Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Vénus de Willendorf
Vénus de Willendorf
Flux d'actualités

Lire Poe dans l’obscurité

Quels tâtonnements dans le noir, jusqu’à une culture qui sache honorer le mystère de l’incarnation, en équilibre avec une reconnaissance de la vie de l’esprit ?

Aux États-Unis, on ne lit plus Poe qu’au lycée. Quand on le lit à l’université, c’est généralement pour s’étonner qu’il ait été traduit par Baudelaire et Mallarmé, illustré en encre noire par Manet, Doré et Redon, et commenté par Valéry, Claudel, Lacan et Derrida. Ce qu’il y a peut-être de plus français chez Poe est moins sa francophilie que le fait que Pascal soit un interlocuteur discret dans La Lettre volée (1844). Avec son détective, Auguste Dupin, il cherche à démontrer la mesure d’un esprit qui réunirait « l’esprit de géométrie » et « l’esprit de finesse », cet idéal que décrit Pascal. Pour Dupin, celui qui pratique le premier est un mathématicien qui ne se fie qu’aux définitions et aux principes, manquant d’imagination, alors que le second est un artiste, qui reconnaît dans les détails inattendus les prodigieuses possibilités du réel. C’est parce qu’il réunit ces deux esprits et reconnaît les types d’esprit des autres que Dupin est un détective exemplaire. Poe renouvelle non seulement la tradition littéraire médiévale du macabre, avec ces histoires de meurtres, de doubles et de maisons hantées, mais articule la littérature à une enquête scientifique de la pensée et de la création. C’est ce qu’a compris Paul Valéry, ce poète passionné par les mathématiques et le dessin, qui a même écrit un texte intitulé Monsieur Teste (1927). Valéry formule une poétique autour de la tension entre l’art et la science, comme il le note dans un essai sur Degas : « Rien de plus beau que l’extrême volonté, l’extrême sensibilité et la science (la véritable, celle que nous avons faite ou refaite pour nous), conjointes, et obtenant, pendant quelque durée, cet échange entre la fin et les moyens, le hasard et le choix, la substance et l’accident, la prévision et l’occasion, la matière et la forme, la puissance et la résistance[1]… »

Ce n’est pas un accident que Valéry ait pris Degas pour son objet d’étude. Degas aimait le dessin et méprisait la couleur. Sa guerre avec les couleurs s’est souvent même traduite, d’après certains historiens, en un clivage entre les homme et les femmes dans certaines de ses œuvres où les danseuses sont peintes à l’aquarelle, alors que les musiciens le sont en noir, avec de la peinture à huile. Odilon Redon est plus direct que Valéry quand, évoquant le corbeau, les araignées noires et les insomniaques de Poe qui s’affairent la nuit, il écrit : « Il faut respecter le noir. Rien ne le prostitue. Il ne plaît pas aux yeux et n’éveille aucune sensualité. Il est agent de l’esprit bien plus que la belle couleur de la palette ou du prisme. »

La référence à la prostitution dans les propos de Redon rappelle que la lutte des sexes, à laquelle Valéry fait allusion, est toujours présente dans le discours. Un de mes étudiants m’a récemment rappelé que, quand il travaillait avec moi sur sa thèse sur le roman de Philip K. Dick, A Scanner Darkly, je lui ai dit, pour tenter d’expliquer pourquoi la figure de la prostituée semblait obséder tant d’écrivains et d’artistes du XIXe siècle, que la figure de la prostituée était à ce siècle ce que la figure du junkie est au XXe et XXIe siècle – comme l’a compris Conan Doyle qui, héritant de Poe le personnage du détective, a fait du sien un junkie. La prostituée et le junkie ne symbolisent-ils pas l’essoufflement d’une culture aliénée et aliénante, coupée de la vitalité de la nature ? Michel Pastoureau confirme le biais contre la couleur, un biais souvent décliné contre une énergie féminine : « Pour beaucoup, le dessin est le prolongement de l’idée, il s’adresse à l’intellect. La couleur, elle, ne s’adresse qu’aux sens ; elle ne vise pas à informer, mais seulement à séduire. […] Sa séduction est coupable car elle détourne du Vrai et du Bien. Bref, elle n’est que fard, mensonge, trahison[2]. »

« Elle n’est que fard, mensonge, trahison » : ces mots, qui évoquent le romanesque, pourraient décrire cette reine à qui on a volé une lettre compromettante et que Dupin cherche à sauver. Ce discours masculiniste est une fiction dans laquelle les couleurs représentent un intérieur corporel écorché vif, des entrailles effrayantes, assignées à la « charogne », une essence féminine ruinée et qui ruine.

Mais peut-être tout cela n’est-il qu’un faux débat ? Qui est aveugle à l’émotion dans le trait de Picasso ? Qui ne ressent pas l’analyse des formes du pouvoir politique dans le choix des couleurs d’El Greco ou de Bacon ? Si la querelle entre dessin et couleurs est un faux débat, pourquoi ce faux débat stratégique, dans lequel Poe joue un rôle clé ? Peut-être parce qu’il articule une lutte cartésienne entre une immatérialité élue par la virilité et qui « s’adresserait à l’intellect » et une matérialité vulnérable, fautive, logée dans des corps qui seraient les autres de l’homme européen. Après tout, dans une aventure précédente, Double assassinat dans la rue Morgue (1841), le coupable est un orang-outan de couleur fauve, qui symbolise l’Asie et l’Afrique, et qui, s’étant échappé de sa cage, décapite deux femmes sur le territoire français avec un rasoir, alors qu’il cherchait à imiter son maître qu’il avait vu se raser. Dupin doit examiner une scène criminelle couverte de sang et de poils orange.

Dans La Lettre volée, le détective Dupin, cherche à éliminer toute trace matérielle des égarements de cette reine qui n’a pas su rester en dehors du jeu de stratégie entre les hommes – un jeu auquel elle est, parce que femme, nécessairement hétérogène. Ce qui aide Dupin à résoudre le problème, c’est qu’il connaît bien le voleur de la lettre, le ministre D. : il y entre eux, depuis toujours, une rivalité. Il est possible d’inscrire les problèmes des femmes, toujours menacées de mort ou d’infamie, dans une généalogie : la reine de Poe a le même problème qu’avait la princesse de Clèves dans le roman de Madame de Lafayette, écrit justement au siècle de Pascal. Et il y a une généalogie, sinon une mise en abyme, entre les différentes relations d’association et de rivalités des hommes. John Irwin inclut même des critiques littéraires dans ce cercle de relations. Il a décrit les jeux d’analyse autour de Poe, entre Jacques Lacan et Jacques Derrida, avec la formule n+1, cherchant à décrire le one-upmanship, la surenchère intrinsèque à ce jeu entre hommes, auquel il faudrait ajouter la critique Barbara Johnson.

De nos jours, il se peut que la meilleure issue à une discussion sur la confluence de la figure féminine, l’influence de Poe en France et la place des émotions dans l’art émerge du travail d’une artiste française qui a traversé l’Atlantique il y a plus d’un demi-siècle. Je pense à Louise Bourgeois. Son œuvre comprend non seulement des sculptures de tout genre, mais aussi des dessins et des gravures à l’encre noire et en couleur. Son œuvre la plus connue est une sculpture en forme d’araignée, une créature présente dans l’œuvre de Poe, de la taille d’une chambre à coucher, et ayant pour nom Maman. N’attendant pas de se les faire voler, Bourgeois prend l’initiative et expose elle-même ses lettres, les brodant en rouge sur de la soie ou du coton. Dans une lettre ouverte, adressée à sa mère, elle confie son angoisse. Comme la reine de Poe, elle a peur que ses sentiments soient connus : « Quelle idée va-t-il prendre de moi ? Il croira que je l’aime. »

Une figure dans l’œuvre de Bourgeois – qu’on pourrait appeler Madame Sans-Teste mais que Bourgeois appelle Sainte Sébastienne – propose une tout autre méditation sur la place de la femme moderne. De 1990 à 1993, Bourgeois a créé au moins quatorze versions de sa Sainte Sébastienne, une réponse au martyre Saint Sébastien, mort transpercé de flèches. Dans les premières versions, encore en encre noire, elle a une tête et même des cheveux, mais dans les dernières versions, qui sont en rouge saignant et en bleu, elle n’a plus ni tête ni cheveux. Parce qu’elle est toujours en terrain hostile, Sainte Sébastienne doit choisir entre se cacher ou se faire attaquer : « Parce qu’elle ne cache pas son bonheur, elle se fait attaquer. Sur le dessin, les attaques verbales sont représentées par des flèches… Comme elle ne sait pas se défendre, elle devient une personne meurtrie… Elle n’a pas eu la tête sur les épaules. La Sébastienne s’est rendu compte qu’elle était en terrain hostile… elle est déroutée par ce qui s’est passé… elle ne sait pas que faire. Des critiques sévères la mettent sur la défensive, ce qui l’amène à se faire des reproches, à vouloir se détruire, à s’infliger des mutilations… Se couper les cheveux… c’est l’équivalent de se couper la tête… »

Sur l’image, les piques qui lui sont lancées trouent sa peau. Les critiques lui ont jeté leurs premières pierres. Elle est couverte de plaies rouges. Cette allégorie fait peut-être aussi allusion à l’hostilité du monde de l’art envers les femmes. Sans cheveux et sans tête, Sainte Sébastienne rappelle une déesse préhistorique, la Vénus de Willendorf, au corps de matriarche et sans visage.

Quels tâtonnements dans le noir, jusqu’à une culture qui sache honorer le mystère de l’incarnation, en équilibre avec une reconnaissance de la vie de l’esprit ? Faut-il, comme l’a fait Artaud, se tourner vers le mythe pour imaginer un autre possible ? C’est ce qu’il a fait, dans une ethnographie, peut-être fictive, des rites d’un peuple vivant au Mexique, les Tarahumaras : « Les Tarahumaras deviennent philosophes absolument comme un petit enfant devient grand et se fait homme ; ils sont philosophes en naissant. Et le bandeau aux deux pointes [dont ils se servent pour entourer leurs cheveux] signifie qu’ils sont d’une race originellement Mâle et Femelle ; mais ce bandeau a encore un sens : un sens historique évident. Ils portent le souvenir d’une guerre que le Mâle et la Femme de la Nature se sont faite, et les hommes autrefois ont participé à cette guerre où luttaient l’une contre l’autre les forces des deux principes opposés. Et les partisans du Mâle naturel arborèrent la couleur blanche, ceux de la Femelle la couleur rouge […] Or, si la race des Tarahumaras porte un bandeau tantôt blanc et tantôt rouge, ce n’est pas pour affirmer la dualité des deux forces contraires, c’est pour marquer qu’à l’intérieur de la race tarahumara, le Mâle et la Femelle de la Nature existent simultanément, et que les Tarahumaras bénéficient de leurs forces jointes. Ils portent, en somme, leur philosophie sur leur tête, et cette philosophie réunit l’action des forces contraires en un équilibre quasi divinisé[3]. »

En fin de compte, tout porte à penser qu’une fétichisation de l’esquisse, du dessin, du trait noir, n’est peut-être rien d’autre qu’une forme de paralysie existentielle qui fait écho à la phrase de Bartleby : « I would prefer not to » [« Je préfèrerais m’en tenir là »]. Les auteurs qui relisent Poe le font parce qu’il est empalé sur la pointe en métal de la modernité. Sa poétique fiévreuse, qui se meut dans l’obscurité et au ras des murs, semble presque à l’opposé de la vibration des couleurs dans le travail de ces fauvistes qui quittent Paris pour la lumière du Sud, et de la déclaration de Cézanne : « Je veux peindre la virginité du monde. » Cette virginité est une nature incarnée qui, comme la Sainte Sébastienne de Bourgeois, doit survivre aux insultes de la modernité.

 

[1] Paul Valéry, Degas Danse Dessin [1938], Paris, Gallimard, 1965, p. 197.

[2] Voir Michel Pastoureau et Dominique Simonnet, Le petit vivre des couleurs, Paris, Seuil, 2014.

[3] Antonin Artaud, Les Tarahumaras, Paris, Gallimard, 1971, p. 91-92.

Rose Réjouis

Rose Réjouis est professeur de littérature à The New School. Intéressée par la politique culturelle des affects, du genre, de la race et de la classe, par la pensée juive et la littérature de la diaspora africaine, elle étudie particulièrement les stratégies narratives des minorités sociales et ethniques, en prêtant attention au jeu entre idées et structures littéraires. Elle est également…