On connait le plus souvent Esprit comme une revue de réflexion politique et philosophique. On sait moins qu'elle a, tout au long de son histoire, eu à cœur d’offrir un espace à la littérature, et plus particulièrement à la poésie.
Esprit a d'abord été un lieu de publication de poésie, en ouvrant fréquemment ses pages à des poètes contemporains, en particulier entre les années 1950 et 1980. Elle fut aussi, dans la durée, un espace ouvert à la critique poétique. De 2014 à 2018, Jacques Darras, auteur de la revue depuis 1982, a publié une recension poétique par mois. Esprit fut enfin un lieu d'interrogation sur la nature et l'avenir de ce genre littéraire singulier qu'est la poésie. A la fois inquiets de sa survie dans une vie littéraire dominée par le roman et confiants dans ses capacités de réinvention, les auteurs d'Esprit ont continué d'interroger la poésie comme un lieu de remise en jeu permanente de notre rapport au langage, et de la manière dont, par lui, nous habitons le monde.
Le dossier proposé s’articule selon ces trois axes : il présente d’abord des lectures critiques des œuvres de Rimbaud, Char, Michaux et Jacottet par des auteurs de la Revue, avant de proposer une anthologie de poèmes parus dans Esprit. Enfin, il regroupe trois réflexions contemporaines sur le devenir de la poésie. Dans un texte de 1955, Jean-Pierre Richard étudie la « multiplicité véhémente du moi rimbaldien », le parcours de sa pensée dans un réel « instable et dynamique, tranchant et velouté », ainsi que la « gourmandise de l’irréel » qui marque sa poésie (« Rimbaud ou la poésie du devenir »). Alors que Luc Decaunes s’intéresse à la quête de René Char (René Char ou la poésie fortifiée), qui fait de la poésie « la vie future à l’intérieur de l’homme requalifié », Christian Audejean retrace la « plongée dans les gouffres » d’Henri Michaux, dont l’œuvre invite à « donner des vacances à la conscience » pour embrasser l’irréfragable pluralité de notre être (Michaux dans sa nuit). Charles-Olivier Stiker-Metral montre au contraire combien la poésie de Phillipe Jacottet cherche à s’enraciner dans la fragilité de l’instant et à retrouver la « splendeur de l’être-ici » (Jacottet, une poésie de l’effacement).
Dans une anthologie constituée de textes publiés dans Esprit au fil de son histoire, vous découvrirez, entres autres, des textes de René Char, d’Edouard Glissant, de Mohammed Kaïr-Eddine ou encore de Sylvie Garcia. La revue a aussi publié de la poésie étrangère : ainsi, la présente sélection se compose de textes traduits de l’anglais (Sylvia Plath), du portugais (Alberto de Lacerda), ou encore du polonais (Czeslaw Milosz).
Jacques Darras étudie l’évolution de la place du poète dans la cité, tantôt « zonard » (avec Apollinaire) , tantôt « suicidé de la société »( avec Artaud) , et appelle à un renouveau formel et idéel de la poésie à venir. (« La fin de l’absolu poétique »). Anne Dujin s'interroge sur le double mouvement de crise et de métamorphose de la poésie oraculaire ou prophétique, qui paraît retrouver une place dans la cité, notamment à la faveur de récents mouvements sociaux. (« Les poètes prophètes de Victor Hugo à Bob Dylan »). Enfin, Salah Séstié considère qu’à rebours de le regretter, la poésie doit profiter du désintérêt moderne pour explorer des sentiers inconnus. Le temps des vols altiers adviendra : puisque, comme l’écrit René Char dans La bibliothèque est en feu, « L’aigle est au futur ».
Le parcours poétique ici proposé est pluriel, traversé par des voix et des sensibilités propres. Par-delà cette grande diversité, c'est néanmoins un certain visage de la poésie qui se dégage de cette plongée dans nos archives. Une « une poésie-monde » pourrait-on dire, pour paraphraser l'expression de "littérature-monde". Une poésie qui croit dans le sujet, son expérience et sa sensibilité. Une poésie qui affirme aussi que le réel précède le langage. Les avant-gardes formalistes des années 1960 ou la "poésie littérale" des années 1970, en dépit de leur contribution majeure à la poésie française du 20ème siècle, ont trouvé, il faut le dire, bien peu d'écho dans Esprit. Cela n'est guère étonnant cependant, au regard de ce que fut et reste l'ambition de la Revue, celle de produire un effort constant de compréhension du monde et de mise en mots ce qui nous y arrive. Aimé Césaire énonçait que « La poésie est cette démarche qui par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour m’installe au cœur du vivant de moi-même et du monde ». C'est ce pari de la littérature et de la poésie comme mode de co-naissance d'un genre particulier qu'Esprit a fait, et continue de faire.