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Dans le même numéro

La gauche face aux religions. « Un silence religieux » de Jean Birnbaum

février 2016

#Divers

Un silence religieux de Jean Birnbaum1

Dans ce livre inattendu, Jean Birnbaum, qui préside aux destinées du Monde des livres, se livre à une critique très ferme de la gauche – aujourd’hui avant tout socialiste – et de son attitude par rapport à la religion en général et au djihadisme en particulier.

Il part du constat que la gauche ne « veut pas voir » le religieux, quand il est pourtant là dans son évidence. Elle a refusé de le voir durant la guerre d’Algérie chez les militants Fln (Birnbaum utilise pour ce gros chapitre un entretien entre Paul Thibaud et Pierre Vidal-Naquet publié dans Esprit en 1995). Elle a fustigé Michel Foucault pour ses propos sur la révolution religieuse iranienne. Le Npa (Nouveau Parti anticapitaliste) d’Olivier Besancenot s’est brisé à cause d’une de ses candidates – voilée. Les jeunes djihadistes français ne sont pour les gens de gauche que des « enfants perdus » de la République… Souvent éloignée pratiquement et intellectuellement de toute croyance, sans intérêt pour le fait religieux, réduisant la religion à une illusion née de la misère sociale, à un opium pour le peuple, à du « mythe » au sens courant du mot (quelque chose qui n’existe pas, une fantasmagorie), toujours inspirée finalement par la théorie de l’aliénation religieuse selon Marx, la gauche est ainsi incapable de comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, et notamment du côté de l’islam, avec le djihadisme, mais pas seulement. Quand de jeunes Français atteints par les virus de ce dernier commettent leurs actes de violence, elle veut y voir la folie furieuse de déshérités. Elle ne veut pas y constater les « puissances de la religion », son « espérance messianique » et ses capacités d’enthousiasme et de transformation, son universalisme vécu, la force d’une foi en un « paradis », même si le tout est plongé dans le bain de culture (si l’on peut dire !) de l’internet, du portable et du tweet

Au fond, la gauche éclairée par les Lumières en est restée à l’idée, malgré les malheurs de l’histoire au xxe siècle, que Marx et les siens ont définitivement remis l’humanité sur ses pieds (et la religion la tête en bas). Elle ne voit pas à quel point les déceptions innombrables du moderne ont remis en selle « automatiquement » l’espoir religieux d’un monde autre, et même plus : d’un monde au-delà, d’un arrière-monde. Quand on y réfléchit, la peur de la mort, le « vrai maître », comme disait Hegel, mais aussi la certitude de l’avoir dès à présent surmontée par une conduite correcte ou par le « martyre » ici-bas, renferment ou libèrent une énergie prodigieuse de transformation et de sacrifice de soi. Malgré une forme d’empathie pour tenter de décrire la mentalité des jeunes djihadistes, Birnbaum n’approuve évidemment pas le retour du balancier religieux quand il dérape, trop souvent, vers la violence et la folie destructrice. Mais, appuyées sur celles de Jacques Derrida dans Foi et savoir et (pour d’autres raisons) de Claude Lefort dans ses Essais sur le politique, ses considérations in fine sur l’importance d’une nouvelle réflexion sur les rapports entre religion et politique, sur leur nécessaire réarticulation, ou encore sur les rapports en général entre raison et foi, sont bienvenues.

Ce livre original sonne juste, parce qu’il pose une question embarrassante et qu’il lui donne une réponse solide et sans complaisance. Au titre d’une remarque pour ainsi dire « culturelle », on notera cependant que si Jean Birnbaum cite le père Calvez pour son célèbre ouvrage sur la pensée de Marx, ses autres références – outre Derrida, Michel Foucault, François Furet, Michael Löwy, Daniel Bensaïd et quelques autres – sont avant tout des marxistes non orthodoxes ou d’ex-marxistes : en France laïque (qui se confond en partie avec la gauche), la pensée de philosophes qui ont introduit la religion et ses thématiques pertinentes ici – je pense à Ricœur, bien sûr, qui s’est penché sur l’espérance, le prophétisme, l’eschatologie, l’apocalyptique bibliques – n’a guère droit de cité. D’autre part, dans la référence finale à Derrida, c’est toujours la raison éclairée (moderne) qui semble seule en mesure de corriger la religion et sa « nouvelle violence archaïque ». Mais cela ne vient-il pas d’un regard partiel, unilatéral, porté sur la religion elle-même, en particulier sur les monothéismes ?

Dans le dernier chapitre du livre en particulier, intitulé « L’espoir maintenant » et portant sur le désir de sacrifice qui habite les jeunes djihadistes, on peut avoir l’impression que Birnbaum voit pour ainsi dire l’« essence de la religion » uniquement dans l’enthousiasme eschatologique-apocalyptique, associé éventuellement à une obéissance aveugle à la loi de Dieu. Or n’est-ce pas tout de même une vision tronquée de la tradition religieuse – biblique en tout cas et sans doute aussi coranique ? En effet, un volet « sagesse » y corrige fortement les excès de la Loi et les ivresses de l’eschatologie ou de l’apocalypse. On l’a un peu oublié, certes, parce que ses traditions de sagesse, l’Occident va les chercher maintenant dans le bouddhisme ou chez les philosophes antiques, stoïciens et autres, ainsi que chez Montaigne et Spinoza. Ou encore parce que cette tradition de sagesse, qui est aussi celle du « discernement » ou de la « prudence », a été souvent portée par les grandes institutions, qui sont aujourd’hui en perte de vitesse (c’est d’ailleurs un autre aspect de la question religieuse actuelle, qui n’est pas sans lien avec le religieux « sauvage » à l’œuvre). Il est pourtant essentiel de rappeler ce correctif interne de la passion religieuse, qui est « d’origine », c’est-à-dire présent dans les Écritures révélées elles-mêmes. Contentons-nous ici d’une illustration concrète, bien connue, due à un grand sceptique biblique. Elle parle d’elle-même :

Vanité des vanités, tout est vanité…
Il y a le moment pour tout, et un temps pour tout faire sous le ciel :
Un temps pour enfanter et un temps pour mourir,
Un temps pour tuer et un temps pour guérir,
Un temps pour détruire et un temps pour bâtir,
Un temps pour pleurer et un temps pour rire,
Un temps pour gémir et un temps pour danser,
Un temps pour lancer des pierres et un temps pour en ramasser,
Un temps pour déchirer et un temps pour coudre,
Un temps pour aimer et un temps pour haïr,
Un temps pour la guerre et un temps pour la paix
(Livre de l’Ecclésiaste, ou Qohélet, ch. 1, v. 1, et ch. 3, v. 1-8)
  • 1.

    Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Paris, Le Seuil, 2016, 239 p., 17 €.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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A lire aussi dans ce numéro, une critique de l’état d’urgence, un journal « à plusieurs voix », une réflexion sur l’accueil des réfugiés, une présentation de l’œuvre de René Girard et des réactions aux actualités culturelles et éditoriales.