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Notes de lecture

Dans le même numéro

Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker

Trad. par Olivier Le Lay

novembre 2021

Paru en 2012 en Allemagne, Lilas rouge – une suite, Schwarzer Flieder ou Lilas noir, est sortie en 2015 – est le premier livre de Reinhard Kaiser-Mühlecker à être traduit en français. Le romancier autrichien, né en 1982, revenu dans la ferme familiale près d’Eberstalzell, en Haute-Autriche, après des études d’agronomie, d’histoire et de relations internationales à Vienne, affirme se partager entre travaux des champs et écriture. Avec la verve des grandes sagas familiales, comme celle des Buddenbrook de Thomas Mann, et dans la lignée de ses compatriotes Thomas Bernhard ou Elfriede Jelinek, il se penche sur une Autriche rurale face au nazisme et en traque le retentissement sur quatre générations, des années 1940 à la fin du xxe siècle : histoire intime et histoire nationale se répondent.

Ferdinand Goldberger, accompagné de sa fille Martha qui tient serré contre son cœur un bouquet de lilas rouge, se dirige en carriole vers Rosental, le village natal de sa défunte épouse. Le seul témoin de cette arrivée secrète, à la tombée de la nuit, se trouve être Franz, un simple d’esprit, incapable de verbaliser ce qu’il voit ou ressent. Son impuissance à dire est emblématique du mutisme du chef de la section locale du Parti nazi d’Innviertel sur ce qui l’a contraint à fuir une vie confortable pour venir s’installer dans une ferme misérable procurée in extremis par le gauleiter. Le roman devient le récit de ce silence et de la malédiction qu’il fait peser sur toute la famille.

La narration est écartelée entre le brouillard qui enveloppe le passé et la vivacité renouvelée de la nature, entre l’opacité des affects et le caractère concret du quotidien dans une exploitation agricole. Les mots se révèlent indicibles, inaudibles quand ils touchent à la mémoire, révèlent du vécu ou questionnent une relation ; ils se déploient avec poésie et résonnent puissamment quand il s’agit de raconter le rythme des saisons, la beauté des paysages ou même de s’appesantir sur la pénibilité du travail et l’âpreté des conditions de vie. Au vide des conversations avortées répond la plénitude des échanges factuels. Ce décalage persistant insuffle du mystère, du doute et de l’incertitude au cœur même des événements auxquels sont confrontés les Goldberger qui cohabitent ou se succèdent dans la ferme.

La distance que Reinhard Kaiser-Mühlecker maintient à l’égard de ses personnages contribue à l’ambiguïté de leur positionnement : « Chacun portait ses propres lunettes et voyait le monde à travers elles. » Chacune de ces histoires de vie, si elles n’étaient liées par le poids du déni, pourrait être un roman en soi, une chronique du monde agricole, une intrusion dans l’âme des paysans, un témoignage de l’évolution sociale et sociétale d’un coin de terre. Des tableaux jaillissent comme autant d’arrêts sur image qui pérennisent le moment où le tracteur remplace le cheval, où l’élevage des bêtes s’ajoute au travail de la terre, qui fixent le jeu imaginé par le père pour choisir celui des deux fils qui reprendra l’exploitation ou racontent la jalousie qui isole les plus entreprenants, les enjeux de pouvoir qui éclatent. Des passages lumineux offrent en partage l’étendue des champs, les couleurs des lilas et autres fleurs, le bruissement des cours d’eau.

C’est dans cet environnement que les membres de la famille Goldberger – du patriarche Ferdinand jusqu’à cet arrière-petit-fils qui surgit comme par miracle, en passant par les enfants Ferdinand et Martha, les petits-enfants Paul, Thomas et Maria – restent avant tout les prisonniers d’une faute inavouée, les jouets de stigmates réels ou fantasmés. Leur difficulté à communiquer entre eux, à exprimer leurs sentiments, leur besoin de solitude, leur méfiance instinctive en témoignent.

La mise à l’écart du patriarche Ferdinand de ses fonctions de responsable nazi et ses nombreux agissements criminels ne sont évoqués que par bribes, au hasard d’images fortes qui interrogent les idées de foi, de pardon, de pitié, de rédemption, de vengeance, d’oubli et de fatalité. Elisabeth, l’aubergiste de Rosental, reconnaît en Ferdinand le responsable de la mort de son mari et de ses frères, mais refait sa vie avec lui, alors que les camarades de captivité du Polonais, dont Ferdinand procède à l’exécution, reviennent pour le passer à tabac.

Métaphore de la relation de l’Autriche à son histoire, Ferdinand ne réfléchit pas au sens de ses actes passés, satisfait de passer de longues heures au fond de la carrière, rachetée avec profit à un nazi en fuite, comme pour fouiller la terre à défaut de ses souvenirs. En revanche, il croit que la faute du père rejaillira sur ses enfants jusqu’à la troisième ou quatrième génération, d’où ce petit carnet gris où il attribue des chiffres à ses descendants, espérant que l’interruption de la chaîne générationnelle marque la fin de la malédiction. Des drames éclatent : sa fille, Martha, ne prononce plus un seul mot et reste assise immobile sur le fauteuil à oreilles, la vieille bergère de cuir marron de sa défunte mère ; son petit-fils Thomas et sa petite-fille Maria n’ont pas d’enfants. Les situations se répètent : les fils exilent les pères de la ferme pour asseoir leur autorité ; tout comme son grand-père, Paul doit s’enfuir après avoir, sous l’effet de l’alcool, incendié une maison et provoqué la mort de l’ancienne aubergiste, pour finir brûlé vif sur un bûcher en Bolivie.

« Ce n’est pas moi qui me suis mis au monde » : chaque protagoniste du roman comprend la lourdeur de son héritage, lorsqu’à un moment de sa vie, dans des circonstances souvent étranges, il prend connaissance du fameux petit carnet gris. À lui de décider alors s’il veut faire sienne la malédiction ou assumer l’histoire de sa famille.

Verdier, 2021
704 p. 30,50 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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