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Hans Op de Beeck, We Were the Last to Stay (2022). Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors
Hans Op de Beeck, We Were the Last to Stay (2022). Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors
Flux d'actualités

Biennale de Lyon : La force de la vulnérabilité

novembre 2022

La seizième biennale de Lyon, qui place la fragilité au cœur de sa proposition, est une réussite réjouissante. Elle démontre par les œuvres que la conscience de sa vulnérabilité autorise l’inventivité, la souplesse, l’agilité, la créativité, la poésie.

Trois ans ont passés depuis la précédente Biennale de Lyon, la pandémie de Covid-19 ayant conduit ses organisateurs à attendre de meilleures conditions pour proposer leur seizième rendez-vous avec l’art contemporain. Le thème retenu pour ce nouveau millésime est celui de la fragilité, pour mettre en scène l’idée contre-intuitive que celle-ci peut devenir une source de résistance, un facteur de résilience. Être lucidement conscient de sa vulnérabilité ne conduit pas nécessairement à la démission ou à la soumission : il est possible d’opposer au fatalisme l’inventivité, la souplesse, l’agilité, la créativité, la poésie.

Le duo de commissaires de cette seizième édition de la Biennale, Sam Bardaouil et Till Fellratch, en font eux-mêmes la démonstration, dans la manière dont ils ont rempli leur mission. Rude tâche, en effet, que de redresser la barre après la déception qui avait été celle de l’édition précédente : l’équipe de curateurs venus du Palais de Tokyo s’était perdue dans le gigantisme des nouveaux espaces, ceux des anciennes usines Fagor qui succédaient à l’ancien lieu, plus ramassé, celui de la Sucrière. Les nouveaux commissaires se sont montrés plus subtils, mais aussi plus habiles, dans le vaste périple artistique qu’ils proposaient. Dans leur note d’intention, ils invitent d’abord le visiteur à se rendre au Musée d’art contemporain (Mac) de Lyon que pilote Isabelle Bertolotti, la directrice de la Biennale, pour y découvrir une exposition chatoyante, intitulée Vie et mort de Louise Brunet. Autour de la figure locale d’une jeune femme engagée dans le soulèvement des ouvriers de la soie qui avait conduit à la célèbre révolte des canuts en 1834, ils proposent un parcours mêlant les œuvres de plusieurs des artistes invités avec des pièces des collections locales, mais aussi étrangères. Entrelaçant le réel et la fiction, ils mettent en scène de manière ludique le thème général de la Biennale et en font le point de départ d’une relecture inventive du passé en vue d’une intelligence du futur. Le propos n’est ni plaintif ni indigné. Il se place délibérément du côté de l’émotion, de la surprise, de l’intelligence et de l’imagination, qui naissent d’une position qui n’est pas celle de la force et qui n’incite pas à fantasmer la toute-puissance.

La deuxième étape proposée au Mac consiste à présenter le travail, peu connu du grand public, des artistes libanais de Beyrouth, pendant la période des Golden Sixties, qui s’achève avec la guerre civile de 1975. Elle se boucle avec la grande et spectaculaire installation sonore et visuelle de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige qui enveloppe le visiteur dans les images prises par les caméras de surveillance du musée d’art moderne de la capitale libanaise, le musée Sursok, le 4 août 2020, au moment de l’explosion qui a ravagé la ville, posant ainsi la question du rapport entre l’art et la violence du monde.

Après quoi, le visiteur pourra commencer le long parcours des usines Fagor. Il y est introduit par une œuvre du Britannique Richard Learoyd Anne at table 1 (2007), un grand portrait d’une jeune femme brune pensive dont l’inquiétude, à peine suggérée, donne le ton d’une vision résolument non misérabiliste de la fragilité. Puis immédiatement, une nouvelle installation vidéo monumentale d’Hadjithomas et Joreige, Where is My Mind, à partir de photographie de statues antiques mutilées ouvrait la question du tragique, de la mémoire et de la culture. Question redéployée, un peu plus loin par une installation de vingt-cinq grandes pièces tirées de la collection du Musée des moulages de l’université Lumière Lyon II. En face, Mountain (2022), la proposition complexe de la Slovaque Lucia Tallová, joue de manière poétique, façon cabinet de curiosité, sur un registre voisin à partir d’objets anciens, de collages, de photographies, de peinture en noir et blanc à l’acrylique, comme un long travail d’exploration de la mémoire.

 

Pedro Gomes-Egaña, Virgo (2022). Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors

 

Plus loin, le Colombien Pedro Gómez-Egaña met le spectateur devant ce qui s’apparente à un espace domestique blanc – intitulé Virgo (2022) qui peut être traversé en son milieu, rythmé par un jeu de cloisons. Mais les deux parties sont en réalité mobiles, animées, très doucement par des performeurs qui en semblent les hôtes. Qu’est-ce donc qu’habiter un monde dont les repères glissent ainsi en permanence ?

 

Nadia Kaabi-Linke, Le chuchotement du chêne (2022). Détail. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors

 

Les grandes peintures de l’Émirati Mohammed Kazem font passer du domestique à l’individu social, le travailleur, voué à être inaperçu, presque invisible. Lui succède dans ce parcours la performance de la Polonaise Marta Górnicka qui rassemble un chœur hétéroclite (enfants, adultes, professionnels, amateurs, hommes, femmes…) pour interpréter la Constitution allemande devant la porte de Brandebourg, comme une forme de revendication et d’appropriation de la citoyenneté, pour en faire un manifeste de solidarité et de résistance face aux poussées populistes et autoritaires qui agitent le monde. À côté d’elle, le Colombien Daniel Otero Torres met en œuvre une grande liberté poétique et une belle modestie de moyen pour célébrer, avec A Los Héroes (2022), une résilience plus diffuse, moins structurée, plus à fleur d’existence, mais pas moins combative. Autre installation d’une grande sensibilité, Le chuchotement du chêne (2022) de la Tunisienne Nadia Kaabi-Linke, qui vit et travaille entre Berlin et Kiev, évoque les traces presque imperceptibles que laissent les événements sur les personnes qui les ont vécus, et fait des arbres multi-centenaires des témoins pas tout à fait silencieux.

Pour évoquer la fragilité de la planète face au réchauffement climatique, le Belge Hans Op de Beeck investit un vaste hall, où il installe We Were the Last to Stay (2022), une sorte de Pompéi contemporain, une vision d’un monde entièrement gris après les retombées de l’incendie planétaire. Le silence de ce lieu fantôme qui devait être celui du repos et du loisir, devenu un immense memento mori y est saisissant. Là, il y avait de la vie. Mais quelque pas plus loin, l’ensemble sculpture-installation-vidéo-film du Franco-Suisse Julian Charrière célèbre à l’inverse la puissance géologique de la nature, plaçant le spectateur dans un mouvement qui excède tout ce que nous sommes capables de maîtriser directement, et qui pourtant, comme les glaciers, peut s’éroder voire reculer devant les effets de la présence humaine. Mais celle-ci n’échappe pas à l’inexorable avancée du temps. En témoigne Walking in Wrinckles (2022), la vidéo incorporée dans un caisson mobile des chorégraphes britanniques (mais travaillant à Lyon) Omar Rajeh et Mia Habis, qui filment avec grâce, souvent en plan serré, le corps nu et ridé du danseur centenaire Georges Macbriar. Là encore, la poétique de l’œuvre résiste, non pas à la mort, mais au vertige dans lequel sa perspective peut nous faire basculer.

 

Jose Dávila, La science, comme la réalité, reste platonicienne (2022) et en arrière-plan deux des Intrusions (2022) d’Ailbhe Ní Brhiain. Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors

 

De la mort aux ruines ou aux espaces abandonnés ou en recomposition, il n’y a qu’un pas, qu’explorent aussi bien les travaux de l’Allemand Clemens Behr (Ruines flottantes [2022]), de la Franco-Danoise Eva Nielsen (Reversal, Zoled et Polhodie [2022]) ou encore Standing by the Ruins of Aleppo (2022), la réplique de la cour de la Grande Mosquée d’Alep, bombardée pendant la guerre civile syrienne. Invitation puissante à la méditation, manifestation de la force transcendante de l’esprit de ceux et celles qui ne renoncent pas à la vie avant d’avoir mis en branle leur imaginaire. La démonstration en est donnée plus loin avec La science, comme la réalité, reste platonicienne (2022) du Mexicain Jose Dávila, dont l’installation de meubles anciens dans un équilibre précaire, déjoue de manière onirique aussi bien qu’ironique la loi de la gravité en positionnant. En face, les Intrusions, saisissantes tapisseries « photographiques » d’Ailbhe Ní Brhiain, montrent un monde en ruine habité par des animaux disparus ou en voie de l’être. La même artiste irlandaise présente une grande installation vidéo par laquelle elle invite le spectateur à une inquiétante exploration d’un monde futur secoué par les catastrophes.

Comment survivre alors ? Le parcours se poursuit justement par Dwelling (2022) une autre installation vidéo doublement immersive, puisque le visiteur se trouve plongé dans un espace clos sur les quatre parois duquel sont projetées des images prises sous la surface de l’eau d’une piscine, où des couples s’entraident à surmonter leur peur de la noyade. La solidarité contre l’angoisse, suggère la Kényane Phoebe Boswell qui travaille à Londres sur les traumatismes personnels. L’œuvre prend d’autant plus de sens qu’en Grande-Bretagne, 95 % des adultes noirs ne savent pas nager et que l’on garde en mémoire les drames des migrations de ceux qui traversent la Méditerranée depuis l’Afrique pour gagner l’Europe.

 

Sylvie Selig, installation de Stateless (huile sur toile) et Weird Family (mannequins, papier maché, matériaux divers). Vue d’exposition, photo Jean-François Bouthors

 

C’est encore ce thème de la solidarité et de l’effroi qu’explore la Française Sylvie Selig, avec une installation monumentale qui organise un passage entre une peinture de cinquante mètres de long, une série de dessins et de broderies en rouge et noir sur fond blanc et une forêt de personnages fabuleux mêlant l’humain, l’animal et le végétal sur le modèle des mondes africains. En créant cet univers entre mythologie et cinématographe, dont l’intrigue se noue autour d’une réfugiée pourchassée à laquelle un lièvre vient en aide, l’artiste interroge à la fois la violence et la loi, les émotions et la capacité de faire preuve d’humanité.

Bien d’autres œuvres encore, de grande qualité, peuplent, aux usines Fagor et en d’autres lieux, le voyage conçu par Sam Bardaouil et Till Fellratch, avec une centaine d’artistes d’une quarantaine de pays. En soignant la mise en récit de leur proposition – qui n’est pas sans rappeler « la solidarité des ébranlés » chère à Jan Patočka –, ils ont su maîtriser l’espace et offrir au visiteur l’expérience féconde d’une confrontation à des propositions de sens qui sortent des impasses et des lieux communs de la radicalité ou de la désespérance. On sort de cette seizième biennale avec la conviction que l’art, sans prétendre offrir des réponses toutes faites, est une ressource indispensable pour habiter le monde difficile dans lequel nous sommes entrés depuis déjà quelques années.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…