Éthique de la considération, de Corine Pelluchon
Seuil, 2018, 286 p., 23€
De livre en livre, Corine Pelluchon déploie une pensée-en-cours qui s’enrichit de nouvelles thématiques : la maltraitance des animaux, la critique de l’économisme, l’évaluation morale des attitudes humaines, la préoccupation environnementale… Elle précise chacun de ces thèmes en tissant de fructueuses relations entre eux et la pensée de philosophes (Arendt, Aristote, Descartes, Heidegger, Kant, Levinas, Platon, Ricœur…) qu’elle revisite selon ses nouvelles interrogations et, surtout, vise à l’action, tant individuelle que collective.
La première phrase donne le ton : « C’est dans la conscience individuelle que la société joue son destin. » Comment l’individu va-t-il, ou non, intégrer « l’intérêt général », le faire sien ? Par quel chemin adoptera-t-il une « éthique de la terre », dans la lignée d’Aldo Leopold, par exemple ? Corine Pelluchon propose une lecture laïque de Bernard de Clairvaux, car elle repère en lui une grande humilité, qualité qui à ses yeux « est le chemin qui mène à la connaissance de soi et à la vérité ». Cette pratique de l’humilité, modifie notre regard sur le monde, sur les autres, y compris les animaux, et élève notre compassion en vertu. Il ne s’agit aucunement d’atteindre la sainteté, ou pour le dire plus prosaïquement, de se perfectionner (selon l’ascèse des chrétiens), mais plus simplement, sans effort démesuré, de cultiver la bonté, condition de toute « vie bonne ». La liberté ne suffit pas en la matière, il convient de lui adjoindre la responsabilité. Celle-ci ne repose pas nécessairement sur l’amour mais en bénéficie. Corine Pelluchon commente Descartes (les Passions de l’âme) et en revient au christianisme via François d’Assise. Elle écrit : « Aimer son prochain comme soi-même, c’est non seulement l’aimer autant que soi, mais l’aimer comme faisant partie de soi, accueillir l’autre en soi, y compris l’étranger ou l’ennemi. Cet amour, qui prend racine dans une subjectivité élargie, ne saurait être chauvin ni se borner aux êtres de notre espèce. » C’est en cela que réside la considération, non pas seulement celle de Bernard de Clairvaux avec ses trois « types » (la dispensative, l’estimative et la spéculative), mais celle qu’elle construit, en quittant la théologie pour la philosophie de l’altérité : « La considération ne désigne pas une ascension ni une contemplation nous donnant accès à l’essence des choses, mais une compréhension profonde de la solidarité qui nous unit aux autres vivants, éclairant notre rapport à ce qui est autour de nous et à ceux qui sont avec nous. » Parmi les êtres vivants, il y a les animaux, sur lesquels Corine Pelluchon a déjà publié pour dénoncer leurs scandaleuses conditions de détention et de mise à mort…
« Les animaux partagent avec nous l’oïkos et sont affectés par toutes nos activités, que ce soit directement, comme dans l’élevage, ou indirectement, lorsqu’ils subissent les conséquences de la déforestation ou que nous détruisons leur habitat. » En effet, de nombreuses actions humaines (le tracé d’infrastructures, la gestion des forêts, l’usage d’insecticides et d’engrais chimiques nocifs, etc.) rompent des « chaînes alimentaires » et mettent en péril la vie même de ces animaux, tout en saccageant les écosystèmes. Elle évoque les animaux comme « nos professeurs d’altérité », sans pour autant les angéliser, car certains animaux ont aussi des prédateurs. Après des réflexions sur le totalitarisme, l’économisme, le freudisme, parfois ardues, elle insiste avec force sur la « convivance » (qui « exige la création d’un espace public permettant la formulation d’un bien commun qui sera l’horizon de chacun ») et les éco-féministes (qui « montrent que la protection de la biosphère n’est pas séparable des enjeux humains, de la santé et de la justice sociale »), sans mentionner pour autant Maria Mies et Vandana Shiva.
Ce beau livre, à la lecture exigeante, reprend cette excellente formule d’Aldo Leopold : « Une chose et juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste quand elle tend à l’inverse [1]. » Corine Pelluchon réhabilite des notions que certains jugent désuètes (la vertu, l’amour, le partage et, bien sûr, la considération), pour nous inviter à ne plus opposer les humains au monde vivant et fonder une écosophie critique.
Thierry Paquot
[1] - Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables [1949], Paris, Flammarion, 2000.