard et Pécuchet, il se consacra à l’écriture d’un livre-monde sur la bêtise qui décrivait les effets comiques de l’accumulation désordonnée des savoirs. Ouvrage prophétique puisque la tentation de Bouvard et Pécuchet est aussi celle de notre époque : bricoler la vérité chacun dans son coin, une vérité sur mesure et ubérisée. On dit que la vérité est la première victime de la guerre ; la crise de la vérité à laquelle nous assistons pourrait donc être le signe qu’une guerre a bel et bien commencé – une guerre herméneutique de tous contre tous qu’on peut appeler post-vérité.
Le retour de la gnose
Peut-on affirmer sans aucun doute que Napoléon a existé, que les vaccins sont utiles ou que la Shoah a bien eu lieu ? Une règle de la statistique bayésienne, la loi de Cromwell, interdit de considérer une probabilité comme égale à un, c’est-à-dire complètement certaine. Cependant, puisqu’on ne peut pas douter de tout, encore faudrait-il avoir une raison de douter. Pierre-André Taguieff a dénoncé la « tentation du relativisme radical, impliquant le règne du doute sans limites[1] ». Les négationnistes de la Shoah, qui se disent « révisionnistes », invoquent souvent un « droit au doute » universel dans le but de masquer leur obsession particulière pour la tragédie d’un peuple.
Pour justifier l’exercice d’un doute hyperbolique, Descartes devait poser l’hypothèse d’un « malin génie ». Il en va de même aujourd’hui : celui qui défend une théorie hétérodoxe doit avant tout présupposer que tout le circuit d’élaboration, de validation et de transmission du savoir participe à la défense d’un mensonge ; il doit aussi, en conséquence, supposer une volonté derrière ce complot – c’est-à-dire un malin génie, un coupable, pour ne pas dire un bouc émissaire. En ce sens, la prolifération de représentations du monde alternatives est l’empreinte d’une crise des autorités scientifiques et intellectuelles dont on soupçonne des intérêts cachés qui les rendent indignes de confiance. Le négationniste n’est pas tant antisémite parce qu’il nie l’existence des camps d’extermination, mais surtout parce qu’il suppose que les juifs manipulent l’opinion publique mondiale. Ce qu’il présente comme un jugement sur le passé est d’abord un jugement sur le présent. Et ce qui semblait une divergence d’opinions sur la réalité des faits apparaît plutôt comme une divergence sur qui est censé établir la réalité des faits – c’est-à-dire les procédures légitimes de véridiction. Umberto Eco parlait de « guérilla sémiologique » pour définir une stratégie de refus délibéré du code de la part du récepteur[2]. Or, comme nous le rappelle le sociologue Gérald Bronner, nous vivons dans une « société de la croyance par délégation » qui ne pourrait survivre si nous passions notre temps à douter de tout[3].
La négation de la Shoah n’est que l’exemple le plus criant du conflit des interprétations qui caractérise notre époque, parce qu’il touche une mémoire partagée qui avait été mise au fondement de l’identité politique européenne. Le doute hyperbolique est un facteur de dissolution de l’ordre social parce que la confiance est au fondement des institutions démocratiques.
Le « style paranoïaque » dénoncé dans la politique américaine par l’historien Richard Hofstadter dans une célèbre conférence de 1963 est devenu un trait majeur des sociétés post-industrielles[4]. Et donc la recherche des malins génies qui manipuleraient la réalité : juifs, reptiliens ou élites corrompues et banquiers. D’obscures puissances qui jouent dans notre société le rôle des Archontes, les divinités inférieures qui gouvernent le monde dans l’ancienne théologie gnostique. Le philosophe allemand naturalisé américain Eric Voegelin dénonçait dans les totalitarismes du xxe siècle, mais aussi chez Hegel, Marx, Nietzsche et Heidegger, une nouvelle forme de gnose : leurs adeptes vivent dans un renversement du réel et veulent réaliser dans notre monde leurs fins eschatologiques[5]. Bien qu’il y ait probablement chez Voegelin une tendance à la surinterprétation et des excès critiques, son intuition a supporté l’épreuve du temps : il existe quelques lectures du terrorisme islamiste comme héritier du gnosticisme, mais c’est surtout dans l’industrie culturelle américaine que l’on retrouve cet imaginaire apocalyptique teinté de dualisme.
L’œuvre du romancier Philip K. Dick, redécouverte par Hollywood à partir des années 1980, est profondément gnostique, avec ses personnages qui vivent dans un monde illusoire : qu’il s’agisse d’une simulation, d’un système totalitaire, d’une nation souterraine, d’une altération de la perception par des technologies avancées, des drogues futuristes ou encore d’un voile métaphysique. Son roman le plus connu, Le Maître du Haut Château, décrit un monde où les forces de l’Axe ont gagné la Seconde Guerre mondiale : ses personnages apprennent qu’ils vivent dans une déviation de l’histoire véritable[6]. Dick était proche de l’Église épiscopale et féru de théologie chrétienne, comme on peut le mesurer en lisant sa monumentale Exégèse, chronique d’une expérience mystique qui le marqua profondément[7]. Son influence sur la culture populaire est sans commune mesure et a participé à la diffusion du gnosticisme politique bien au-delà des cercles des lecteurs de science-fiction. Un imaginaire paranoïaque éduque les spectateurs au soupçon généralisé, comble un vide de sens et manifeste surtout de nouvelles hiérarchies de production du savoir, décentralisées et sans intermédiaires.
La tentation de Bouvard et Pécuchet
Cette dérive paranoïaque met en crise un certain consensus sur le réel qui a avant tout une fonction sociale. Confronté à des phénomènes radicalement nouveaux, il est compréhensible que chacun cherche à constituer sa propre représentation du monde. Les outils ne manquent pas : livres, journaux et ressources sur Internet. Le progrès technologique et le développement de l’offre éditoriale ont transformé l’accès à l’information de façon comparable à ce qui advint au xve siècle avec l’invention de l’imprimerie. Ces transformations ont produit une « désintermédiation » du savoir – voire de la religion, hier chez les protestants et aujourd’hui chez les musulmans (l’influence de « l’imam Internet ») – qui remettent en question les rapports de force établis entre la classe intellectuelle et les autres.
Mais la désintermédiation a aussi produit une surcharge informationnelle qui s’accompagne de la recherche de récits capables de redonner du sens au monde – parfois même trop, comme les théories du complot. On peut parler ici d’une ubérisation de la vérité, au sens d’une déprofessionnalisation du travail de l’information et d’une mise en rapport directe entre producteurs et consommateurs. L’ubérisation de la vérité met fin aux anciens monopoles du savoir incarnés par l’Université ou la grande presse, et les remplace par la longue traîne des représentations du monde sur les plateformes numériques, où chacun peut faire son marché.
Dans cette « info-sphère » saturée, la sélection profite aux représentations qui confirment le mieux les préjugés : c’est ce qu’on appelle le « biais de confirmation[8] ». Walter Quattrociocchi et son équipe ont démontré les mécanismes de polarisation par lesquels les individus se radicalisent dans leurs croyances lorsqu’ils sont confrontés au fact-checking – par ailleurs terriblement coûteux[9]. La lutte pour la survie des croyances est soumise à la loi de Brandolini, ou principe d’asymétrie du baratin : « La quantité d’énergie nécessaire pour réfuter du baratin est sans commune mesure avec celle qui a été nécessaire pour le produire. » L’historienne Ann Blair montre qu’avant Internet, avant même l’imprimerie, le savoir posait déjà un problème de « gestion » lié à l’excès d’informations à assimiler, organiser et conserver[10]. C’est un véritable problème de gestion du savoir (knowledge management) qui noie le Saint-Antoine de Flaubert, la surcharge informationnelle devenant hallucinatoire.
Chaque technologie qui permet un progrès dans la collecte des données en requiert une autre pour en maîtriser la profusion. Sans cela, notre destin sera celui de Saint-Antoine ou de ses dignes héritiers, Bouvard et Pécuchet. Le roman de Flaubert, publié à titre posthume en 1881, se veut « un roman sur la bêtise », celles de ses protagonistes éponymes, de ternes employés qui décident un jour d’apprendre les sciences les unes après les autres. Ils passent du pratique au théorique, comme un sceptique qui détricoterait peu à peu tout le tissu de la connaissance : l’arboriculture conduit à la chimie, et jusqu’aux fondements métaphysiques. Animés « par une curiosité douloureuse qui n’avait pas de limites », pleins de bonne volonté mais sans méthode, les deux vont de désastre en désastre sans perdre leur confiance, « incapables de problématiser ». Si Madame Bovary était un « livre sur rien », Bouvard et Pécuchet pourrait bien être son « livre sur tout » – c’est-à-dire sur l’ambition de connaître tout, sur la bêtise de vouloir tout connaître. C’est bien là la différence entre l’ignorance et la bêtise : si la première se caractérise par un défaut d’information, la seconde correspond à un excès mal maîtrisé.
Bouvard et Pécuchet ressemblent à ces savants fous qui croient trouver d’un coup le traitement des tumeurs ou réinventer la science économique. Aujourd’hui, le site satirique www.mespropresrecherches.com fait justement la parodie de ce conspirationnisme maison, effet d’une confiance exagérée concernant ses propres capacités mais aussi d’un impératif contradictoire de la société démocratique : accédez directement à l’information, exercez votre esprit critique, vérifiez les sources, exprimez-vous librement… mais parvenez aux bonnes conclusions ! Ce que découvrent avec horreur les deux autodidactes, c’est que l’édifice de la connaissance humaine est en soi contradictoire. En s’en approchant sans précaution, on risque de l’effondrer. Finalement, Bouvard et Pécuchet ne sont que les révélateurs d’une bêtise plus grande qu’eux, celle du savoir même[11].
Confrontés à cette terrible expérience nihiliste, Bouvard et Pécuchet finiront par se radicaliser, tout comme un jeune abandonné aux vidéos de l’État islamique sur YouTube. Non seulement ils vont découvrir la religion mais, au terme d’un épuisant débat philosophique, ils envisagent le suicide : « L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or le plus vaste des problèmes, celui qui contient tous les autres, peut se résoudre en une minute. Quand donc arriverait-elle ?
– Autant tout de suite en finir.
– Comme tu voudras, dit Bouvard.
Et ils examinèrent la question du suicide. »
L’économie politique du faux
« Question méthodes, si nos deux compères n’en trouvent pas de valables, ce n’est pas faute d’en chercher. » Selon Michel Fabre, « Bouvard et Pécuchet reproduit le geste cartésien d’examen du savoir. À ceci près qu’il s’agit non d’examiner le savoir appris, mais précisément d’apprendre. Il s’agit ici d’un cogito d’écolier ». On peut donc lire le roman de Flaubert comme un « anti-discours de la méthode ». Chaque doute ouvre sur un nouveau doute, et la conserverie sur une sorte de gnosticisme politique : tel est le parcours de beaucoup de conspirationnistes aujourd’hui. « Ils en arrivèrent à douter du microscope. » La démarche est paralysante, car si l’édifice du savoir présente des incohérences et des approximations, une certaine division du travail cognitif permet tout de même de produire des résultats. Bouvard et Pécuchet, eux, refusent de respecter ce pacte pragmatique fondamental au nom d’une sorte d’intégrisme empiriste. C’est le propre de la bêtise de ne pas se résoudre à la finitude du savoir humain. « La bêtise consiste à vouloir conclure », écrivait Flaubert.
L’âge de la post-vérité n’est pas celui de l’ignorance
mais celui de la bêtise.
Bouvard et Pécuchet sont peut-être comiques, mais ils sont surtout des dangers publics. Dans un court article de 1969, James Ballard proposait un parallèle entre Adolf Hitler et Leopold Bloom, le protagoniste de l’Ulysse de Joyce – ouvrage qui, selon Queneau, montre « l’influence directe de Bouvard et Pécuchet[12] ». C’est en lisant Mein Kampf, qui venait d’être réédité en anglais, que Ballard a eu une illumination : « Tous deux sont les enfants d’une culture de base et des manuels de développement personnel, des journaux grand public qui ont créé un nouveau vocabulaire à base de violence et de sensationnalisme[13]. » Hitler et Bloom incarnent le nouvel homme du siècle, que Ballard résume en un mot : « à demi instruit » (half-educated). Nous le sommes probablement aussi, à l’ère de l’éducation de masse, de la fin des grands récits et du déluge de l’information.
L’âge de la post-vérité n’est donc pas celui de l’ignorance mais celui de la bêtise. Cette bêtise s’incarne dans ce que nous considérons comme des valeurs fondamentales : l’esprit critique, la désintermédiation du savoir et sa circulation, dont les doubles obscurs sont le scepticisme, la surcharge informationnelle et les mécanismes de polarisation. Ainsi, en pensant combattre le mal, nous risquons de l’alimenter : nous passons de plus en plus de temps à réfuter des croyances fausses et à vérifier des croyances vraies ; des vérificateurs pointilleux à l’excès paralysent la production et la circulation du savoir.
Finalement, aucun paradigme – et surtout pas celui de la démocratie, avec ses fictions politiques constitutives – n’est assez solide pour supporter une batterie de vérifications trop sévères. En effet, un paradigme n’est pas la photographie exacte du monde, mais l’empreinte d’un consensus provisoire et opératoire pour construire l’avenir. La longue traîne des représentations du monde, ce nouveau et terrible conflit des interprétations, a mis en crise les anciennes économies du vrai qui faisaient tenir l’ordre politique. L’ubérisation de la vérité nous ramène à l’état de nature.
Le problème de la vérité ne coïncide pas avec celui de l’ordre social. Nous n’arriverons jamais à nous mettre d’accord sur ce qu’est la vérité. C’est la folie de Bouvard et Pécuchet de vouloir la connaître dans sa totalité et dans sa complexité. Il est impératif, en revanche, de retrouver un consensus autour d’une représentation du monde qui soit approximative, mais du moins partagée, afin de fonder la légitimité des institutions démocratiques. Nous avons aujourd’hui besoin de confiance pour vaincre le malin génie du doute. Car le monde de la post-vérité est aussi celui de la post-politique, où aucune barrière ne protège les hommes du chaos.
[1] - Pierre-André Taguieff, Court traité de complotologie, Paris, Fayard, 2013.
[2] - Umberto Eco, « Pour une guérilla sémiologique » [1967], dans La Guerre du faux, trad. par Myriam Tanant et Piero Caracciolo, Paris, Grasset, 1985, p. 177-188.
[3] - Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
[4] - Richard Hofstadter, Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique [1964], trad. par Julien Charnay, préface de Philippe Raynaud, Paris, François Bourin, 2012.
[5] - Eric Voegelin, Science, politique et gnose [1959], trad. par Marc de Launay, Paris, Bayard, 2003.
[6] - Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château [1962], trad. par Michelle Charrier, Paris, J’ai lu, 2013.
[7] - Philip K. Dick, L’Exégèse, édition de Pamela Davis et Jonathan Lethem, trad. par Hélène Collon, Paris, J’ai lu, 2016. Voir aussi Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts. Philip K. Dick 1928-1982, Paris, Seuil, 1999.
[8] - Voir G. Bronner, « L’espace logique du conspirationnisme », Esprit, novembre 2015.
[9] - Voir Walter Quattrociocchi et Antonella Vicini, Liberi di crederci. Informazione, internet e post--verità, Torino, Codice, 2018.
[10] - Ann M. Blair, Too Much To Know: Managing Scholarly Information before the Modern Age, New Haven, Yale, 2011.
[11] - Voir Michel Fabre, « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance à problématiser », Le Télémaque, n° 24, 2003.
[12] - Raymond Queneau, « Préface » à Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, édition de Claudine Gothot-Mersch, Paris, Gallimard, 1999.
[13] - John Graham Ballard, “Alphabet of Unreason”, New Worlds, n° 196, décembre 1969.