Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

La violence sexuelle après Hollywood

Depuis qu’Asia Argento a accusé de viol le réalisateur américain Harvey Weinstein, le monde de Hollywood (mais pas seulement) s’est mis à parler de la récurrence du harcèlement et de la violence sexuelle. Ces révélations provenant de Hollywood ont eu plus d’efficacité et de portée politique, que la parole qui avait été prise par les femmes de chambre aux Etats-Unis, après les accusations portées par Nafissatou Diallo contre Dominique Strauss-Kahn en 2011 ou que celle qui a été prise récemment par la femme politique Sandrine Rousseau. Les accusations d’Asia Argento ont produit un raz-de-marée et l’affirmation d’une tenace intransigeance vis-à-vis de la violence sexuelle. Une transformation étant en cours, on peut dire que ces révélations et le mouvement qui a suivi, ont un caractère historique. Jusqu’à quel point cependant notre histoire politique doit-elle être redevable à Hollywood ?

La polémique qui a éclaté récemment à propos de la tribune visant à libérer « une autre parole » a pour intérêt de montrer que depuis que la parole s’est « libérée », nous ne parlons pas vraiment ou du moins pas encore suffisamment. Les hashtags MeToo et BalanceTonPorc ont permis d’interroger et peut-être de désactiver, du moins momentanément, une certaine complaisance du système – et donc de nous tous – vis-à-vis de la violence sexuelle et du harcèlement. Le principe de la violence est qu’elle fonctionne toujours de façon silencieuse, si bien que nous la subissons parce que nous y sommes immanents ; nous ne pouvons en prendre la mesure ni en être tout à fait conscient. Narrer des faits, les livrer au jour, c’est une façon de prendre conscience de la violence subie. Cet usage de la parole parvient donc à rompre une certaine situation d’immanence et a permis de constituer ce qui aujourd’hui apparaît comme un mouvement de refus. Cependant, la parole que ces hashtags libèrent se referme sur elle-même, et, dans un sens, ne fonctionne que si elle est fermée. En effet, #MeToo implique la constitution d’une liste, l’ajout d’une expérience à une autre et donc l’homologation de toutes les situations de violence et d’omerta. Or nous ne brisons un silence que si la parole peut renvoyer à l’expérience dans sa singularité, que s’il y a quelqu’un qui parle, quelqu’un qui n’est donc pas réduit à être « un de plus » (me too). Certes, et c’est très important #MeToo crée une communauté et il faut que des formes de solidarités émergent pour prendre la parole. Mais #MeToo a déjà tout dit puisque nous ne pouvons qu’y être un ou une de plus ; nous ne pouvons rien être singulièrement, nous ne pouvons que prendre la parole au même titre que d’autres. Le sens de la parole qui s’ajoute et, ainsi, des formes de solidarité, communauté, amitié possibles, ont déjà été déterminées.

Quant à #BalanceTonPorc, il se distingue du premier en tant qu’il est un mot d’ordre plutôt qu’une invitation au récit (même s’il le suscite). Au moment où il se propose de briser un silence, il véhicule un discours. Or il est indéniable que ce hashtag est violent et si la violence est nécessaire à tout mouvement de refus, la configuration qu’elle prend dans ce hashtag ne permet peut-être pas de se libérer de la violence dénoncée. Non seulement ce dernier fonctionne sur le principe explicite de la dénonciation (une balance est bien celui qui livre un nom, qui le balance ; « balancer » ne peut donc être entendu que comme dénoncer, il n’y a aucune ambiguïté), mais, plus grave encore, il a d’emblée qualifié l’agresseur(e) ou l’agressé(e) potentiel(le). Certes, nous pourrions entendre « Balance ton porc » au sens de « Sort enfin de toi cette histoire douloureuse qui te hante », mais ce n’est pas du tout le sens explicite du hashtag. Celui-ci réduit tout individu qui a commis une agression ou qui est accusé dans ce sens à une condition bestiale, ce qui revient ainsi à essentialiser tout auteur de violence et toute personne accusée d’avoir commis un acte de violence. En ce sens, nous n’avons pas complètement tort d’y voir une prise de parole totalitaire. Comme dans certaines formes de fascisme, #BalanceTonPorc consiste à substantialiser le Mal et ainsi à faire de tout individu qui le commet un individu essentiellement mauvais, un individu qui incarne le mal, qui est réduit à cette condition, qui n’a rien à dire à propos de ses actions, rien de nouveau à promettre de lui-même et qui doit donc être éliminé. Réduire l’agresseur ou l’éventuel agresseur à un porc, ce n’est même pas le condamner, c’est décider qu’il n’a pas d’individualité, qu'il n'a rien à dire, rien à promettre, qu’il se confond tout entier avec son acte. C’est le jeter en pâture, l’offrir au lynchage, jusqu’à la mort (rappelons comment, encore à Hollywood, nous avons pu dire que nous entendrions reparler de Harvey Weinstein le jour de son enterrement). S’il n’a pas la parole, l’agresseur (ou l’éventuel agresseur) n’a aucune possibilité d’être un sujet de droit. N’oublions pas qu’avant d’être un régime politique particulier, le fascisme tient à la façon dont certains discours se popularisent, aux subjectivités politiques qui en découlent, et à la façon dont des communautés se constituent dans la certitude de ce qu’est le mal. Lorsque nous affirmons que nous reconnaissont les « prédateurs sexuels » à des signes, lorsque nous avons des catégories toutes faites pour comprendre, alors, nous ne sommes plus loin de n’avoir plus besoin de cette frontière (pourtant si importante en démocratie) qui sépare le juridique du politique et en l’absence de laquelle il pourrait ne plus y avoir d’instance de jugement mais des politiques d’éradication. Si nous voulons qu’à la libération de la parole s’articule aussi une politique, il faut appréhender la violence autrement que par cette façon d’essentialiser le mal, avec des catégories toutes faites et ainsi en utilisant les meilleures mises en scène hollywoodiennes.

Cette critique ne revient en rien – cela ne va-t-il pas de soi ? – à minimiser la gravité de la violence sexuelle, mais cela revient à poser la question des moyens politiques par lesquels nous pouvons et devons y répondre. Or, si nous devons à Hollywood une véritable efficacité politique vis-à-vis des abus de pouvoir qui rendent possible tant de différentes situations d’agression et de violence, nous ne devons pas attendre de Hollywood les formes politiques qui nous permettrons de prendre en charge la question de la violence sexuelle. Peut-être qu’à la différence de 2011, ce qui a rendu forte la « bonne nouvelle » qui est en train de se propager depuis Hollywood, ce sont les nouvelles subjectivités qui émergent de l’usage des réseaux sociaux. Mais, avant de s’en servir comme d’un moyen politique pour répondre à la violence, il faudrait analyser ces nouvelles subjectivités et prendre conscience de la violence inédite que recèlent des communautés d’individus dont les paroles peuvent se propager très vite et détruire la singularité d’une parole libérée. Avant d’en appeler à la dénonciation spectaculaire, il ne faut pas oublier que c’est tout un système qui a rendu possible cette violence, le même qui a créé Hollywood, et que nous n’en sortons pas par des moyens qui lui ressemblent un peu trop.

Aujourd’hui – et cela peut nous amener à nous interroger sur ce moment qu’on dit historique–, tandis que nous nous en prenons à certaines œuvres d’Antonioni (œuvres qui devraient pouvoir être vues librement, du point de vue de l’art) qui auraient le tort de montrer des scènes de viol, nous nous imaginons Oprah Winfrey présidente des Etats-Unis. L’art est donc condamné au nom de la politique, tandis que Hollywood pourrait fournir le scénario des prochaines présidentielles américaines.

Aïcha Liviana Messina

Professeure de philosophie à l’université Diego Portales au Chili, auteure de Poser me va si bien (P.O.L, 2005), Amour/Argent (Les éditions du Portiques, 2011), L’anarchie de la paix (Cnrs, à paraître en novembe 2018).

Dans le même numéro

Le passage de témoin

Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.