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Des femmes à Herat, en Afghanistan, en 2009 © Marius Arnesen
Des femmes à Herat, en Afghanistan, en 2009 © Marius Arnesen
Flux d'actualités

Le grand confinement des Afghanes

La victoire des talibans en Afghanistan a entraîné un effacement dramatique de la présence féminine dans l'espace public, à un niveau à la fois physique et symbolique. Les Français, qui ont tant affirmé souffrir du confinement, devraient être sensibles à l'enfer que constitue un confinement genré, qui fait du foyer le lieu de l'aliénation féminine par excellence.

Depuis le retour victorieux des talibans en Afghanistan à la mi-août 2021, des témoignages révèlent que beaucoup de femmes ne sortent plus, sauf motif impérieux, se souvenant de l’interdit de marcher non accompagnée dans l’espace public lorsque les talibans étaient au pouvoir (1996-2001). Alors que les foules de refugiés mêlent sexes et âges, les rues de Kaboul ont perdu leur mixité. Au même moment, on constate l’effacement des images de femme sur les murs ou les devantures de magasins, volontairement par les talibans ou, par anticipation, par les habitants eux-mêmes, anxieux des rétorsions possibles : yeux, nez, bouches et cheveux sont raturés de noir, vieux graphes de profanation faciale, ou bien toute la face est voilée sous un masque de peinture opaque. Le terme de « voile » perd alors sa matière textile pour prendre tout son sens symbolique : l’annulation du faire-face féminin. On avait oublié que la belle femme, icône de l’imagerie marchande occidentale, affirme aussi publiquement que le dessin d’un visage humain est sexué, qu’un homme sur deux est une femme.

Bien sûr, il y a des violences beaucoup plus graves (répression, viols, enrôlements et mariages forcés, tueries, punitions etc.), commises depuis le retour au pouvoir des talibans, qui viennent contredire leurs promesses lénifiantes : ils promettent en effet l’enseignement des filles jusqu’à l’université, la non-obligation de la burqa et l’autorisation de travailler pour les femmes, mais « en accord avec les principes de la religion ». Et l’amnistie générale aux opposants se veut rassurante… Mais les premiers jours de l’invasion ne témoignent pas d’un apaisement des haines vengeresses entre clans, contre les Hazara par exemple. Quelles promesses ce régime politique ultrareligieux peut-il encore faire ?

Le premier effacement de la présence des femmes dans l’espace public (absence réelle dans les rues, exclusion symbolique sur les murs), qui s’installe sans aucune obligation juridique, change immédiatement l’atmosphère urbaine et offre un avenir de confinement drastique pour les femmes. Les Français, lors des interdictions de sorties liés à la pandémie actuelle, clamèrent leur désir d’extérieur, leur envie « d’aller boire un verre en terrasse », devenu sens et but microscopiques de la vie au jour le jour. Ne devraient-ils pas comprendre ce que signifie l’enfer institué et sacralisé d’un confinement de genre ? C’est le massacre invisible des libertés mineures du quotidien, celles de l’adulte en compagnie d’elle-même, qui décide tout à coup de « sortir » de chez elle, sans surveillance, sans motif impérieux, sans même un but : sortir ! Pendant qu’à sa fenêtre, la femme enclose attend son retour, l’homme de la famille claque la porte derrière lui, pour enfin « sauter dans le monde », avec l’immense curiosité de le traverser et le plaisir minuscule de dépenser un argent gagné par lui-même… Une des clés de la porte des libertés mineures est l’accès aux études et au travail. Dans quelle mesure ces libertés seront-elles empêchées pour les femmes, dans cet Afghanistan dominé par les « nouveaux » talibans, prétendument moins rétrogrades que les premiers ? La condamnation portée sur le célibat des femmes est significative de l’interdit d’être une femme sans un homme à ses cotés.

Les Français, qui ont tellement clamé souffrir des confinements sanitaires et qui ont semblé n’attendre que le moment de sortir de chez eux, devraient être sensibles non seulement aux crimes sanglants et obscènes commis contre les femmes par ce type de régime, mais aussi à cette asphyxie radicale en quoi consiste la privation de « sortir », libre et seule. Les talibans font du grand enfermement de genre leur ligne politique. Mais le foyer familial, premier espace d’investissements affectifs, est, pour cette raison, susceptible d’être aussi le lieu où fermentent les névroses familiales, les haines recuites, les rancœurs atroces, les dominations perverses et les pires crimes de proximité, tels que l’inceste. Les femmes, enfermées physiquement et culturellement dans cet espace privé, en sont souvent les victimes lors des crises. L’enfermement des femmes là où leur « nature » et leur « mission » semble les assigner, selon les visions traditionnelles des identités de genre, est lourd du poids des affects, positifs ou négatifs, de la vie de famille. Voilà ce qui le différencie des autres aliénations ou enfermements sociaux (l’usine, la mine, le bagne ou la case des esclaves). Les souffrances qu’éprouvent parfois, quand cela tourne mal, les femmes sont alors décuplées et déchirantes. Le grand piège de genre, en quoi consiste cet amour immense parfois pour les siens, est un trait spécifique des dominations masculines et politiques contre les femmes – que le féminisme et les sciences sociales ont du mal à décrire. À cause des effets sociaux du lien affectif familial, l’enfermement forcé des femmes dans leur espace privé est un crime particulièrement destructeur.

Les femmes ne sont pas une minorité sociale ou ethnique à enfermer, à mettre en esclavage, à supprimer de la surface du globe. Leur présence à égalité traverse ces groupes sociaux à tous les niveaux et à toutes les échelles, et elle est nécessaire au regard de la reproduction de l’espèce, ce qui empêche d’imaginer un génocide des femmes : à défaut, on peut appeler « gynocide » la tentative de les faire disparaître du paysage, d’effacer leur « apparaître » distinctif. Lorsque la haine contre elles devient trop intense, ce qui constitue l’originalité politique des talibans, les enfermer là où elles ne sont plus que nécessaires devient la tactique « gynocidaire » d’une stratégie impossible : les voir disparaître ! Les « nouveaux » talibans vont-ils se retenir ?

Mais cette haine des femmes, construite idéologiquement et religieusement, qui repose sur un rapport de terreur à leur sexualité perçue comme diabolique, n’est pas si simple : une fois exclues de la rue, de la place publique, de toute vie professionnelle, elles remplissent les maisons où les hommes de la famille aussi sont piégés et déchirés par les liens affectifs d’intensité maximale, ceux de la parentalité. Les mères ne peuvent briser le foyer et fuir leur maris, leurs enfants, fils et filles, avec la même facilité morale que celle avec laquelle l’ouvrier et l’esclave peut se libérer de son patron ou de son maître. La mère va au feu pour son fils et le père pour sa fille, et l’enfermement des femmes fait souffrir aussi certains pères qui veulent que leur fille fasse du vélo et des mathématiques. Mais en même temps, sous un tel régime, le petit morveux de six ans pourra faire bastonner sa vieille grand-mère qui lui refuse son chocolat, et les maris violents jouiront d’une impunité vertigineuse. S’il y a tant de féminicides en France, combien vont être commis et rester invisibles sous la coupe des talibans ? Les sadiques, les cinglés, les violents, les brutes ont devant eux une grande plage d’assouvissements de leurs désirs pervers, dans la jouissance d’une impunité quasi sacrée, fondée en religion (donc en droit désormais), accordée à leur sexe fort. Dans ce type de régime inégalitaire et stigmatisant envers les femmes, la famille, où ces dernières sont enfermées de force, devient le lieu de potentielles tempêtes effroyables, qui peuvent trop facilement se terminer dans un assassinat qui vaut punition de la femme.

Une culture fondamentale de l’inégalité entre les sexes, poussée au fanatisme chez les talibans, est largement partagée ailleurs, parfois à bas bruit, même si elle est combattue dans les démocraties. Souvenons-nous que l’accord de Doha (29 février 2020) entre les États-Unis et les talibans, qui ouvre la porte au retrait des troupes américaines, ne fait aucune mention du droit des femmes. La victoire des talibans et les réactions occidentales démontrent, en dessous des mots obligés, une habitude culturelle pesante : le consentement à la domination masculine. Le grand enfermement des femmes en cours est plus perçu comme une regrettable fatalité que comme un crime majeur contre la moitié de l’humanité, donc contre l’humanité toute entière. Il est pourtant impossible à accepter, pas plus que ne le sont le racisme ou l’antisémitisme comme idéologies politiques. Il faut tenter de sauver tous les Afghans en danger, d’aider à fuir les alliés des Occidentaux et les opposants au régime… Mais pour les femmes afghanes, la fuite est impossible puisqu’elles sont la moitié de la population. Des familles sont plongées dans l’angoisse, doutant de la survie de certains membres restés là-bas : le champ de la famille est encore celui des pires douleurs que le politique semble ne pas encore savoir entendre. Mais ce sont les conditions de vie de tout un peuple de femmes qui, à moyen et long termes, sont aussi en jeu dans ce calamiteux changement de régime : ces femmes et leurs enfants des deux sexes sont les victimes systémiques de la politique des talibans, une politique qui ressemble à un cauchemar, celui d’un Moyen Âge cruel et grotesquement barbare, qui n’a de fait jamais existé avant l'arrivée des talibans au pouvoir.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…