
Faire partie du monde. d'un collectif
L’écoféminisme, terme forgé par Françoise d’Eaubonne en 1974 dans L’Écoféminisme ou la mort, trouve dans l’ouvrage éponyme de Maria Mies et Vandana Shiva son affichage public en 1993 (traduit en français chez L’Harmattan en 1998 sous le titre Écoféminisme). Dorénavant, ce sont les Américaines qui nourrissent cette notion en un éventail très large d’acceptions (spiritual ecofeminism, cultural ecofeminism, radical ecofeminism, etc.). Les auteures et activistes Starhawk, Charlene Spretnak, Mary Daly, Susan Griffin, Sherry B. Ortner et les théoriciennes Carolyn Merchant et Val Plumwood contribuent, chacune avec sa singularité, à l’écoféminisme, quasi absent en France. Au Québec, des colloques, des enseignements, des blogs, des actions militantes, se revendiquent de l’écoféminisme, qu’incarnent des militantes dans leurs communautés et dans leurs écrits. C’est tout un florilège de cet écoféminisme en acte que Marie-Anne Casselot (doctorante en philosophie, impliquée dans plusieurs projets féministes) et Valérie Lefebvre-Faucher (éditrice militante) nous présentent.
L’hétérogène domine : chaque auteure apporte sa contribution en une farandole de textes qui proviennent du plus profond de chacune. Ce n’est pas l’académisme (il existera bien un jour des doctorats en éco-féminisme…) pas plus que l’idéologie qui se manifeste ici, mais des témoignages directs, sensibles, entiers, en cela sont-ils justement féministes ? Ellen Gabriel appelle à une décolonisation des femmes autochtones et au changement complet de représentation les concernant. Pour elle, tout colonialisme est une double subordination des femmes autochtones, aux colonisateurs et aux hommes de leur communauté, comme en témoignent les lois successives votées au Canada pour les droits des Premières Nations, qui servent en réalité les intérêts économiques des firmes multinationales « mettant en valeur » les ressources de leurs territoires…
Élise Desaulniers dénonce le Steack and Blowjob Day qui serait la contrepartie de la Saint-Valentin quelques semaines plus tard… Cette complémentarité de la viande et d’une faveur sexuelle traduit parfaitement l’état d’un sexisme ordinaire aux origines néandertaliennes, à l’homme la consommation de viande, il en va de sa virilité de chasseur et à présent de mâle, l’entrecôte correspondrait au « penthouse de la chaîne alimentaire », écrit, non sans humour, l’auteure. Sondages à l’appui, elle nous indique que l’homme qui refuse de manger de la viande apparaît efféminé tant les préjugés sont tenaces. Cet article fait état de toute une littérature sur viande et genre, dont La Politique sexuelle de la viande de Carol J. Adams.
Anna Kruzynski, à partir de son engagement au sein du collectif Pointe libertaire à Pointe-Saint-Charles (Montréal) depuis 2004 et de ses réflexions sur le « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin et des théories de J. K. Gibson-Graham sur l’économie diversifiée et les économies de communauté, imagine un « autre vivre-ensemble ». Elle adhère à l’analyse de J. K. Gibson-Graham et E. Miller dans leur article pour le Manifesto for Living in the Anthropocene (2015), qui considère que l’économie devient écologie, c’est-à-dire ce « processus d’auto-construction de communautés diversifiées, au sein desquelles interagissent humain.e.s et plus-qu’humain.e.s, afin d’assurer la subsistance et le vivre-ensemble des un.e.s et des autres, et des générations à venir ».
Catherine Beau-Ferron raconte son installation volontaire à la campagne, il y a quelques années, et tente d’en distinguer le subi du choisi. Confidences délicates à bien circonscrire, car l’on ne sait jamais si le choisi n’est pas finalement « conformiste » et non pas « rebelle » et si le subi s’enracine dans des comportements ancestraux qui le font passer pour « normal », « admis », comme la domination des femmes dans la société patriarcale qui, bien sûr, se présente comme respectueuse des droits des femmes… Dans l’éco-hameau où elle réside maintenant et où les tâches sont certes collectivisées, elle ressent toujours la difficulté à maintenir son estime de soi…
Jacinthe Leblanc s’attache à évaluer le Plan Nord du développement minier d’un point de vue écoféministe, ce qui l’oblige à repenser l’accès à l’emploi pour les femmes dans un contexte de grand projet hydroélectrique qui perturbe profondément les écosystèmes (harcèlement sexuel, discrimination, isolement, etc.), le pouvoir (encore confisqué massivement par les hommes), les enjeux environnementaux et de santé publique et les changements climatiques et le genre. En conclusion, les peuples colonisés du nord du Canada se voient expropriés de leurs propres terres au nom du « développement durable ».
Maude Prud’homme confectionne un « bouquet multidirectionnel, incomplet et touffu, à lire dans n’importe quel ordre ». En voici une des fleurs : « Est-ce que la culture de l’urgence est éminemment macho ? Je ne sais pas. Je ne pense pas. Mais il m’est apparu ardu d’y insuffler des pratiques égalitaires et accueillantes. Alors je rumine, mais je tente de rester zen, de prendre sur moi, de faire avec, de laisser de côté, de l’expirer, de le suer, d’avoir une belle attitude. Mais ça colle et ça coince. Ça reste en travers de la gorge et ça étouffe. Fait que des fois, on toffe. On endure au possible, au plus possible, à l’usure et aux déchirures. Puis on bouche les craques avec des résolutions friables et de la bonne volonté de fond de poche. Pour la cause… »
Céline Hequet introduit « une chaussette dans le tiroir des culottes » et s’interroge sur « ces pans de la nature qui n’ont pas (encore) de valeur économique et le travail gratuit des femmes ». Il conviendrait d’internaliser ce que les économistes externalisent et de reconnaître l’importance du travail domestique non considéré comme cela par les statistiques, non salarié en quelque sorte, qui échappe, tout comme le bénévolat, à la comptabilité nationale et qui, d’un point de vue environnemental, s’apparente à une valeur. Ivan Illich méritait d’être invité au débat sur ce « travail fantôme » du « genre vernaculaire ».
Valérie Lefebvre-Faucher se risque à une question essentielle et taboue : faut-il avoir des enfants « pollueurs » dans un monde « pollué » ? Elle invite les écoféministes à réfléchir sur « ce que ça veut dire de se reproduire ». Son riche article énonce des pistes qu’il nous faut explorer, tant sur le couple, la famille, la maternité que sur l’amour. « L’amour, observe-t-elle, n’est pas un état heureux et stable ; c’est une activité réitérée, où il y a de la place pour les transformations, les apprentissages, les réparations. »
Pattie O’Green publie le discours prononcé lors de la dispersion des cendres de Michaela O’Green en 2015, sa grand-mère, femme et « horticultrice cosmique ». Ce très beau texte mêle le passé à l’anticipation d’une ville réconciliée avec la nature où la guérilla jardinière n’est plus de mise…
Il est temps d’écoféminiser nos esprits !