
Fragilités et incertitudes polonaises
La Pologne se situe au cœur du dispositif de solidarité avec l’Ukraine, mais la politique européenne du gouvernement conduit le pays dans une impasse. L’économie, désorganisée et marquée par une inflation galopante, pourrait provoquer des tensions sociales et détériorer l’accueil des réfugiés ukrainiens.
Les dirigeants polonais aiment s’afficher aux côtés de l’Ukraine agressée par la Russie. Ils étaient à Kiev dès mars. Ils ont ouvert leurs frontières aux réfugiés tandis que s’organisait un exceptionnel accueil par la population. Le Premier ministre Mateusz Morawiecki a multiplié les promesses au président Volodymyr Zelensky ; le président Andrzej Duda se veut un des principaux artisans de l’acceptation par le Conseil européen de la candidature de l’Ukraine à l’entrée dans l’Union européenne. Varsovie assure d’ailleurs être parmi les pays qui apportent le plus d’aide militaire à son voisin.
Il est vrai que la Pologne se situe au cœur du dispositif de solidarité avec l’Ukraine, que ce soit par sa position géographique ou par son engagement. Ce qui la place devant des responsabilités particulières, pas toujours appréciées à leur juste mesure par ses partenaires européens. Intégrer des millions de réfugiés en quelques semaines n’est pas une mince affaire. Il reste qu’au bout de six mois de guerre, la politique de Varsovie piétine et s’avère de plus en plus confuse.
Le PiS dans l’impasse
L’ambiance est tendue au sein de la coalition gouvernementale nationaliste ; les petites phrases assassines fusent ; le Premier ministre enjoint son ministre de la Justice à faire des concessions à la Commission européenne ; le chef du parti nationaliste et conservateur Droit et Justice (PiS), Jaroslaw Kaczyński est accueilli en province par des huées et se fait traiter de voleur alors que l’opposition libérale, la Plateforme civique (PO) dirigée par Donald Tusk, dépasse le PiS dans les sondages, pour la première fois depuis 2015. Selon des études confidentielles rapportées par la presse, la cote de popularité du gouvernement est au plus bas.
À l’extérieur, les relations avec la Commission européenne tournent au vinaigre. Après avoir sciemment trompé Ursula von der Leyen, lors de sa venue en avril à Varsovie, sur les projets de loi que le Parlement s’apprêtait à voter, Morawiecki a fait adopter des amendements insuffisants à rétablir l’indépendance de la justice. Ils ne satisfont toujours pas aux exigences de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans le même temps, Kaczyński, parti à la reconquête de son électorat, relance des accusations imaginaires contre l’Allemagne à propos des réparations de guerre, et le gouvernement menace de ne pas honorer les accords européens de solidarité énergétiques, qui s’appuient pourtant sur une directive qu’il a votée en 2017. La politique européenne du PiS devient risquée. Il se met lui-même dans une impasse. Critiqué, il réagit avec agressivité et démagogie, attaque ses partenaires et s’entête devant les décisions de la Commission européenne, garante des traités. Ce qui, dans un contexte général difficile, fragilise l’unité européenne face à la Russie.
Le pays est inquiet. Nous vivons « en mode guerre », déclarait récemment Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature. Il est impossible d’ignorer que la guerre fait rage à la frontière du pays, des missiles russes tombant régulièrement à quelques kilomètres, près de Lviv ou ailleurs. Au bout de cinq à six mois, l’angoisse silencieuse, qui couve sous une apparente tranquillité et une solidarité générale avec les Ukrainiens, pourrait prendre le dessus. On ne fait plus confiance au gouvernement ; on croit moins à son discours protecteur, particulièrement dans sa base électorale traditionnelle ; les conditions de vie se détériorent pour tout le monde.
Récession technique
Après une longue période de croissance économique doublée d’une politique sociale généreuse, la pandémie et désormais la guerre ont désorganisé l’économie et encouragé une inflation galopante. La population renoue avec une époque oubliée et de vieilles habitudes : accumulations de denrées de base, files d’attente dans les magasins, pénuries, effondrement de l’épargne des ménages. La presse publie des reportages sur des grandes surfaces, où le prix du sucre a doublé en quelques jours et celui du beurre grimpé de 82 %. On annonce pour l’an prochain une hausse de 181 % du prix de l’électricité domestique. Ceux des biens refuges, l’immobilier particulièrement, s’enflamment. La pauvreté, qui n’a jamais disparue, revient en première ligne avec l’érosion de la valeur des primes et allocations distribuées par le gouvernement depuis huit ans. Les 13e et 14e mois de retraite, les 500 zlotys d’allocations familiales par enfant à partir du deuxième enfant, dont l’effet social a été réel, sont de moins en moins efficaces. En plus, ils creusent le déficit budgétaire dans un pays où le salaire médian tourne autour de 2 500 zlotys1.
Le gouvernement se montre hésitant face à la catastrophe sociale et économique que tous les experts annoncent. Il met la récession sur le dos des causes extérieures (pandémie, guerre, Union européenne) et prépare des restrictions limitées (Jaroslaw Kaczyński envisage, par exemple, de limiter au plus modestes l’attribution du 14e mois de retraite), tout en maintenant son discours populiste. L’opposition libérale et la plupart des économistes insistent au contraire sur la nécessaire discipline budgétaire et la réduction des dépenses. Les critiques se concentrent contre la Banque nationale de Pologne, qui laisse courir l’inflation depuis 2017, alors qu’elle aurait dû élever ses taux d’intérêt. En 2020, elle avait déjà atteint 4, 7 %. Selon Andrzej Rzonca, ancien membre du Conseil de politique monétaire et économiste en chef de la Plateforme civique libérale, « des pressions inflationnistes sont apparues en Pologne avant même [qu’en Europe] les banques centrales ne décident de financer massivement des dépenses publiques pendant la pandémie2 ». Or, en Pologne, ces dépenses ont été engagées « hors des règles budgétaires » et, si l’inflation gagne toute l’économie mondiale, la Pologne est pleinement responsable des records qu’elle atteint, en juin 2022, avec un taux de 15, 5 % comparé au même mois de l’année précédente. Le président de la Banque nationale lui-même prévoyait, en ce mois de juillet, une « récession technique » pour au moins deux trimestres, c’est-à-dire une forte baisse de la valeur des salaires réels, suivie d’une baisse de la consommation réelle et accompagnée d’une réduction des investissements. Une spirale qui risque d’être fatale. Certains commentateurs envisagent de fortes tensions sociales.
Cette situation met également en péril la qualité de l’accueil des réfugiés ukrainiens, alors que, comme cela a déjà été souligné, le cadre général demeure précaire (école, logement, travail)3. Sur les cinq millions qui ont franchi la frontière depuis février, près de deux millions sont restés dans le pays, dont environ la moitié vivent chez l’habitant. En avril, 1, 15 millions avaient reçu un numéro de sécurité sociale (47 % d’enfants, 42 % de femmes en âge de travailler et des personnes âgées). Si le marché de l’emploi leur est ouvert, du fait de la barrière linguistique, seulement 160 000 personnes ont trouvé un emploi4. Une étude parue en juillet souligne une relative détérioration de l’hospitalité et des conflits potentiels. 65 % des Polonais interrogés jugent normal que les réfugiés aient accès à des soins de santé gratuits, mais 43 % considèrent qu’ils reçoivent trop de prestations en espèce et seulement 35 % pensent le contraire. Selon un des sociologues auteur de l’enquête, « la forte acceptation du partage des soins de santé est due au fait que l’argent qui y est versé n’est pas tangible. C’est différent dans le cas des avantages financiers pour les réfugiés ukrainiens – ceux-ci sont dénombrables. Et c’est particulièrement important maintenant, alors que des millions de Polonais s’appauvrissent en raison de l’inflation galopante et de la politique fiscale mal menée de l’État ». Il voit dans ces tendances des indices pour l’avenir que connaissent bien les pays à forte immigration : « Il convient d’observer comment vont évoluer ces humeurs des Polonais. Je suis convaincu que des partis néo-fascistes et les partis au pouvoir apprécieront d’utiliser des sentiments anti-ukrainiens pour s’attirer du capital politique5. »
Blocage
Le blocage pour la Pologne des fonds du plan de relance européen, adopté en juillet 2020 pour faire face au choc économique de la pandémie de Covid-19, ne peut qu’aggraver cette situation. La Pologne est en droit de demander 35 milliards d’euros, mais elle doit pour cela respecter les principes de l’État de droit. Or, depuis plusieurs années, elle est en conflit avec la Commission sur ce point ; la Cour de justice lui a demandé des réformes précises afin d’assurer l’indépendance de la Justice face à l’Exécutif, et elle refuse. Elle préfère payer chaque jour une amende d’un million d’euros (elle a déjà dépassé les 250 millions !), plutôt que de réformer le mode de nomination des juges et les systèmes disciplinaires. Derrière son entêtement, il y a, sur le court terme, le refus de Kaczyński de se séparer de son ministre de la Justice, auteur de ces réformes, départ qui pourrait provoquer une chute du gouvernement dans un contexte électoral peu propice au parti au pouvoir. Mais plus fondamentalement, ces réformes constituent le socle des transformations autoritaires de l’État, le « bon changement » à l’œuvre depuis 2015.
Pour l’heure, malgré une relative bienveillance de la présidente de la Commission, la situation est bloquée. Le gouvernement polonais et le président Duda prétendent avoir satisfait aux demandes de la Cour européenne, ce que cette dernière nie. Le 15 juillet dernier, la Commission européenne a adopté une résolution sous la forme d’un ultimatum : elle donne à la Pologne deux mois pour se mettre en règle, sinon les 35 milliards du plan de relance seront perdus.
Ainsi, au milieu de l’été caniculaire, la situation s’envenime. Si le PiS ne cède pas, l’accumulation des tensions intérieures et avec l’Union peut avoir de graves conséquences. N’oublions pas qu’en plus de l’accueil des réfugiés ukrainiens, la Pologne est au cœur du dispositif mondial de solidarité avec l’Ukraine, qu’elle est sa plateforme logistique centrale, tant pour l’envoi d’armes et de munitions que pour les soutiens humanitaires et économiques. Joe Biden a même envisagé récemment d’y construire des silos pour évacuer les céréales ukrainiennes. Les Américains, premiers fournisseurs d’armes, y positionnent des troupes avec d’autres pays membres de l’Otan. Une base est en préparation. Tout ceci et bien d’autres éléments rendent capital le maintien d’une relative stabilité de ce pays. Poutine multiplie les provocations visant à disloquer l’alliance de l’Union européenne, du Royaume-Uni et des États-Unis. L’Ukraine et l’Europe doivent pouvoir compter sur la Pologne alors que d’autres « dissidences », comme les arrangements énergétiques de la Hongrie d’Orbán avec la Russie, ou bien la possibilité d’un nouveau gouvernement pro-russe en Italie, se profilent.
- 1. Données pour 2019. Le programme 500+ représentait 7 % des dépenses budgétaires. Voir Jakub Iwaniuk, « En Pologne, le bilan mitigé du programme familial 500+ », Le Monde, 12 février 2019.
- 2. Gazeta Wyborcza, 23 juillet 2022.
- 3. Voir Jean-Yves Potel, « La Pologne, pays d’accueil », Esprit, mai 2022.
- 4. Rapport de Wise Europa sur l’intégration des réfugiés d’Ukraine, cité par OKO Press, 24 juin 2022.
- 5. Enquête Kantar Public pour Free Press for Eastern Europe, menée, du 28 juin au 6 juillet 2022, sur un échantillon de 1001 personnes de plus de 18 ans, selon la méthode des entretiens internet (Gazeta Wyborcza, 21 juillet 2022).