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Notes de lecture

Dans le même numéro

Œuvres I d'Alejandra Pizarnik

Trad. par Jacques Ancet

janv./févr. 2023

[Pizarnik] perçoit l’écriture comme une façon de dévoiler ses angoisses et les cauchemars qui s’imposent avec le temps et ainsi d’atténuer ses tourments.

Depuis une dizaine d’années, les éditions Ypsilon se sont attachées à faire connaître l’œuvre d’Alejandra Pizarnik au lecteur français. Avec ce volume, qui regroupe sept recueils de poèmes publiés entre 1956 et 1971, nous pouvons nous faire une idée du malaise qui l’habitait grâce à la puissance de ses poèmes, particulièrement bien traduits par Jacques Ancet.

Autrice argentine extrêmement tourmentée, elle eut une vie courte et perturbée, mettant fin à ses jours par une absorption massive de médicaments. Morte à 36 ans, elle eut un intense rapport à la mort et aux déséquilibres en tous genres. Elle était d’ailleurs internée à Buenos Aires en 1972 quand elle disparut. Sa grande passion fut la littérature : lectrice, traductrice, autrice, elle eut un attachement aux livres si fort qu’elle semblait ne pouvoir assouvir son désir de lire, d’écrire et d’interroger. Fidèle au mythe si vivant à cette époque en Amérique latine, elle vécut à Paris de 1960 à 1964 ; ce séjour fut fructueux et elle trouva là des amitiés essentielles, comme avec Octavio Paz ou Julio Cortázar. Elle traduisit des écrivains aussi variés et brillants que Michaux, Artaud, Césaire ou Bonnefoy. Comme le poète belge, elle interroge la nuit et les ombres, et comme le damné de Rodez, les perturbations de l’esprit sont un ressort essentiel de sa poésie.

Elle utilise le dialogue, cette écriture à la deuxième personne, avec insistance, mêlant le désir de reconnaissance à celui d’interlocution. Pizarnik cherche ainsi à atténuer les douleurs d’une enfance cruelle et refuser la solitude. Elle perçoit l’écriture comme une façon de dévoiler ses angoisses et les cauchemars qui s’imposent avec le temps et ainsi d’atténuer ses tourments. Parmi ses obsessions, le corps, les désirs et les pulsions tiennent une place centrale. Elle use des mots avec un mélange de cruauté et de lucidité dans son poème « Le réveil » : « La cage est devenue oiseau /et il s’est envolé […] /La cage est devenue oiseau / Elle a dévoré mes espérances […] / La cage est devenue oiseau / Que vais-je faire de la peur. »

L’enfance et la mort se côtoient souvent, le silence qui étouffe et le mot qui obsède aussi. Pizarnik écrit à la première personne, qui constitue le centre de son édifice : afficher sa vulnérabilité permet peut-être de se sauver. Ses textes nous invitent à creuser dans la détresse qui engloutit l’existence et à dire les brisures avec précision et concision : « Au noir soleil du silence les mots se doraient. »

Dans son journal, le 18 mars 1963, pendant son séjour parisien, elle confie : « Se suicider, c’est posséder cette lucidité maximum qui permet de reconnaître que le pire se déroule ici et maintenant. » À la lumière de sa mort, chacun peut lire Pizarnik avec l’impression qu’elle ne pouvait que préparer sa propre destruction. Tout indique que son destin et son œuvre lui donnent le statut de mythe littéraire. Sans céder à cette facilité, force est de reconnaître que chacun de ses mots résonne avec une vigueur déconcertante et laisse le lecteur comme étourdi. Pouvoir lire ses poèmes en français est désormais une chance que l’on ne doit pas laisser passer.

Ypsilon Éditeur, 2022
350 p. 20 €

Philippe Ollé-Laprune

Directeur de la Casa Refugio Citlaltépetl et de la revue Líneas de Fuga, Philiipe Ollé-Laprune vient de publier Les Amériques. Un rêve d'écrivain (Seuil, 2018).

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Tous antimodernes ?

« Être moderne » a longtemps désigné une promesse de progrès, de liberté et de justice. Aujourd’hui le réchauffement climatique, une crise économique sans fin, la défiance à l’égard de la technique ou les excès de l’individualisme manifestent au contraire un doute sur la supériorité de notre présent sur le passé. Sommes-nous donc condamnés à être antimodernes ? Ce dossier, coordonné par Michaël Fœssel et Jonathan Chalier, se penche sur l’héritage de la modernité, dont le testament reste ouvert et à écrire. À lire aussi dans ce numéro : La démocratie dans le miroir russe, le métier diplomatique en danger, la solidarité énergétique à l’épreuve de l’hiver et la littérature par en-dessous d’Annie Ernaux.