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Notes de lecture

Dans le même numéro

La Maison des Hollandais de Ann Patchett

Trad. par Hélène Frappat

mars 2021

La Maison des Hollandais raconte l’enfermement dans une histoire intime qui n’a été ni imaginée ni souhaitée et, à travers les stratégies parfois maladroites, souvent répétitives, inventées pour survivre, dessine un paysage économique et social.

Dans ce huitième roman, Ann Patchett reprend, sous forme d’un conte de fées, version seconde moitié du xxe siècle aux États-Unis, ses thèmes de prédilection : l’éclatement d’un cadre de référence, l’expulsion soudaine d’une cellule familiale et le douloureux cheminement qui mène à une possible réconciliation. À la mort de leur père, Danny, âgé de 15 ans, et Maeve, sa sœur de sept ans son aînée, sont chassés brutalement de leur maison par leur belle-mère Andrea. C’est à la première personne du singulier que Danny revient sur le poids de ce passé poignant.

Après Bel Canto, roman qui, à partir d’un fait divers (la prise d’otages à l’ambassade japonaise de Lima en 1996-1997), s’attachait aux échanges et changements de rôles entre terroristes et prisonniers1, puis Orange amère, récit plus autobiographique qui, sur une cinquantaine d’années, retraçait les errances de membres de familles recomposées2, La Maison des Hollandais raconte autrement l’enfermement dans une histoire intime qui n’a été ni imaginée ni souhaitée et, à travers les stratégies parfois maladroites, souvent répétitives, inventées pour survivre, dessine un paysage économique et social.

Toutes les composantes d’un conte de fées sont présentes : un « palais », une mère absente, un père naïf, une belle-mère acariâtre privilégiant ses deux filles d’un premier lit et une fratrie malmenée.

À l’image de Hansel et Gretel qui cherchent toujours à retrouver le chemin de leur chaumière, Danny et Maeve ne peuvent s’éloigner définitivement de cette maison et de ce qu’elle représente. Tous leurs actes, toutes leurs décisions d’adultes sont dictés par la prégnance de cette demeure envoûtante. Ce lieu magique, situé à Elkins Park, dans une banlieue résidentielle de Philadelphie, a été construit dans les années 1920 par un couple de Néerlandais, les VanHoebeek – leur portrait grandeur nature trône encore dans le hall, et la salle de bal au troisième étage rappelle le faste de leur époque –, puis acheté par Cyril Conroy en 1946 à titre de surprise pour sa première épouse Elna.

Comme attirés par un aimant, quels que soient les épisodes qui ponctuent leurs vies respectives, Danny et Maeve se retrouvent recroquevillés dans une voiture au bord de la route pour espionner de loin la maison et tenter d’apercevoir, de deviner ce qui s’y déroule. Seule la marque des véhicules, de l’Oldsmobile à la Volkswagen et au break Volvo avec sièges chauffants, témoigne de la marche du temps et de l’impuissance des héros à se libérer de leur enfance. La charge émotionnelle de ces confidences, écrites de manière assez linéaire, dans un style simple, tient précisément à l’absence de toute chronologie, à l’irruption du souvenir lors de l’évocation d’événements concrets dénués soudain de toute importance au regard de l’intensité du chagrin ravivé.

La fréquentation par Danny d’un collège coûteux, ses interminables études de médecine, à l’initiative de Maeve qui espère ainsi vider le trust établi par leur père pour leurs études et celles des filles d’Andrea (tout le reste – la maison, la société immobilière – a été légué à Andrea), sa rencontre dans un train avec Celeste, son mariage, la naissance de ses enfants May et Kevin, son divorce, son abandon de la profession médicale au profit d’une carrière réussie dans l’immobilier : tous ces éléments se glissent comme sous l’effet du hasard dans une longue méditation sur la perte et l’abandon. Leur dimension anecdotique ne résiste pas à la puissance de la relation fusionnelle entre le frère et la sœur. Danny se raconte alors qu’il ne veut que raconter Maeve, son diabète qui a éclaté quand leur mère est partie, la modestie de son travail, sa fragilité affective, ses partis pris, son attachement exclusif et sa force dès qu’il s’agit de défendre, de protéger ou d’aider son cadet.

Une certaine peinture de l’Amérique transparaît, avec ses modes d’accession à la richesse et sa réalité sociale. Les VanHoebeek ont progressivement perdu une fortune accumulée grâce au commerce juteux de distribution en gros de cigarettes ; Cyril Conroy a commencé la sienne en achetant du terrain à Horsham en Pennsylvanie après la Seconde Guerre mondiale, comme le lui avait conseillé, avant de mourir, son voisin de lit d’hôpital en France ; les investissements immobiliers de Danny à Harlem, Washington Heights et dans l’Upper West Side reflètent la transformation de la ville de New York. A contrario, les activités caritatives d’Elna, la mère de Maeve et de Danny qui, après les avoir abandonnés pour secourir les déshérités en Inde, sert la soupe à une population de marginaux à Los Angeles, dans le Mississippi ou le Bowery, mettent l’accent sur les poches persistantes de pauvreté. L’épouse de Danny incarne la classe moyenne, avec son attachement au cérémonial de Thanksgiving, son rituel élaboré des préparatifs de mariage, mais aussi un tissu de solidarités.

Le caractère harmonieux de séquences plus douces laisse deviner un dénouement apaisé car, comme dans tout conte de fées qui se respecte, tout est bien qui finit bien. « Ça t’arrive d’avoir envie de retourner dans la maison ? », a demandé Maeve. « Est-ce que j’irais si la maison était à vendre ? Probablement. Et sinon, est-ce que j’irais sonner à la porte ? Non. » Tout s’accélère après cet échange. La malédiction cesse : Elna peut revenir, Maeve sourire, Danny s’accepter, et la maison des Hollandais retrouver son heure de gloire grâce à une actrice talentueuse, May, la fille de Danny.

  • 1.Ann Patchett, Bel Canto, trad. par Oristelle Bonis, Paris, Payot & Rivages, coll. « Littérature étrangère Rivages », 2002.
  • 2.A. Patchett, Orange amère, trad. par Hélène Frappat, Arles, Actes Sud, 2019.
Actes Sud, 2021
311 p. 22,50 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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Science sans confiance

On oppose souvent science et croyance, comme si ces deux régimes de discours n’avaient rien de commun. Pourtant, l’expérience nous apprend que c’est généralement quand l’un des deux fait défaut que l’autre subit une crise. Dans le contexte pandémique actuel, l’incapacité des experts et des gouvernants à rendre compte dans l’espace public des conditions selon lesquelles s’élaborent les vérités scientifiques, aussi bien qu’à reconnaître la part de ce que nous ne savions pas, a fini par rendre suspecte toute parole d’autorité et par faciliter la circulation et l’adhésion aux théories les plus fumeuses. Comment s’articulent aujourd’hui les registres de la science et de la croyance ? C’est à cette question que s’attache le présent dossier, coordonné par le philosophe Camille Riquier, avec les contributions de Jean-Claude Eslin, Michaël Fœssel, Bernard Perret, Jean-Louis Schlegel, Isabelle Stengers. À lire aussi dans ce numéro : l’avenir de l’Irak, les monopoles numériques, les enseignants et la laïcité, et l’écocritique.