
Les « midterms » aux États-Unis : À l'Ouest, rien de nouveau
Les résultats des élections de mi-mandat aux États-Unis suggèrent que l'emprise de Donald Trump sur le parti républicain est peut-être en train de se desserrer, tandis que les clivages entre les deux partis continuent de se creuser. Ils donnent surtout peu d'espoir que la situation de blocage institutionnel dans laquelle le pays s'enfonce trouve bientôt une issue.
La politique américaine ressemble de plus en plus au front de l'Ouest lors de la Grande guerre : de part et d'autre des tranchées, les chefs rêvent d'une percée ; mais chaque nouvel assaut ne contribue, en fin de compte, qu'à approfondir l'enlisement.
C'est ainsi que se sont déroulées les élections de mi-mandat du 8 novembre 2022. Lors de ce scrutin, 34 sénateurs, l'ensemble de la Chambre des représentants, 36 gouverneurs, ainsi que de nombreux élus locaux se trouvaient en lice, le principal enjeu étant le contrôle des deux chambres du Congrès, où les majorités démocrates ne tenaient qu'à un fil. Une règle d'airain de la vie politique américaine stipule que les électeurs profitent systématiquement des « midterms »pour ôter des sièges à la majorité présidentielle, ce qui aurait dû se traduire cette année par une percée républicaine. Les retombées du renversement par la Cour suprême, au mois de juin, de l’arrêt Roe vs. Wade – qui garantissait un droit à l'avortement au cours du premier trimestre à l'ensemble des Américaines – semblaient indiquer que les républicains avaient outrepassé le consensus national ; les démocrates se prirent alors à espérer que malgré leur mauvais positionnement stratégique, une remontée ne leur serait pas impossible. Mais dans le courant de l’automne, la persistance de l'inflation, une situation économique peu rassurante, des inquiétudes sécuritaires et l'impopularité du Président Joe Biden ont semblé jouer de nouveau en faveur des républicains, et nombre d'entre eux commençaient à prophétiser une « vague rouge ».
La possibilité d'une percée s'est révélée illusoire. À l'heure de la publication de cet article, les « midterms » semblent s'être traduits par une impasse – désormais la situation par défaut des institutions américaines. Après deux ans d'un rapport de force de 50-50 au Sénat (ce qui donne une majorité au parti présidentiel, du fait qu'il détient la vice-présidence) les démocrates disposeraient à ce stade de 49 sièges, contre 50 pour les républicains. Il faudra attendre un deuxième tour en Géorgie, prévu en janvier prochain, pour connaitre la nouvelle majorité (une répétition du scénario de novembre 2020). Après une longue campagne sous haute tension, les démocrates n'ont réussi à faire basculer qu'un seul siège au Sénat (en Pennsylvanie) ; les républicains, qui pourraient encore battre une sénatrice démocrate au Nevada, n'ont guère fait mieux. À la Chambre des représentants, les républicains paraissent désormais en position de disposer d'une courte majorité. Mais dans une poignée de circonscriptions, on attend encore les résultats définitifs, trois jours après le scrutin (une autre nouvelle norme de la politique américaine), de telle sorte que cette éventualité n'est pas encore certaine.
Les républicains se vantent d'avoir (probablement) remporté au moins une chambre, et peut-être même deux. Les démocrates s'exaltent d'avoir défié les lois de la probabilité en ayant eu, pour un parti présidentiel, des élections de mi-mandat parmi les moins mauvaises de l'histoire récente. Mais la meilleure conclusion à tirer de ce scrutin reste sans doute « à l'Ouest, rien de nouveau ».
L’étoile pâlissante de Trump
Du moins, à quelques exceptions près. Si les grandes lignes d'affrontement restent relativement stables, on discerne des ajustements à l'intérieur de chaque camp. Les républicains poursuivent la trajectoire qui s’est amorcée avec la campagne de Donald Trump en 2016, comme en témoigne la victoire de nombreux élus dans leurs rangs ayant épousé la thèse de l'élection « volée » en 2020. Toutefois, au lendemain du 8 novembre, l'emprise de Trump sur son parti parait soudain précaire. Plusieurs courses sénatoriales se sont jouées autour de la question de la « qualité du candidat » – une litote pour évoquer l'adoubement par Trump d'un candidat marginal et difficilement éligible mais partageant son style et ses sujets de prédilection. Ces candidats sont nombreux à avoir échoué, dans des États où ils auraient dû être plus crédibles. Ainsi, dans le New Hampshire, le candidat sénatorial Donald Bolduc, un complotiste fervent, a été battu par le sortant démocrate, bien que le gouverneur républicain du même État (issu d'une vieille famille politique peu inféodée à Trump) y ait été confortablement réélu. En 2016, Trump avait remporté la Pennsylvanie, et cet État « balançoire » élit régulièrement des républicains. Mais en 2022, pour le siège au Sénat, Trump y a soutenu le Dr. Mehmet Oz, un médecin médiatique, sans expérience politique, n'ayant que des rapports lointains avec cet état ; et pour le poste de gouverneur, un élu local ayant participé aux émeutes du 6 janvier. Dans les deux cas, les démocrates l'ont remporté. En Géorgie, Trump a soutenu l'ancien footballeur Herschel Walker comme candidat au Séant : mais alors même que ce dernier se présentait en champion du mouvement anti-avortement, il a été accusé d'avoir financé les interruptions de grossesses de plusieurs anciennes maîtresses. Walker a fini par se qualifier de justesse pour le second tour, avec légèrement moins de voix que son rival démocrate le sénateur Raphael Warnock, mais dans le même temps, l'autre républicain en lice dans l'État, le gouverneur Brian Kemp, était réélu assez facilement face au démocrate Stacy Abrams. Il est difficile de ne pas en conclure qu'en 2022, être soutenu (et plus encore sélectionné) par Trump fait perdre. Du fait des mauvais choix de candidats de l'ancien président, les républicains ont raté une belle occasion de remporter une victoire plus convaincante.
S'il est en revanche un homme qui a remporté un franc succès le 8 novembre, c'est Ron DeSantis, le gouverneur républicain de Floride. DeSantis a été réélu haut la main, dans un État qui devient de plus en plus républicain, y compris dans des régions longtemps acquises aux démocrates, comme le comté de Miami. Selon certains, DeSantis serait désormais très bien placé pour décrocher l'investiture républicaine lors des présidentielles de 2024 car contrairement à Trump, il bénéficie d'un véritable élan électoral. Or DeSantis incarne moins le retour à un conservatisme modéré qu'une figure nouvelle, celle du trumpiste compétent : sur l'immigration ou les questions culturelles clivantes, il est complètement en phase avec le parti républicain reconfiguré par Trump ; mais on salue également son intelligence, sa connaissance des dossiers, sa maîtrise de lui-même, et sa capacité a travailler avec les démocrates dans les (rares) cas où il y a un intérêt tactique à le faire. DeSantis, ou le trumpisme sans Trump…
Des clivages qui s’accentuent
Coté démocrate, malgré leurs piètres résultats – n'avoir « pas trop mal perdu » n'est guère enthousiasmant – il y a aussi des évolutions à relever. Un certain électorat, aisé, banlieusard, hostile à Trump et surtout perturbé par l’abrogation du droit fédéral à l'avortement, semble basculer vers les démocrates, même dans des régions qui ne leur sont traditionnellement pas favorables. Ainsi le Kansas, un État traditionnellement républicain, a réélu comme gouverneur la démocrate Laura Kelly, notamment grâce au soutien des électeurs de la région de Kansas City. Rappelons que le Kansas avait créé la surprise en rejetant, au mois d'août dernier, une loi qui limiterait l'accès à l'avortement dans cet État. Il semble que d'autres circonscriptions généralement plus favorables aux républicains modérés aient basculé vers les démocrates. De plus en plus, le parti démocrate repose sur une alliance comprenant les diplômés et les minorités raciales, surtout les Noirs. Le renversement de Roe a encore accéléré cette évolution.
Si tout le monde déplore désormais la polarisation accrue de la vie politique du pays, les Américains ont choisi d'accentuer cette tendance plutôt que de la modérer. Mais avec des institutions divisées ex aequo entre les deux partis, le pays sera contraint à une modération par défaut, non assumée. Les manœuvres législatives des républicains pour mettre fin au droit à l'avortement auront du mal à aboutir, tout comme Biden n'aura plus d'occasion de lancer d'initiatives législatives d'envergure. Dans un article précédent, j'avais identifié trois dynamiques institutionnelles qui structurent la vie politique américaine : le conflit entre la souveraineté fédérale et la souveraineté des États ; la judiciarisation de la politique ; et la non-représentativité du Sénat1. Les résultats des « midterms » suggèrent que ces dynamiques resteront des points d'accrochages. Une Cour suprême dominée par les républicains continuera de prendre des décisions qui seront repoussées par les États dominés par les démocrates (on attend pour bientôt une décision qui mettra fin à l'utilisation de la discrimination positive dans la sélection des étudiants aux universités). Les républicains profiteront de leur éventuelle majorité au Congrès pour lancer des enquêtes sur la famille Biden, avec guère plus de succès sans doute que les démocrates pendant l'administration Trump. Le Sénat occupera une place essentielle dans nombre de blocages politiques, du fait que des États peu peuplés ont la même représentation que des États-nations comme la Californie. Dans le cas où les républicains y deviendraient majoritaires, ils devront malgré tout ménager la poignée de modérés – comme Mitt Romney dans l'Utah – tout comme les démocrates ont du se soucier de leurs collègues conservateurs, tels que Joe Manchin en Virginie occidentale. En somme, la pagaille continue.
À un niveau plus profond, au-delà des conflits politiques stricto sensu, ces midterms sont une étape dans un long processus de désenchantement démocratique. Pour ceux qui vivent aux États-Unis, cette polarisation politique dont on parle sans cesse ne crève pas les yeux. La vie, comme disait le poète Robert Frost, « goes so unterribly » – elle suit son cours, de manière si peu terrible. Mais de part et d'autre des clivages, un désamour pour les institutions devient palpable. La gauche est tiraillée entre une prise de conscience que le pays n'a jamais été authentiquement démocratique, du fait de l’oppression de différentes minorités, et la crainte que cette démocratie dont elle doute parfois de l'existence-même soit sur le point d'être renversée par un parti républicain en voie de fascisation. Quant aux conservateurs, s'il est facile de dénoncer leur ignorance des institutions et des procédures démocratiques, il n'empêche qu'ils sont nombreux à croire que « leur vote ne compte pas », puisque des forces progressistes occultes ont accaparé l'État tout comme le système électoral. La politique américaine apparait de plus en plus comme un rituel auquel participent des acteurs qui n'y croient guère plus.
- 1. « Les États-Unis à l’approche des ‘‘midterms’’ : une crise institutionnelle sans issue ? », Esprit, octobre 2022.