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Francisco de Goya, Le sommeil de la raison engendre des monstres (détail du n° 43 de la série des Caprices, 1799)
Francisco de Goya, Le sommeil de la raison engendre des monstres (détail du n° 43 de la série des Caprices, 1799)
Dans le même numéro

Syrie : ne sommes-nous dupes que de nous-mêmes ?

Le réveil des monstres engendre le sommeil de la conscience.

«  Même si la trêve conclue fin août sous l’égide de la Russie est théoriquement toujours en vigueur à Idlib, sur le terrain, l’armée syrienne et son allié russe ont repris leur offensive.  » C’est ainsi qu’une dépêche laconique annonce, le 5 décembre 2019, le début d’une nouvelle vague de bombardements sur la deuxième plus grande ville de la province, qui fait des centaines de morts, poussant, une fois de plus, des dizaines de milliers de personnes sur les routes. Parmi les familles de réfugiés, bravant la pluie et les bombes, plantant leurs tentes dans la boue de camps de fortune, combien d’entre elles avaient auparavant fui le retour du régime des Assad depuis d’autres régions de Syrie (Deraa, Alep, Homs…) ? Encore et toujours à l’œuvre, les mêmes raids, les mêmes forces armées, les mêmes destructions, les mêmes justifications. La terreur d’État combattant et ravivant la terreur djihadiste pour mieux étouffer les dernières résistances insurrectionnelles et toutes aspirations démocratiques. Tout se répète : les souffrances, la peur, l’exil. Rien n’est venu et rien ne viendra stopper l’implacable remise en selle du despote.

Après tant d’années de vaines mobilisations et de mascarades diplomatiques, le sentiment d’impuissance est si accablant que la dénonciation des crimes contre l’humanité du soi-disant tyran «  malgré lui  » se justifie essentiellement par le refus de lui laisser le luxe d’un silence qu’il pourrait prendre pour une capitulation définitive ou une approbation tacite de son indigne réhabilitation. Mais la protestation n’est plus portée par l’espoir d’une réaction salutaire et solidaire des États démocratiques, des Nations unies ou des sociétés civiles. Ce n’est pas sans amertume que les commémorations de l’année 1989 nous rappellent combien ces trois acteurs ont pu paraître, dans cette période révolue mais pas si lointaine, en capacité de renouveler les relations internationales dans une optique qui, sans évacuer les calculs de puissance et les intérêts économiques, se voulait plus respectueuse des droits humains et du droit international. La Syrie ne sera pas que le tombeau de ses courageux citoyens qui s’étaient soulevés contre la dictature. Cependant, ­l’enterrement de nos illusions et de nos ambitions universalistes ne nous dispense pas de chercher à comprendre ce qui – agression ou suicide – en aura causé la perte.

Peut-on expliquer cette débâcle par l’ignorance ? Manifestement non, malgré une relative méconnaissance de ces régions éloignées, qui se manifeste jusqu’au sein d’un public suffisamment intéressé pour participer à des rencontres autour de films tels que Pour Sama de Waad al-Kateab et Edward Watts[1] ou Still Recording de Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub, ce n’est pas le manque d’information qui est en cause. Au contraire, c’est la surinformation qui renforce le relativisme, le scepticisme et la polarisation des opinions, non seulement parce que les «  infox  » circulent plus rapidement que les infos, mais aussi parce que notre rapport à la réalité s’est modifié. Au «  nous ne savions pas  », longtemps proféré par les témoins passifs des massacres, se substitue un «  nous ne voulons pas savoir  », aussi inconscient qu’impensable à l’ère du «  nous voudrions tout savoir (immédiatement et intégralement)  ». Pour reprendre la formule de Raffaele Alberto Ventura, c’est moins l’idiotie ignare et obtuse des fanatiques, qui n’a certes pas disparu du débat public, que «  l’excès mal maîtrisé du savoir qui nous égare[2]  ».

De même, si les atrocités de la répression en Syrie se poursuivent sans susciter de réactions salutaires, c’est peut-être moins du fait de ­l’insensibilité de l’opinion que de la surabondance d’indignation. «  Nous sommes spécialistes en indignation, celle à géométrie variable, la plus répandue  », tempête le chanteur du groupe de rock Trust, Bernie Bonvoisin, auteur de La Danse du chagrin[3] et réalisateur d’un documentaire sur les camps de réfugiés syriens au Liban. «  On est dans des modes d’hypocrisie aujourd’hui. J’ai toujours pensé que c’était important de faire les choses sans filtre  », explique-t-il[4]. Le traitement médiatique de la tragédie syrienne ­s’attache bel et bien d’abord à émouvoir son public. En dépit de ce qu’elle peut avoir de convenu et parfois d’indécent, cette sensiblerie n’est pas à rejeter en bloc, ne serait-ce que parce qu’elle se fabrique à partir de souffrances bien réelles et parce qu’elle renvoie ceux qui interviennent publiquement sur la Syrie à la difficulté de trouver le ton juste et les mots exacts pour en parler. Mais l’oubli ou l’effacement de la dimension politique du soulèvement des Syriens qui caractérisent cette victimisation bienveillante, accentuent le décalage avec les préoccupations qui agitent la société française et ses évolutions : eux réclament plus de démocratie et de liberté, tandis que, en réaction aux inégalités et aux défaillances de l’État, nous nous laissons séduire par les attraits autoritaires du populisme. Cette dépolitisation du conflit syrien explique également le décalage avec l’indignation, sans nul doute sincère mais éphémère, suscitée par des images comme celle du corps échoué du petit Aylan Kurdi sur la plage de Lesbos. Ce serait cependant une erreur de simplement déconstruire la fabrique des «  icônes du scandale[5]  » sans prendre la mesure de la «  fonction vitale  » de ces images qui, comme le souligne justement Susan Sontag, nous disent : «  Voici ce que les humains sont capables de faire[6].  »

Si notre inaction ne tient ni à l’absence d’information, ni à un manque de sensibilité, viendrait-elle d’un défaut de compréhension ? L’intrication des enjeux nationaux, régionaux et internationaux est en effet une source inépuisable ­d’analyses complexes et contradictoires. Pour autant, et nonobstant ces débats géostratégiques et confessionnels parfois plus confus que pointus, qui ne perçoit pas que ce qui se joue en Syrie remodèle en profondeur la nouvelle scène internationale et nos démocraties ? Nos destins sont liés[7]. Non seulement parce que cette région est le foyer toujours actif d’un djihadisme qui nous vise directement, mais aussi parce qu’elle a consacré le triomphe de pouvoirs néo-autoritaires qui étendent aujourd’hui leurs lignes de confrontation bien au-delà des limites de la Syrie en miettes. La fièvre gagne le Liban, les incursions israéliennes contre les bases iraniennes de Syrie se doublent en Irak d’une escalade plus ou moins maîtrisée de violences entre l’administration Trump et le régime des mollahs, qui a franchi un nouveau stade dangereux avec l’assassinat ciblé du général Soleimani, tandis que la Turquie envoie de nouvelles troupes dans une Libye qui évoque de plus en plus la «  guerre civile globalisée  » syrienne.

De ce théâtre de guerres en extension, où les batailles ne sont pas menées uniquement par procuration, nos gouvernements n’ont jamais officiellement démissionné. Comme, en 2013, les États-Unis maquillant leur reculade militaire en un succès diplomatique qui assurerait le démantèlement de l’arsenal chimique du régime syrien grâce à un accord américano-­russe qui ne sera jamais appliqué, nous avons, sans le reconnaître, créé nous-mêmes les conditions de notre impuissance. Les seuls points d’appui qui nous restent pour agir se trouvent en effet désormais à Moscou, à Ankara ou à Téhéran… Poutine a beau séduire nos dirigeants politiques, aussi bien à l’extrême droite et à l’extrême gauche, pour des raisons idéologiques et financières, qu’au centre dans des considérations qui se veulent pragmatiques et réalistes, l’homme fort du Kremlin ne sera jamais l’arme absolue au service des intérêts des Européens. De même, Erdoğan a beau accepter de monnayer l’accueil des réfugiés ou tempérer son occupation des territoires kurdes, il restera un maître-chanteur et un farouche adversaire d’une Europe dont il dénonce, à son tour et réciproquement, l’hypocrisie et la vacuité.

Le réveil des monstres engendre le sommeil de la conscience.

Nos représentants ne trompent plus grand monde lorsqu’ils se portent garants de la préservation de la trêve à Idlib, comme l’ont fait Emmanuel Macron et Angela Merkel à Istanbul le 23 octobre 2018, ou lorsqu’ils assurent que nos ressortissants peuvent être jugés dans des procès équitables en Irak. Et leurs discours à propos de djihadistes et de réfugiés – qu’il s’agit, pour les premiers, de neutraliser et, pour les seconds, d’aider mais, dans les deux cas, de garder loin de notre sol – sont sans doute tenus à destination de l’opinion publique. L’hypo­crisie et les torts sont partagés, car ce jeu de dupes dans lequel nous nous sommes laissé enfermer, nous le jouons collectivement, involontairement ou inconsciemment. D’où la crainte que nos manifestations publiques et nos tribunes, en ­accompagnant sans l’infléchir la longue agonie du peuple syrien, ne participent de cette lente érosion de la langue et de la politique. Le réveil des monstres engendre le sommeil de la conscience. La mobilisation citoyenne se réduisait, le 29 décembre 2019, à l’ombre de la fontaine des Innocents où le Collectif pour une Syrie libre et démocratique et ses sympathisants s’étaient rassemblés, à une poignée de manifestants. Comment briser ce cercle infernal qui relie souterrainement exterminations physiques au loin et perte de conscience ici ?

[1] - Voir l’entretien avec les réalisateurs dans ce numéro, p. 156.

[2] - Voir Raffaele Alberto Ventura, «  L’âge de la bêtise  », Esprit, décembre 2018.

[3] - Bernie Bonvoisin, La Danse du chagrin, Paris, Don Quichotte, 2018.

[4] - France Info, le 24 septembre 2019.

[5] - Voir Laurent de Sutter, Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous, Paris, L’Observatoire, 2019.

[6] - Susan Sontag, Devant la douleur des autres, trad. par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 123.

[7] - Voir le dossier «  Moyen-Orient, Europe : nos destins liés  », Esprit, mai 2016.

Joël Hubrecht

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Responsable de Programme (Justice pénale internationale / Justice transitionnelle) à l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Membre du Comité Syrie-Europe après Alep. Enseigner l'histoire et la prévention des génocides: peut-on prévenir les crimes contre l'humanité ? (Hachette, 2009). …

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