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Notes de lecture

Dans le même numéro

Pluie de NG Kim Chew

Trad. par Pierre-Mong Lim

janv./févr. 2021

Dans ce livre envoûtant, l’auteur, né en Malaisie, vivant à Taïwan, professeur de littérature chinoise à l’université, se glisse dans le vécu chaotique d’une famille de migrants chinois, réfugiée au cœur de la forêt vierge malaisienne, en bordure de plantations d’hévéas. Introduit par un poème qui en donne la tonalité, décliné en sept tableaux dits « de Pluie » avec des sous-titres qui, chacun, privilégient un élément récurrent du récit comme pour guider le sens du chapitre et l’imposer dans un ensemble fuyant, le roman s’achève sur une reprise de fragments de scènes en une ultime séquence intitulée « Coâ Coâ ». Éparpillés au fil des pages, ces témoignages, emblématiques de la dureté de la vie au quotidien, du poids de l’histoire, de la complexité des liens familiaux, du retentissement des croyances, s’inscrivent dans un contexte empreint d’incertitudes et d’explosions politiques. Les derniers mots, oniriques et étranges, reviennent à Sin, personnage central qui, dès les premières lignes, fait naviguer le roman entre rêve et réalité, rejouant des versions différentes d’un même drame, rythmé par le bruit de la pluie et ancré dans les tourments de l’émigration, de l’invasion japonaise et de la révolution communiste.

« Des mots et des paroles se transforment en eau. » La pluie est ce lien subtil qui circule entre des chapitres qui se répondent. Si chaque tableau peut se lire indépendamment comme une nouvelle – la nouvelle est le genre littéraire auquel NG Kim Chew doit sa notoriété –, la pluie diluvienne qui s’abat sur la petite maison et l’isole dans un environnement toujours plus impitoyable devient paradoxalement un repère à la fois dangereux et structurant. La pluralité des scenarii suggérés contribue à insuffler au roman sa dimension surnaturelle.

La pluie scande implacablement les maux qui affectent les membres de la famille et les proches de Sin, alors que les circonstances et les victimes affectées varient d’un tableau à l’autre. Autour de Sin, l’enfant de 5 ans de la première séquence, autour du neveu qui porte le même prénom dans la cinquième scène, gravitent toujours les mêmes personnages ou, indirectement, leur souvenir, leur image, leur fantôme. La mort omniprésente frappe aveuglément : Sin se noie dans un puits, le père est écrasé par un arbre, une petite sœur succombe à la fièvre, la mère s’écroule victime d’un arrêt cardiaque. Mais le décès tragique des protagonistes ne les empêche pas de réapparaître dans des chapitres ultérieurs et d’y connaître un destin différent. Tout se passe comme s’il y avait toujours la possibilité de choisir, de recourir à l’imaginaire, au rêve, pour bousculer ou nier des événements, souvent en lien avec le déferlement de torrents d’eau.

Il en est de même quand des bouleversements politiques finissent par atteindre ce coin sauvage du pays. Alors que les motivations intimes et politiques de l’exil étaient toujours évoquées en filigrane, un rappel de faits précis envahit alors le récit. La pluie devient comme l’écho des malversations, viols et tortures perpétrés par les envahisseurs japonais, puis par les forces communistes. Toutefois, pour la famille de Sin, pour le suivi de leur histoire, une fois encore, plusieurs voies sont proposées : le hasard qui permet leur survie ou la violence aveugle qui conduit à leur extermination. Mais, quelle que soit l’issue retenue : « Après la pluie, çà et là sur la terre, l’herbe repousse. »

En enfouissant les souvenirs dans le sol, la pluie s’affirme comme un rempart contre l’oubli et un outil pour mesurer le temps écoulé. La certitude angoissante de sa venue, la répétition de son déroulement, le caractère récurrent des dangers encourus et des dommages subis finissent par en faire un compagnon attendu et craint. Par leur présence lancinante dans le récit, la végétation, les animaux, ainsi que certains objets tels la pirogue ou les instruments pour récolter le latex, s’imposent comme garants d’une possible résistance à l’adversité et symboles de la fragilité pérenne de la vie.

La vie habite le roman, nonobstant les pages sombres, la litanie des malheurs ou le martèlement d’une nature hostile. Tout se lit différemment à l’aune de l’imaginaire, de la foi, du poids des superstitions, de la recherche de signes prémonitoires : quand Sin, marchant pieds nus, écrase des ossements humains, il lui faut respecter tout un cérémonial pour s’excuser d’avoir dérangé un mort. Le respect des esprits, comme la référence à ces quatre divinités gigantesques qui viennent peupler au même moment les rêves de Sin et de ses parents, sert de guide. La croyance en la réincarnation conduit la mère de Sin à enfanter pour éviter que l’âme de son petit garçon ne continue à errer, pour lui donner une enveloppe de chair et empêcher qu’elle ne se réincarne ailleurs. La dureté insupportable des faits finit par se fondre dans l’onirisme qui naît de la prégnance de ces convictions, de la beauté des images, de ce voyage initiatique au cœur de la jungle et du halo de secrets et de mystères qui l’entoure.

Le jeu entre rêve et réalité a du sens. Peu importe si les événements sont advenus tels qu’ils sont racontés, souvent en termes sibyllins, parfois de manière contradictoire. Au lecteur de décider ou simplement de se laisser posséder par la magie poétique de la narration : « Les rêves que l’on fait, on a parfois l’impression que c’est la réalité. Je m’y perds souvent moi aussi. »

Éditions Picquier, 2020
144 p. 16 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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Les femmes sont au cœur de nombreux mouvements sociaux à travers le monde. Au-delà de la vague #MeToo et de la dénonciation des violences sexuelles, elles étaient nombreuses en tête de cortège dans le soulèvement algérien du Hirak en 2019 ou dans les manifestations contre le président Loukachenko en Biélorussie en 2020. En France, leur présence a été remarquée parmi les Gilets jaunes et dans la mobilisation contre le dernier projet de réforme des retraites. Dans leur diversité, les mouvements de femmes témoignent d’une visibilité et d’une prise de parole accrues des femmes dans l’espace public, de leur participation pleine et entière aux débats sur l’avenir de la cité. À ce titre, ils consacrent l’existence d’un « sujet politique féminin ».