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Photo : Elsa Olofsson via Unsplash (https://unsplash.com/@elsaolofsson)
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Cannabis : les risques de la répression

novembre 2021

La politique de lutte contre le cannabis menée par le ministère de l’Intérieur choisit de culpabiliser les consommateurs, au détriment de leur accompagnement et malgré les effets délétères de la pénalisation. La France s’obstine ainsi, à contre-courant des évolutions internationales, dans l’impasse de la prohibition.

Le discours sur le cannabis du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est punitif, conservateur et populiste. Il révèle une méconnaissance des débats scientifiques et témoigne d’un décalage avec le paysage international, le débat politique français et la population.

La répression en France

La France est l’un des pays les plus répressifs d’Europe vis-à-vis de l’usage de drogues. La France pénalise de plus en plus l’usage et renonce en partie à l’ancrage sanitaire de la loi du 31 décembre 1970. En 2020, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) mettait en évidence que 160 000 personnes avaient été interpellées pour une infraction à la législation sur les stupéfiants (dont 80 % concernaient des usagers), soit 40 fois plus qu’en 1970 (où les interpellations concernaient 4 000 personnes)1. L’OFDT révèle que 90 % des interpellations sont liées au cannabis en 2010, contre 40 % en 1985. L’instauration de l’amende forfaitaire délictuelle de 200 euros en juin 2020 est emblématique de cette pénalisation de l’usage : les usagers sont désormais sanctionnés directement par les forces de police et non plus par un juge, qui pouvait orienter vers le soin.

En avril 2021, le ministre de l’Intérieur justifiait cette pénalisation en pointant la responsabilité des consommateurs dans le trafic et en mobilisant une rhétorique de lutte des classes. Pour lui, les consommateurs de cannabis des quartiers aisés étaient responsables de la paupérisation des quartiers pauvres, identifiés comme les principaux lieux de trafic. Sa stratégie de mise en cause de la demande est nouvelle : elle produit une culpabilisation morale et sociale des consommateurs, sans s’attaquer à la racine du problème créé par la prohibition. Justifier la répression de l’usage comme un moyen de lutter contre la vente est un discours d’ordre public et de contrôle social qui vise à rendre visible la présence de la police sur le terrain, analysée comme peu efficace dans la lutte contre les réseaux de trafics2. Dans le même temps, les amendes forfaitaires s’appliquent aux plus pauvres des consommateurs : près de la moitié d’entre elles ne peuvent être payées, selon les données les plus récentes de la Direction des affaires criminelles et des grâces. Ainsi, la politique française en matière de drogues renforce les inégalités sociales, le ciblage policier des classes populaires et des minorités ethniques3.

La fin de la prohibition dans le monde

En août 2021, le ministre de l’Intérieur affirmait « qu’une grande partie des États et de l’opinion publique reviennent sur ces légalisations », ce qui constitue une contre-vérité. Contrairement à la France, le paysage international est aujourd’hui composé d’un nombre croissant de pays ayant adopté des modèles anti-prohibitionnistes, sans qu’aucun d’entre eux n’ait choisi de revenir en arrière. Ces modèles vont principalement de la légalisation du cannabis, choisie par l’Uruguay en 2013, le Canada en 2019 et quinze États des États-Unis, à la décriminalisation de l’usage de toutes les drogues, actée par le Portugal dès 2001, qui a été suivi par l’État de l’Oregon aux États-Unis en 2020.

Ces modèles sont de plus en plus adoptés car ils ont fait leurs preuves. Ils sont en effet plus efficaces pour prévenir les usages et protéger la santé des consommateurs. Les expériences de légalisation sont récentes, mais elles font le plus souvent état de niveaux de consommation stables ou en baisse chez les plus jeunes, qui constituent les publics les plus à risque vis-à-vis de l’usage de cannabis. Le Portugal, qui a décriminalisé l’usage de toutes les drogues depuis 2001, dispose désormais de vingt années de recul. Ce pays a un niveau d’expérimentation du cannabis en population générale quatre fois moins élevé que celui de la France et est le pays d’Europe qui a le taux de mortalité chez les usagers de drogues le plus bas4. La France continue d’ignorer ces résultats et renforce sa répression au moment où les États-Unis, qui étaient le chef d’orchestre de la guerre contre la drogue, se désengagent progressivement de cette approche au niveau local, en adoptant dans certains États la légalisation du cannabis, voire la décriminalisation de toutes les drogues. En choisissant le tout-punitif en matière de cannabis, la France se rapproche dangereusement de l’autre camp, inflexible sur la répression, incarné aujourd’hui par la Russie, la Chine ou les Philippines.

La tolérance des Français

Pour Gérald Darmanin, « la légalisation du cannabis est une défaite morale ». Ce discours du gouvernement, incarné par un ministre de l’Intérieur particulièrement visible dans les médias, est aujourd’hui également de plus en plus isolé dans le paysage politique français. À l’approche de la présidentielle, les politiques sont de plus en plus nombreux à considérer les drogues avec un regard nouveau, celui de la critique de la prohibition, même si elle concerne exclusivement le cannabis. Autrefois, seuls les écologistes (les Verts) se positionnaient clairement pour un modèle alternatif à la prohibition. Cette position est aujourd’hui adoptée dans bon nombre de partis. Il n’y a que le Rassemblement national qui n’ait pas pris position pour la légalisation. En 2021, Caroline Janvier et Jean-Baptiste Moreau de La République en marche, Robin Reda des Républicains ont publié différents rapports qui concluent à l’échec du modèle de la guerre contre la drogue choisi par la France. La France insoumise a fait, via Éric Coquerel, une proposition de loi sur le sujet. Chacune de ces initiatives a mis en œuvre un processus d’auditions de scientifiques, de politiques, de représentants associatifs et d’usagers afin de porter des recommandations fondées sur l’expertise et l’expérience, déconstruisant l’approche idéologique sécuritaire portée par le ministère de l’Intérieur. Ces rapports font le même constat de l’échec français à réguler les usages de cannabis, à prévenir les usages à risque et à lutter de manière efficace contre les trafics. Leurs recommandations vont dans la même direction : la fin de la prohibition au profit de nouveaux modèles de régulation, incluant la légalisation du cannabis et/ou l’autorisation de l’autoculture.

La majorité des Français souhaite des modèles plus tolérants, soit en favorisant une réponse sanitaire, soit en choisissant des modèles de légalisation.

Par ailleurs, l’opinion française, souvent mobilisée, voire instrumentalisée par les gouvernements en place comme un argument politique pour ne pas changer de modèle, évolue également. Selon l’OFDT, les Français favorables à la guerre contre la drogue sont minoritaires : ils ne représentent que 7 % des opinions les plus répressives (hostiles à tout changement législatif), suivis des 34 % Français favorables à un modèle répressif sans peine de prison5. La majorité des Français souhaite des modèles plus tolérants, soit en favorisant une réponse sanitaire, soit en choisissant des modèles de légalisation. En janvier 2021, le collectif Pour une nouvelle politique des drogues confirmait ce besoin de changement : 66 % des Français considèrent que la répression est inefficace pour lutter contre la consommation et 69 % estiment qu’elle est inefficace contre le trafic. Plus de la moitié des Français souhaitent rompre avec une approche fondée sur la pénalisation des drogues et 82 % appellent à un débat national sur les drogues6.

Dans une impasse

La situation française en matière de drogues reste aujourd’hui dans une impasse. Le cannabis est actuellement un produit de consommation de masse : 47 millions de Français ont expérimenté le cannabis, 9 millions en ont consommé dans l’année et 5 millions en consomment quotidiennement7. Son usage reste toujours l’objet d’une interdiction en France, avec la mise en place récente d’une amende forfaitaire, alors que les modes de régulation alternatifs se développent à l’étranger et que la guerre contre la drogue est loin d’avoir éradiqué la consommation. L’idéologie du ministre de l’Intérieur fait prévaloir la punition au détriment du soin. Il s’agit bien d’une régression par rapport à la loi de 1970, qui avait promu un modèle associant le soin et la répression. Les risques sanitaires et sociaux du cannabis, notamment chez les jeunes usagers, sont renforcés par la prohibition8. À la différence des approches de décriminalisation et de légalisation, l’État, qui se présente habituellement comme protecteur en France, ne prend pas sérieusement en considération les risques associés au cannabis en se contentant de l’interdire.

  • 1. Voir Ivana Obradovic, Caroline Protais et Olivier Le Nézet, « Cinquante ans de réponse pénale à l’usage de stupéfiants (1970-2020) », Tendances OFDT, no 144, avril 2021.
  • 2. Voir Dominique Duprez et Michel Kokoreff, Les Mondes de la drogue. Usages et trafics dans les quartiers, Paris, Odile Jacob, 2000.
  • 3. Voir Virginie Gautron et Jean-Noël Retière, « La décision judiciaire : jugements pénaux ou jugements sociaux ? », Mouvements, no 88, 2016, p. 11-18 ; Indira Goris, Fabien Jobard et René Lévy, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, New York, Open Society Institute, 2009 ; Nicolas Jounin et al., « Le faciès du contrôle. Contrôles d’identité, apparence et modes de vie des étudiants(e)s en Île-de-France », Déviance et société, vol. 39, no 1, 2015, p. 3-29 ; Didier Fassin, La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011.
  • 4. Voir European Monitoring Center on Drugs and Drug Addiction, European Drug Report: Trends and Developments [en ligne], septembre 2020.
  • 5. Voir Stanislas Spilka et al., « Drogues : perception des produits, des politiques et des usagers », Tendances OFDT, no 131, avril 2019.
  • 6. Voir « Loi de 70 : les Français demandent un débat » [en ligne], communiqué de presse de la Fédération Addiction, 21 juin 2021.
  • 7. Voir S. Spilka et al., « Les niveaux d’usage des drogues illicites en France en 2017 », Tendances OFDT, no 128, novembre 2018.
  • 8. Voir Marie Jauffret-Roustide et Jean-Maxence Granier, « Repenser la politique des drogues », Esprit, février 2017, p. 39-54.

Marie Jauffret-Roustide

Sociologue, chargée de recherche Inserm au Centre d'étude des mouvements sociaux (EHESS/CNRS UMR8044/Inserm U1276). Ses recherches portent sur la gestion du risque dans le champ des addictions et la place des savoirs profanes dans la construction des politiques de réduction des risques.

Jean-Maxence Granier

Agrégé de lettres, linguiste et sémioticien de formation, il a fondé le cabinet d'études et de conseil Think-Out spécialisé dans l'analyse des médias et des marques. Il s'intéresse à des questions comme la laïcité,  le numérique, les  psychotropes, la démocratie participative ou encore l'anthropocène. Il préside l'association Autosupport des usagers de drogues. …

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