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Notes de lecture

Dans le même numéro

L’inconnu de la poste de Florence Aubenas

septembre 2021

Comme chaque fois qu’elle s’intéresse à un fait divers, il ne s’agit pas pour Florence Aubenas d’en faire le simple récit journalistique et d’en livrer les clés ou de nous faire partager l’opinion qu’elle s’en fait.

Florence Aubenas, grand reporter pour le journal Le Monde après l’avoir été pour le Nouvel Observateur et Libération, ferait sans doute sienne la déclaration de Joseph Kessel qui disait préférer les gens aux idées. Si on lui demande parfois si elle « n’en a pas marre de faire les chiens écrasés », elle dit que ce sont plutôt « les humains écrasés1 » à la rencontre desquels elle ne se lasse pas d’aller. Comme les photographes au temps de l’argentique, où l’on ne comptait pas les heures d’attente jusqu’à capter la bonne image, Florence Aubenas prend son temps et passera s’il le faut des mois sur le terrain, à questionner, à écouter et à regarder vivre ceux sur lesquels elle a choisi de porter son attention pour les raconter.

Parce qu’il est beaucoup plus que la relation d’un fait divers, L’Inconnu de la poste est un livre passionnant. Parce qu’il nous parle aussi de la société dans laquelle nous vivons, l’on pense bien sûr à De sang-froid, Florence Aubenas ayant, comme Truman Capote, passé des années en immersion, parmi les protagonistes de son récit, guidée par sa seule curiosité, cette attention à chaque détail et surtout à la vérité vraie ; à la différence de celui de Capote qui avait pris quelques libertés avec la réalité, son livre n’est pas un roman.

C’est l’histoire d’un village du Haut-Bugey et de ses habitants, dont la vie est brutalement bouleversée par l’assassinat sauvage, un jour de décembre 2008, de la postière, Catherine Burgod, une jeune femme aimée de tous. L’hypothèse une fois écartée du crime passionnel commis par le mari de la victime, récemment délaissé par celle-ci pour un autre dont elle attend un enfant, les soupçons se concentrent sur Gérald Thomassin. Placé en garde à vue début 2009, il est ensuite remis en liberté, son ADN n’étant pas celui retrouvé sur les lieux du crime. En 2013, il est pourtant à nouveau interpellé, cette fois mis en examen du chef d’homicide et placé en détention provisoire. Pour certains, il fait figure de coupable idéal. Arrivé en 2007 à Montréal-la-Cluse, cet ancien de la DDASS, consacré à 16 ans par un César pour son interprétation dans Le Petit Criminel (Jacques Doillon, 1990), continue de jouer de temps à autre dans des films. Mais dès le clap de fin, il disparaît, replonge dans son monde et brûle en quelques jours ses cachets d’acteur dans l’alcool et la drogue. Un marginal, vivant entre le réel et la fiction cinématographique dont il nourrit son imaginaire en regardant en boucle des séries noires ; touchant autant qu’insaisissable, il se décrit comme « un acteur sauvage et solitaire ». Il vit à quelques mètres du lieu du crime, au cœur du vieux village, dans le sous-sol d’un petit immeuble de logements sociaux, surnommé « la maison des catastrophes ».

C’est en 2013 que Florence Aubenas commence d’enquêter sur cette affaire. Thomassin, qu’elle rencontrera à sa sortie de détention, l’intéresse bien sûr, mais aussi les habitants de Montréal-la-Cluse, ce village à flanc de montagne jurassienne, dont le vieux centre est encore bien vivant, avec son petit bureau de poste, son bar-PMU et son église. Beaucoup travaillent pour l’industrie du plastique qui s’est développée dans la région au début des années 1950. Grâce à sa minutieuse reconstitution, l’autrice nous rend familière la vie de cette bourgade ouvrière, aux allures campagnardes, et suscite une empathie immédiate pour ceux qui, jusqu’alors invisibles, prennent une consistance singulière sous sa plume. Elle relate d’abord le basculement dans la sidération et la peur qu’a provoqué, ce jour de décembre 2008, l’irruption de la violence meurtrière dans la vie des Montréalais, qui disent que ce fut là « leur 11 Septembre », puis l’enquête sans fin et ses attentes qui s’ensuivirent. Après l’arrestation, la mise en examen et l’incarcération de Thomassin, la presse locale s’emballe : elle affirme, à tort, que les empreintes génétiques retrouvées sur les lieux du crime l’accusent. Son renvoi devant la cour d’assises paraît alors inévitable à ceux qui voient en lui le nécessaire coupable.

Raymond Burgod, ancien secrétaire de la mairie de Montréal-la-Cluse, depuis la mort de sa femme en 1979, ne vivait que pour sa fille adorée Catherine, sur laquelle il veillait scrupuleusement. Son assassinat le plonge dans le désarroi et sa vie n’est plus consacrée qu’à la traque maniaque et impatiente de tous les indices permettant d’identifier et d’arrêter le coupable. Pour celui qui signe désormais ses courriels « le père de Catherine », l’idée que ce crime puisse finir inexpliqué, classé sans suite, et tomber dans l’oubli lui est insupportable. De fait, au terme de dix ans d’enquête, l’homme qui a tué Catherine Burgod reste introuvable. En l’absence de preuves, Thomassin n’est finalement pas renvoyé aux assises. Il est mis en liberté et rejoint Rochefort. En août 2019, il est une dernière fois convoqué à Lyon pour une confrontation avec un nouveau suspect. Cet ultime rendez-vous judiciaire doit, lui assure-t-on, déboucher sur un non-lieu en sa faveur. Le jour dit, il prend le train pour rejoindre Lyon, mais sa trace se perd à Nantes où il disparaît. Nul ne sait depuis ce qu’il est devenu.

Comme chaque fois qu’elle s’intéresse à un fait divers, il ne s’agit pas pour Florence Aubenas d’en faire le simple récit journalistique et d’en livrer les clés ou de nous faire partager l’opinion qu’elle s’en fait. En se penchant, avec son inlassable curiosité, non seulement sur les faits mais aussi sur les gens – suspects, victimes, témoins directs ou indirects – sur leur vie, leur histoire personnelle, en nous emmenant dans les lieux où ils vivent et travaillent, elle nous éloigne de la scène du crime, pour mieux nous intéresser à ceux dont l’existence s’en est trouvée profondément perturbée. Roland Barthes soulignait l’importance que revêt l’enquête de police, destinée « à colmater fébrilement la brèche causale » et à « faire cesser la frustration et l’angoisse » que l’absence de cause d’un fait divers provoque2. Dans La Méprise, Florence Aubenas montrait déjà ce que les faits divers, qui viennent troubler la paix sociale et qui exigent pour la rétablir que l’on désigne un coupable, révèlent de nos peurs et de nos fantasmes, au risque de commettre une erreur judiciaire, comme ce fut le cas à Outreau3. Thomassin, le marginal, l’étranger du village, incarne « cet ennemi sans visage » qu’évoque Michel Foucault, qui explique comment la presse de faits divers s’attache à montrer que le criminel appartient toujours « à un monde entièrement autre, sans relation avec l’existence quotidienne et familière4 ».

Et Thomassin fait ici d’autant mieux figure de bouc émissaire que, loin de protester contre le sort qui lui est réservé, il l’accepte avec fatalisme, même s’il clame son innocence. Depuis l’assassinat de Catherine Burgod, cet amateur de séries policières se plaît à imaginer comment la postière a pu se laisser surprendre et être poignardée par le tueur, et il n’a de cesse de tester auprès de tiers la crédibilité des scénarios qu’il élabore, ce qui conforte dans leur conviction ceux qui le soupçonnent. Dans le portrait plein d’empathie qu’elle dresse de Raymond Burgod, Florence Aubenas décrit cet homme vieillissant, inconsolable d’avoir perdu sa fille, partagé entre son angoisse de voir le crime rester inexpliqué et la mauvaise conscience qui le taraude à l’idée de laisser condamner l’innocent qu’est sans doute Thomassin. À l’impossibilité d’identifier un suspect susceptible d’être renvoyé devant la cour d’assises, plus de dix ans après sa commission, pour y répondre de l’assassinat de Catherine Burgod, s’ajoute en 2019 la disparition restée obscure de Thomassin… Le livre de Florence Aubenas se clôt sur ces énigmes, laissant entier le mystère de vies ordinaires devenues extraordinaires sous sa plume et libre cours à l’imagination.

  • 1.Florence Aubenas, En France, Paris, Éditions de l’Olivier, 2014.
  • 2.Roland Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Seuil, 1964.
  • 3.Florence Aubenas, La Méprise. L’affaire d’Outreau, Paris, Seuil, 2005.
  • 4.Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
Éditions de l’Olivier, 2021
240 p. 19 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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