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Léa Drucker, Meryl Streep, Kate Winslet
Léa Drucker, Meryl Streep, Kate Winslet
Flux d'actualités

Trois portraits de femmes : Wonder Wheel, Pentagon Papers, Jusqu’à la garde

À l’heure de #BalanceTonPorc, comment représenter les violences exercées sur des femmes ?

À l’heure de #BalanceTonPorc, comment représenter les violences exercées sur des femmes ? Début 2018, trois films (Wonder Wheel de Woody Allen, Pentagon Papers de Spielberg, Jusqu’à la garde de Xavier Legrand) montrent trois personnages féminins marquants, joués par trois actrices magnifiques (Kate Winslet, Meryl Streep, Léa Drucker).

Dans Wonder Wheel, dont l’action se situe dans les années 1950, Woody Allen ne donne aucune chance à son héroïne : elle n’est que jalousie, pusillanimité, hystérie. Le film ne s’attarde pas sur ces « raisons » qui rendent un personnage plus complexe, si l’on suit Renoir dans La Règle du jeu (1939) : « Le drame en ce monde, mon cher Octave, est que tout le monde a ses raisons. »

Kate Winslet joue admirablement la déchéance mal fagotée d’une mégère à qui il n’est pas pardonné de vieillir et Woody Allen s’attarde sur tout ce qui la rend répulsive. Femme bafouée – puisque un jeune bellâtre (Justin Timberlake) lui a préféré sa bru plus jeune (Juno Temple) –, dans une séquence finale, elle porte une tenue négligée, raccourci d’un stéréotype, celui de ces femmes qu’un machisme sans complexe accuse de se « laisser aller », sans chercher ni à les comprendre ni leur accorder de circonstances atténuantes. La mise en scène s’attache à provoquer le mépris pour celle qui vient de commettre un crime, sans l’accompagner, a contrario par exemple de Fritz Lang qui, en 1931, suit M, son tueur en série, en donnant à le comprendre sans jamais le disculper. En contrepoint, on pense à la façon dont Ingmar Bergman – un cinéaste révéré par Woody Allen – a filmé une jeune femme en rupture de ban avec la société : dans Monika ou le désir (1953), Monika (Harriet Anderson) est accoudée sur un lit, de dos, elle porte une jupe qui glisse sur ses hanches parce que la fermeture éclair est à moitié défaite. Négligence inacceptable, au moins à l’écran. Bergman ne charge pas son personnage : il le décrit, laissant le dernier mot au spectateur qui connaît la révolte de la jeune femme.

Dans Pentagon Papers, Spielberg s’attaque à un scenario à plusieurs entrées : en 1971, le Washington Post publie des documents qui prouvent que l’Etat américain a su très tôt que la guerre du Viêt Nam allait être perdue et qu’il a délibérément sacrifié les boys[1]. Il aura fallu l’union d’un rédacteur en chef engagé (Tom Hanks) et d’une patronne de presse à qui la décision finale est revenue (Meryl Streep). En plus de la glorification de la liberté de la presse – à la fois idéologique et moteur narratif –, un des mérites du film est la peinture de l’accession au pouvoir, de l’empowerment d’une femme. Certes, l’héroïne possède le Washington Post, mais Spielberg s’attache à montrer comment, dans les années 1960, une femme pouvait n’être simplement pas vue par les hommes qui composent le conseil d’administration qu’elle est censée diriger. Il s’attarde sur les moments où elle n’arrive pas à parler devant cet aréopage masculin, où elle n’agit pas – alors que, juridiquement, elle en a les moyens – et Meryl Streep montre là l’étendue de son talent de comédienne. La transformation se fait lentement et aboutit à un plan aussi bouleversant que discret. Après sa victoire, l’héroïne sort de la Cour suprême dont elle descend l’escalier. Les journalistes, qui l’ignoren, t se pressent autour du directeur du New York Times. Tant pis : « J’ai dit ce que j’avais à dire. » La caméra accompagne le personnage dans un travelling hérité du classicisme hollywoodien des mêmes années 1950 et 1960. Dans la foule, des femmes se pressent, muettes, le regard brillant de reconnaissance pour ce que l’une d’entre elles vient d’accomplir. La sobriété de la mise en scène laisse le spectateur imaginer l’étendue du combat à mener au vu de l’état – non commenté – des forces en présence.

Pour traiter ainsi de cet empowerment, Steven Spielberg a tordu la réalité : Katharine Graham, la propriétaire du titre, était une patronne sûre d’elle ; il a choisi d’en faire une femme timide, qui accède progressivement au pouvoir.

En ouverture de Jusqu’à la garde, devant un couple en retrait, deux avocats s’affrontent pendant une procédure de divorce. Le magistrat demande « qui ment le plus ». Une fois la garde accordée à la mère, la Loi restera hors-champ jusqu’au dénouement. Xavier Legrand nous convie à prendre son relai : que faire de l’inquiétude exprimée par l’enfant, des remords sporadiques du père, de la tétanisation de cette femme ? Qui croire ?

Denis Ménochet interprète un père sourdement menaçant que ses enfants et sa femme appellent « l’autre » et dont ils semblent avoir peur. On n’oubliera pas les tremblements contenus de Léa Drucker et les pleurs du jeune acteur de quatorze ans, Thomas Gioria, dans les moments où son père lui extorque, par la menace, la nouvelle adresse de sa mère.

Dans The Shining (1980) de Kubrick, le spectateur est protégé par un système stylistique qui exacerbe la situation. L’alternance d’éclairages violents, qui teintent de bleu ou de jaune deux espaces narrativement opposés, fait à la fois monter la tension et préserve le spectateur qui peut se dire qu’il n’a pas peur, s’il y arrive !

Dans ce premier long-métrage de Xavier Legrand, la mise en scène est retenue jusqu’à la dernière demi-heure, terrifiante. Elle instille dans le film des informations qui permettent de trembler pour les faibles, mais les noie dans le flux d’un ordinaire documenté. La montée tragique s’effectue à bas-bruit – jusqu’au dernier acte. Jouant la carte du documentaire dans une fiction, dont le style épuré accroît l’effet de réel, le réalisateur met le spectateur dans une position particulière : nous hésitons à accepter que cet homme soit dangereux parce que le film prend le temps de nous donner ses « raisons », dont nous interprétons les moindre signes. Ainsi en va-t-il pour le personnage de la mère, traité sur la base de la sidération : elle n’accuse pas directement son mari, se laisse prendre dans ses bras quand il essaie de la reconquérir et l’ambiguïté de ses gestes ne fait que nous rendre plus perplexes. Ses mains remontent à peine dans le dos de cet homme : s’agit-il d’un simple réflexe ou d’une émotion naissante ? Pourquoi n’ai-je pas voulu pleinement croire dans la peur de ces victimes, dans ce que leur corps trahissait de terreur, ces raidissements, ces tremblements infimes que joue admirablement Léa Drucker ? De quels bien-entendus suis-je moi-même victime ?

Quand un réalisateur travaille la complexité des personnages et des situations et qu’il a confiance dans son spectateur, il éveille notre intelligence sensible, cet alliage composite d’émotion et de réflexion qui s’active au contact de l’œuvre d’art pour nous faire voir différemment le réel.

 

[1]. Le New York Times avait commencé de publier les « Pentagon Papers », mais une décision de justice lui a interdit de continuer. D’où l’enjeu : prendre la suite ?

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…