
Le consentement de Vanessa Springora
L’histoire que raconte Vanessa Springora est connue par le récent engouement médiatique que ce texte autobiographique a suscité. Mais cette histoire était déjà connue par un engouement médiatique précédent : celui autour de Gabriel Matzneff, dont les faits de pédo-criminalité étaient publics et publiés dans les années 1980. Le Consentement est à la fois l’introspection de l’auteure sur une relation problématique et douloureuse, et aussi un témoignage d’utilité politique sur ce passé problématique à l’échelle collective. Vanessa Springora veut comprendre une période de violences subies, parmi lesquelles il faut compter la violence de ceux qui ont nommé les choses à sa place. C’est une recherche avant tout pour soi, ensuite confiée à son lecteur, pour comprendre les mécanismes qui ont permis la prédation.
On pourrait distinguer trois temps dans son histoire : l’aveuglement de l’auteure, puis l’aveuglement de son entourage lors de sa relation avec Matzneff, enfin la dissipation de cet aveuglement, moment de grande solitude pour l’adolescente. Chaque étape comporte ses blessures, les premières préparant les suivantes. L’auteure dit comment, pour tenter de réparer un manque d’amour, elle tombe dans un manque d’amour encore plus grand qui se fait passer pour de l’amour. Elle explique comment l’abus se construit sur l’esseulement d’une jeune fille souffrant de l’absence de son père. L’adolescente souhaite le remplacer et veut se venger de lui en le remplaçant. Ou plutôt : elle souhaite l’appeler à l’aide en le remplaçant par un être dangereux qu’il devrait repousser pour preuve de son amour.
Le roman-témoignage s’ouvre sur une suite de souvenirs persistants de violences d’ordre sexuel vécues lors de l’enfance et de l’adolescence, que l’auteure met en regard de ce qui va lui arriver par la suite. Ces violences sont parfois perpétrées de façon volontaire et perverse, d’autres fois issues d’un manque de réflexion ou de tact des adultes, mais elles frappent l’enfant et constituent le terreau des violences à venir. Ces violences ordinaires subies par les femmes et les filles constituent ce que l’on appelle la « culture du viol ». Le témoignage de Vanessa Springora montre la construction du moi érotique dans ce contexte : la résignation, l’intégration de la passivité, de l’idée de soumission, l’acceptation que les désirs de l’autre fassent irruption, voire l’érotisation de ces désirs étrangers et leur imposition, tout ce qui signe une aliénation des désirs.
Vanessa Springora analyse ce qui a pu faire d’elle une proie pour celui qu’elle nomme « GM » : son besoin éperdu d’amour venant d’une figure paternelle, cette culture du viol, la permissivité des années 1970 et 1980 eu égard aux relations avec des mineurs, son admiration et celle de sa mère pour le monde des livres et pour leurs auteurs, le mythe de la valeur absolue de l’artiste. L’imaginaire érotique intime de la jeune fille se construit très tôt autour des livres, en tant qu’objets : ceux qu’un père fétichiste lui interdit de toucher et d’ouvrir, comme ceux que GM lui interdira de lire pour y cacher ses perversions, mais aussi ceux qu’elle lit passionnément lors de son enfance solitaire, comme un exemplaire des Contes de Grimm, tragiquement abîmé par les gestes répétés de la lecture.
L’auteure ne dissimule pas l’amour de la jeune fille de 14 ans pour GM, premier amour à l’élan puissant et naïf. Ce que montre l’œuvre, grâce à l’anamnèse pour retrouver les aspirations de l’adolescente malgré la suite, c’est l’écart entre l’érotisme (comme amour et comme sexualité) de l’enfance et de l’adolescence et l’érotisme de l’âge adulte. La méconnaissance que GM aurait pu avoir de cet écart semble bien discutable, tant le témoignage dévoile les étapes d’une entreprise de prédation. Les ruses mises en œuvre pour séduire et tromper la jeune fille, et l’attrait clair de l’homme en question pour la virginité et l’innocence à corrompre, à abîmer et à perdre montrent assez qu’on ne peut l’excuser ni par la seule ignorance, ni par l’aveuglement du monde intellectuel de l’époque. Ce dernier se prononçait alors pour beaucoup en faveur de la dépénalisation des rapports sexuels entre majeurs et mineurs (il faut noter que la fameuse pétition parue dans Le Monde et dans Libération en 1977 a pour auteur Matzneff lui-même). GM doit connaître les freins moraux qui s’opposent à son entreprise de séduction et savoir que ceux-ci ne sont pas seulement issus d’un regard social puritain réprobateur, car il éprouve et force aussi les résistances de l’adolescence à la sexualité adulte. Sinon, pourquoi impose-t-il d’abord le secret de leur relation et cherche-t-il à la convaincre qu’être sa maîtresse est une chance, se rangeant dans la tradition de la pédérastie antique, de Lewis Carroll et de… Roman Polanski ? Il souhaite créer chez elle une fascination pour l’artiste, pour l’auteur, qui fait que l’on tolère tout venant de lui. Autre témoignage qu’il a conscience de la violence faite à la jeune fille : l’empressement à avoir des rapports sexuels, dès leur deuxième entrevue. Le corps de l’adolescente résiste, refusant la pénétration vaginale. Mais GM n’écoute pas ce refus du corps et prend la voie anale, marquant dès lors son emprise. Le livre analyse les premiers temps de leur relation comme un piège aux ressorts éprouvés, qui passent beaucoup par les séductions du langage, l’échange de lettres d’amour stéréotypées notamment, qui pourront plus tard servir à GM de preuves du consentement de la jeune fille. C’est qu’elle-même écrit en suivant le modèle des nombreuses lettres romantiques que GM lui envoie – ce grand auteur auquel il s’agit de répondre.
Vanessa Springora dépeint un homme qui cherche la satisfaction d’un désir égoïste, égocentrique et mégalomane, le contrôle de filles et de garçons prépubères à des fins sexuelles et littéraires, et surtout le triomphe personnel sur la société. Triomphe et légitimation des pulsions contre l’interdit. Car ses conquêtes sont bientôt portées victorieusement sur la place publique. Et ce triomphe public fait partie de la satisfaction érotique même. Ainsi le petit monde culturel de l’époque, qui se croyait le monde intemporel et éternel de l’art, a-t-il favorisé la dynamique de prédation de GM. « Mais que vaut la vie d’une adolescente anonyme au regard de l’œuvre littéraire d’un être supérieur ? » Cette phrase, que l’auteure dit avec ironie, n’est que la citation presque littérale de ce que pense le monde qui l’entoure à l’époque. Le roman révèle l’ampleur sociale du mythe, qui ne tolère pas de discussion, du créateur presque tout-puissant et auquel on accorde l’immunité morale et pénale. Le point d’orgue de l’incroyable complaisance de l’entourage intellectuel et culturel se trouve dans la misogynie de Cioran. Au plus fort de sa détresse, après avoir rompu avec Matzneff, Vanessa Springora se rend chez le philosophe qui lui rappelle son grand-père et chez qui elle pense pouvoir trouver refuge et consolation. Celui-ci lui intime aussitôt le conseil de retourner auprès de GM – « le pauvre homme ! » – et dévoile une partition du monde entre les créateurs – masculins, faut-il le préciser ? – et les personnes soumises et consommées pour le bien de l’œuvre, jeunesse abusée ou épouses silencieuses, dévouées aux tâches domestiques. Derrière tout grand homme, il y a une femme…
Le témoignage a une utilité politique. Sur la question de ce qu’est le consentement, Vanessa Springora rapproche de façon très parlante l’abus sexuel sans violence ni douleur (comme celui qu’elle a subi au moment de sa plus grande vulnérabilité) de l’abus de faiblesse des personnes âgées, juridiquement reconnu. Si les enfants et les adolescents ont bien une vie érotique, celle-ci n’est pas celle des adultes. De manière générale, y compris dans les relations entre adultes, le désir perçu chez l’autre n’est pas une raison suffisante pour imposer un acte sexuel non souhaité. Cette donnée a sa réciproque, utile en matière juridique : l’absence de violence et l’absence de douleur physique ainsi que la manifestation d’un désir sexuel ne suffisent pas à disqualifier la désignation d’abus sexuel.