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Rassemblement « Nuit Debout » à Paris en 2016. Pierre-Yves Beaudouin / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0
Rassemblement "Nuit Debout" à Paris en 2016. Pierre-Yves Beaudouin / Wikimedia Commons / CC BY-SA 4.0
Dans le même numéro

De la démocratie en France. En finir avec les faux-semblants

La démocratie française révèle aujourd’hui des insuffisances structurelles, qui la rendent inapte à affronter les crises écologique, sociale et sanitaire. Face à cette décomposition, il est urgent de prendre à bras-le-corps la question démocratique et de redonner sa place à la délibération.

La démocratie française va mal. Les citoyens et les savants convergent pour une fois dans leur jugement. Enquête après enquête, le sentiment de n’être pas bien gouverné s’exprime chez les premiers1 quand les seconds, livre après livre, diagnostiquent la fin prochaine d’un régime moribond. Le constat n’est nullement spécifique à la France, et les analyses les plus pertinentes de la déconsolidation des systèmes démocratiques nous viennent des États-Unis, où l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 a marqué un point de rupture2.

Les symptômes et les multiples pathologies des démocraties en Occident sont clairement identifiés : dévitalisation des institutions classiques de la représentation politique (assemblées parlementaires, médias, syndicats, partis politiques) ; défiance croissante vis-à-vis des élites sociales, intellectuelles et politiques ; désintermédiation des relations sociales et affaiblissement des corps intermédiaires ; brutalisation du débat public sur les réseaux sociaux comme dans les espaces de discussion les plus traditionnels ; poids de plus en plus important des groupes d’intérêts et des acteurs du monde économique et financier dans la décision politique ; montée en puissance des exécutifs ; régression des libertés publiques… Sans faire ici l’inventaire exhaustif des causes de ce malaise démocratique, il suffit juste de rappeler que ce processus de déconsolidation affecte toutes les démocraties occidentales.

L’effondrement des institutions et des croyances associées à la démocratie représentative, plus ou moins silencieux ou spectaculaire selon les pays, est à l’œuvre. Et il ne devrait pas moins nous inquiéter que celui de nos écosystèmes. À l’échelle de chaque nation, un scénario tragique hante désormais les esprits de beaucoup, alimenté déjà par quelques exemples, y compris en Europe : perceptions négatives dans l’opinion des performances du gouvernement, montée d’un sentiment d’aliénation vis-à-vis du système politique dans des fractions de plus en plus nombreuses de la population, succès électoraux des mouvements d’extrême droite, arrivée au pouvoir de leaders autoritaires, restriction des libertés, harcèlement des oppositions, installation durable au pouvoir d’un régime politique hybride qui aura perdu l’essentiel des caractères qui font qu’un régime puisse se prétendre démocratique3.

L’effondrement des croyances associées à la démocratie représentative ne devrait pas moins nous inquiéter que celui de nos écosystèmes.

D’autres s’inquiètent plutôt du risque de voir progressivement l’architecture institutionnelle de ces mêmes systèmes démocratiques réduite à un simple trompe-l’œil, une « démocratie Potemkine » dans laquelle les apparences seraient préservées (élections, parlement, médias…) mais le pouvoir réel transféré à des acteurs non élus (marchés, grandes entreprises, agences…) dans des « post-démocraties » qui, elles aussi, n’auraient plus de démocratie que le nom4. Mais, quel que soit le scénario envisagé ou redouté, la question démocratique devrait être aujourd’hui une sinon la question principale à résoudre pour nos gouvernants.

Or il n’en est rien. À observer le cours ordinaire de la vie politique française sous la Ve République tardive, on pourrait croire que tout va bien dans le meilleur des mondes politiques possibles. La fascination pour la mystique présidentielle continue d’opérer et d’annihiler toute velléité de changement substantiel de logique politique. Les chantiers de réforme de la Constitution ou du mode de scrutin ont été à ce jour repoussés sine die. À l’échelle locale, des équipes municipales portées parfois au pouvoir par à peine 10 % de la population adulte de leur commune ont pris place, comme si de rien n’était, dans leurs conseils. Les revendications démocratiques formulées dans le sillage du mouvement des Gilets jaunes ont été largement ignorées. Et l’on peine à identifier ceux qui, parmi les acteurs ou commentateurs attitrés de ce théâtre politique, perçoivent le besoin d’une transformation profonde de notre modèle politique.

Quelles peuvent être les conséquences d’un tel aveuglement ou d’un tel déni ? Quand la légitimité d’un pouvoir est à ce point affaiblie, il faut s’attendre à ce que la force devienne l’ultime recours des autorités pour rester en place et imposer leurs décisions. Il n’est pas nécessaire d’abolir les élections, il suffit qu’elles ne soient plus aussi compétitives, ni d’interdire les oppositions mais de les réduire au silence. La question se pose aujourd’hui de savoir si cette pente est fatale ou s’il est encore possible d’y échapper. Au cœur de cette crise démocratique, existe-t-il une autre issue que celle de l’autoritarisme ? Cet article se veut un plaidoyer pour que l’on prenne enfin la question démocratique au sérieux et que soient trouvées des réponses à ce qui est désormais plus qu’un malaise ou un désenchantement : l’accélération d’un processus de décomposition.

Prendre l’exigence démocratique au sérieux

Car ce qui s’exprime aujourd’hui ne relève pas seulement de la défiance ou de la déception vis-à-vis du système politique, c’est aussi, de la part d’une fraction croissante de citoyens, une aspiration à être gouverné autrement et à pouvoir contribuer à la décision politique. Nul hasard si deux des plus importants mouvements sociaux français contemporains ont soulevé la question démocratique en parallèle avec d’autres revendications. Les Gilets jaunes, à travers leur demande de référendum d’initiative citoyenne (RIC) ont clairement associé à leur expression d’un sentiment d’injustice collective une critique des dysfonctionnements de la démocratie représentative. C’est parce que les représentants se seraient mis au service des seuls puissants et auraient abandonné la défense des intérêts des catégories moyenne et populaire qu’il est jugé à ce point décisif de leur reprendre le pouvoir. La solution envisagée au travers du RIC est de permettre directement aux citoyens de proposer ou de censurer les lois, de changer la Constitution ou de révoquer leurs élus. En associant ainsi question sociale et question démocratique, les Gilets jaunes n’ont fait que pointer une tendance à l’oligarchisation de nos sociétés que les travaux de science politique observent depuis de nombreuses années, notamment à partir du cas états-unien5.

Les mouvements de jeunes pour le climat, à l’instar d’Extinction Rebellion, mettent en avant également l’incapacité des démocraties représentatives à trouver des réponses à la question du changement climatique. Ce qu’ils pointent à leur tour est un défaut systémique du gouvernement représentatif, lié à l’obsession court-termiste de représentants soucieux d’abord de se faire réélire et prêts pour cela à sacrifier les intérêts de long terme de nos sociétés. Au travers de cette critique, ils rejoignent nombre d’auteurs qui montrent à quel point la démocratie représentative, ce régime inventé au xviiie siècle et qui s’est consolidé au xixe siècle, est peu armée pour affronter les défis écologiques du xxie siècle.

La revendication d’une autre démocratie s’est aussi exprimée dans les mouvements de place (Indignés, Occupy) au début de l’année 2010 et à Nuit debout en 2016. Lors des récentes élections municipales, une soixantaine de villes françaises, dont certaines de taille significative (Grenoble, Poitiers, Annecy…), ont élu des listes citoyennes qui ont mis en tête de leur programme le projet de gouverner avec les citoyens. S’il faut relativiser l’ampleur de cette vague municipaliste, du fait notamment de l’importance du taux d’abstention à ces élections, tout démontre qu’une fraction croissante de la population, notamment urbaine et éduquée, aspire à un autre fonctionnement démocratique.

Hors de la sphère institutionnelle, partout dans le monde, de multiples collectifs locaux et initiatives citoyennes contribuent également à ce mouvement en faveur de la démocratie, mais par le bas cette fois. Ces expériences d’auto-organisation autour de « communs » partagés et gouvernés collectivement dessinent autant d’« utopies réelles6 », accomplies ici et maintenant. Elles ont pour traits communs de chercher à relocaliser l’action politique et de récuser à la fois l’État et le marché. Force est de constater leur totale déconnexion avec la sphère politique formelle. Elles témoignent pourtant d’une volonté de renouer avec une pratique politique directe, d’un désir de transformer le monde sans déléguer à quiconque son pouvoir d’agir.

Pour caractériser la période actuelle, certains ont pu parler de « politique post-représentative », au sens où c’est bien la fiction sur laquelle le principe de représentation politique est fondé qui est remise en cause aujourd’hui7. Dans quelle mesure celui qui a été élu peut-il se substituer à moi et parler en mon nom et à ma place ? Dès lors qu’il vit dans un monde social différent et ne partage pas mon expérience (mouvement des Gilets jaunes) ou qu’il ne vise qu’à être réélu ou à plaire aux marchés plutôt qu’à faire prévaloir l’intérêt général (mouvements écologistes), ce représentant est-il encore légitime à m’imposer ses choix ? C’est bien parce que l’élection aujourd’hui ne suffit plus à la légitimation de la décision qu’il importe de repenser en profondeur nos institutions politiques. C’est parce que ces dernières ne parviennent plus à générer les croyances qui leur donnent sens et leur permettent de fonctionner qu’elles menacent aujourd’hui de s’effondrer.

Sortir des faux-semblants

Face à cette exigence démocratique, l’évolution des méthodes gouvernementales en France depuis quelques années semble aller dans une direction exactement inverse. La voie de la répression a été presque systématiquement préférée à celle de la participation. L’actuelle présidence de la République a accentué un processus de concentration des pouvoirs au sommet de l’État qui a atteint une sorte de paroxysme avec la gestion de la crise sanitaire.

Ce rétrécissement des espaces de délibération politique, à savoir des moments et des lieux dans lesquels la décision est susceptible d’être discutée, contestée dans ses fondements et amendée, caractérise la politique française contemporaine. L’exercice du pouvoir y est de nature épistocratique, au sens où les choix effectués par une poignée d’experts au sommet de l’État y sont censés s’imposer d’eux-mêmes, par la seule force d’une raison supérieure8. « À quoi sert-il de débattre puisque nous savons ce qui est bon pour la société ? », semblent-ils nous dire. C’est au nom d’une connaissance prétendument supérieure des lois du monde et du marché qu’ils imposent leur volonté. Le pouvoir s’appuie aujourd’hui autant sur cette supériorité épistémique que sur son origine électorale pour imposer ses vues. Cela revient à signifier que seule une méconnaissance du contexte ou des politiques menées, ce fameux « manque d’information » qui caractériserait ces citoyens « réfractaires », peut expliquer que l’on s’y oppose. Dans ce modèle, le conflit et la délibération ne sont ni pensés ni a fortiori intégrés.

Nous assistons dans le même temps à un certain nombre de reculs du droit des citoyens à la participation, reconnu pourtant par la Constitution (article 7 de la Charte de l’environnement) et par le Conseil constitutionnel. Au nom de l’efficacité et de la croissance, les possibilités de contester certains projets susceptibles de porter atteinte à l’environnement se sont considérablement réduites. La loi ASAP relative à l’accélération et la simplification de l’action publique, promulguée en décembre 2020, ne fait que parachever cette évolution9. L’une des procédures de concertation avec les citoyens les plus élémentaires, l’enquête publique, est ainsi aujourd’hui vidée de sa substance. Dès lors qu’elle est susceptible d’entraver le jeu du marché et la marche de l’économie, la démocratie est perçue comme un obstacle.

C’est aussi au nom de l’efficacité et de l’urgence que les décisions prises depuis le début de l’épidémie n’ont été discutées nulle part et que le choix a été fait d’ignorer toutes les instances de la démocratie sanitaire, comme de la démocratie parlementaire, à travers notamment l’instauration d’un Conseil de défense, lieu unique (et largement opaque) de formulation de choix décisifs s’imposant à l’ensemble de la société. Il est à craindre que le double prétexte de l’urgence et de l’efficacité (toujours opposés,  par principe dans ce discours, à la démocratie) n’en vienne à justifier une pratique du pouvoir toujours plus autoritaire et concentrée dans un monde où les crises – environnementales, terroristes, migratoires, pandémiques, sont amenées à se multiplier.

Que reste-t-il alors pour contester les décisions de l’État sinon l’expression d’une colère et d’un ressentiment que les dispositifs de représentation traditionnels ne peuvent plus canaliser ? Le mouvement des Gilets jaunes aurait dû servir d’alerte. Faute de savoir construire collectivement la légitimité de la décision, avec la participation de tous ceux qu’elle est susceptible d’affecter, il ne reste comme issue, nous l’avons vu, que le passage en force. La démocratie française ne souffre pas seulement d’une atrophie des espaces de délibération, mais aussi d’un recours trop systématique à la violence pour faire taire la contestation. Sans exagérer cette mutation répressive de la politique française – la France n’est nullement devenue un régime autoritaire –, il faut craindre que, dans un avenir proche, des gouvernements moins respectueux des libertés fondamentales prolongent cette tendance, en se saisissant notamment de mesures d’exception inscrites désormais dans le droit général.

Le mouvement des Gilets jaunes aurait dû servir d’alerte.

La répression ne constitue pas, bien sûr, la seule réponse donnée par les autorités à la contestation. L’offre de nouveaux espaces de participation ouverts aux citoyens constitue une autre stratégie disponible, et l’un des paradoxes de la période actuelle est bien que, dans le répertoire d’action gouvernementale, le registre répressif coexiste désormais avec le registre participatif. Donner la possibilité à l’ensemble des citoyens de s’exprimer sur les politiques menées, leur concéder de nouveaux espaces de débat, a été en particulier l’objectif du grand débat national, ouvert en 2019 en réponse à la crise des Gilets jaunes. Cahiers de doléances, réunions locales, plateforme d’expression numérique, conférences citoyennes régionales ont été autant de canaux par lesquels les citoyens ont pu s’exprimer. En configurant une telle possibilité de participation, il devenait possible pour le pouvoir de disqualifier celle, plus informelle et moins policée, des Gilet jaunes. Mais la méthodologie employée pour organiser ce grand débat (avec la mise à l’écart notamment de la Commission nationale du débat public) et surtout l’absence de toute prise en compte par le pouvoir de cette matière considérable ont bien montré les limites de l’exercice. Lorsqu’elle n’est qu’un faux-semblant, la démocratie participative institutionnalisée ne peut qu’engendrer la frustration et renforcer les doutes vis-à-vis de l’autorité.

Il n’en va pas de même avec la convention citoyenne pour le climat, lancée en janvier 2019 par un collectif issu de la société civile (les Gilets citoyens) et reprise par le président de la République en avril 2019. Cent cinquante citoyens tirés au sort ont eu, à la demande du gouvernement, à formuler des propositions pour que la France réduise ses émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici à 2030, dans un esprit de justice sociale. Après s’être vu délivrer une information la plus complète possible, les citoyens ont eu neuf mois pour produire 149 propositions, qui ont été présentées en juin 2020. Ce dispositif a constitué lui aussi une réponse politique à la demande démocratique exprimée par le mouvement des Gilets jaunes, tout en présentant cependant beaucoup plus de garanties sur le plan démocratique que le grand débat.

Cette convention citoyenne10 s’inscrit dans un mouvement international de création d’assemblées citoyennes délibératives tirées au sort, amorcé depuis deux décennies dans des pays comme le Canada, l’Islande ou l’Irlande. L’expérience française a respecté scrupuleusement les normes issues des expériences antérieures tout en les adaptant au contexte : représentativité des tirés au sort, impartialité de la gouvernance, transparence, engagement du pouvoir à traduire cette participation dans le processus de décision. L’engagement du président de la République à transmettre « sans filtre » les propositions des citoyens au Parlement pour qu’il fasse la loi, au référendum ou à les traduire sous forme réglementaire a fortement crédibilisé l’exercice et lui a donné une visibilité importante dans le débat public.

La déception engendrée par le non-respect de cette promesse de « sans filtre », du fait de la forte édulcoration des propositions citoyennes dans le projet de loi Climat et résilience issu de la convention, est à la hauteur des espérances qu’elle avait pu fonder. Les citoyens participants eux-mêmes ont pu, dans une ultime réunion organisée en février 2021, faire valoir leur frustration en délivrant une évaluation très critique de ce projet de loi. Le risque est désormais que ce type d’initiative promettant d’inclure les citoyens dans le processus de fabrication de la loi ne suscite plus à l’avenir que le doute, sinon la dérision. En dépit de la grande réussite du processus dans sa dimension procédurale, de l’engagement et de la qualité du travail accompli par les citoyens, cette absence de conséquence politique forte montre qu’il y a un risque pour le pouvoir à ne pas respecter scrupuleusement les engagements affichés.

La convention citoyenne pour le climat a démontré pourtant, s’il en était besoin, que la participation des citoyens au processus de décision pouvait contribuer non seulement à enrichir celle-ci mais également à le rendre plus légitime. Les moyens importants mis à la disposition de cette expérience et l’engagement initial de la présidence ont pu laisser croire à une volonté d’intégrer désormais la démocratie délibérative (incarnée par cette assemblée) comme complément de la démocratie représentative. Il semble que ce ne soit pas le cas, hélas, et la promesse d’institutionnalisation à plus grande échelle de ces assemblées citoyennes est restée dans les cartons.

Le renouveau démocratique comme ardente obligation

Pour paraphraser le général de Gaulle, la participation est devenue aujourd’hui la plus ardente des obligations. L’intensité de la crise démocratique exige désormais autre chose que des aménagements à la marge d’un système épuisé. Elle exige aussi de ne plus se contenter de procédures et d’artifices cosmétiques, qui visent à communiquer plus qu’à tout autre chose, et que l’on associe trop souvent à de la démocratie participative dans notre pays. L’ingénierie de la concertation a fortement progressé au cours de ces vingt dernières années dans le monde. Il existe désormais un répertoire d’instruments qui ont fait leurs preuves et peuvent être mobilisés par les gouvernements locaux et nationaux pour consulter, se concerter ou co-construire la décision avec les citoyens : budgets participatifs, jurys citoyens, civic techs… Les technologies permettant de produire de l’intelligence collective ont également atteint leur pleine maturité. Il est désormais possible, à condition de s’en donner les moyens, de construire collectivement la décision, quel que soit le niveau de conflictualité préalable du public concerné. À condition aussi, que ce recours à la participation citoyenne soit susceptible de produire des effets tangibles sur la prise de décision, ce qui est encore beaucoup trop peu souvent le cas aujourd’hui en France.

Mais la diffusion massive de dispositifs participatifs ne suffira nullement à résoudre une crise démocratique d’une ampleur bien plus large encore. Il importe dès aujourd’hui de réformer en profondeur nos institutions afin de redonner une place à la délibération et de rompre avec une pratique solitaire et monarchique du pouvoir dont nous expérimentons chaque jour les effets délétères. De même qu’il convient de manière urgente de repenser un système électoral aberrant qui conduit à des distorsions insupportables dans le processus de représentation politique. Comment accepter qu’un président de la République, pour lequel ne se sont prononcés positivement que 18, 19 % des inscrits au premier tour, puisse revendiquer autant de pouvoirs pour une durée de cinq ans ? La logique du scrutin majoritaire à deux tours, qui oblige une grande partie des électeurs à voter de manière stratégique au premier et surtout au second tour, contribue à masquer la légitimité réelle des gouvernants élus.

Pour répondre à cette tare majeure de notre système politique, deux options sont ouvertes. La première est bien sûr celle du recours à la proportionnelle à dose significative, ou mieux encore l’adoption d’un mode de scrutin mixte à l’allemande qui permet tout à la fois de dégager des majorités et de refléter de manière plus fidèle l’opinion. Il faut en finir avec cette fatalité des démocraties majoritaires qui confient l’intégralité du pouvoir, sans nécessité de négocier ou de faire des compromis, à des forces politiques qui ne représentent en réalité qu’une faible minorité de la population. La seconde voie à envisager, plus révolutionnaire, est celle d’un système électoral radicalement différent, à l’image du vote par jugement majoritaire, dans laquelle il s’agit d’évaluer chacun des candidats et de retenir celui ou celle qui obtient la meilleure mention majoritaire. Une telle méthode aurait pour immenses avantages de rendre inutile le vote stratégique et de permettre de mesurer la confiance réelle accordée par les citoyens à chaque candidat. Qu’attend-on pour l’expérimenter11 ?

D’autres réformes institutionnelles d’ampleur doivent être également considérées de manière urgente. La première est celle de l’introduction d’un véritable référendum d’initiative citoyenne. Le référendum d’initiative partagée (RIP), tel que prévu par l’actuelle Constitution, a montré ses limites avec l’épisode ADP. Le seuil de signatures apparaît clairement trop élevé pour permettre aux citoyens de provoquer un référendum sur une question qu’ils jugent majeure. Si l’on doit faire une place au RIC, il faudra penser son articulation avec des mécanismes de démocratie délibérative à l’image de ce qui se pratique dans l’État d’Oregon avec la Citizens’ Initiative Review. Durant la campagne, un jury de citoyens tirés au sort est chargé d’étudier les différentes options soulevées par l’initiative et de produire une information complète, simple et contradictoire à destination des citoyens, lesquels s’en servent pour formuler leur jugement12. Ce RIC délibératif, transposé à la France, aurait pour vertu de garantir une véritable qualité de discussion préalable à la décision collective13.

La seconde de ces réformes pourrait consister en l’institutionnalisation d’une assemblée composée de citoyens tirés au sort aux côtés et en complément des assemblées élues. Cette assemblée, renouvelée régulièrement, pourrait avoir pour fonction de représenter les enjeux environnementaux de long terme dans un processus législatif orienté plutôt vers la défense d’intérêts économiques et financiers de court terme. L’exemple de la convention citoyenne sur le climat a montré que des citoyens, pleinement informés et détachés de toute perspective de réélection, montrent une plus grande sensibilité que les élus aux enjeux environnementaux. Cette « assemblée citoyenne du futur », comme l’ont appelée un groupe de chercheurs réunis autour de Dominique Bourg et dont nous faisons partie, ne voterait pas la loi, mais aurait la possibilité de proposer des lois nouvelles ou de mettre un veto constructif sur des lois qui n’auraient pas suffisamment pris en compte les impératifs environnementaux et de long terme14.

Une chambre composée de citoyens tirés au sort pourrait avoir également, à l’image de ce qui s’est mis en place récemment dans la Communauté germanophone de Belgique, la mission d’organiser des conventions citoyennes sur un certain nombre de sujets15. En permettant ainsi qu’un débat public puisse être organisé sur des questions que les citoyens jugent importantes, il devient possible d’adosser au travail des représentants élus, qui reste central et prépondérant, un mécanisme de démocratie délibérative permettant aux citoyens d’être pris en compte. L’obligation qui est faite pour les assemblées classiques de délibérer à partir des propositions citoyennes garantit cette articulation entre démocratie délibérative et démocratie représentative qui constitue aujourd’hui l’un des derniers recours possibles pour sauver cette dernière16.

Si l’imagination démocratique aujourd’hui ne manque pas de propositions de transformations de la démocratie représentative, il conviendrait enfin d’ouvrir le débat avec l’ensemble des citoyens sur la réforme des institutions démocratiques qu’ils souhaitent voir advenir. L’organisation d’une convention sur le renouveau démocratique, qui a été proposée dans une pétition récente déposée à l’Assemblée nationale, serait de nature à permettre ce débat17. Mieux encore, la prochaine élection présidentielle pourrait déclencher un processus de réforme en profondeur de notre Constitution, avec la participation des citoyens, sous forme de discussions locales, de conventions citoyennes et de consultations numériques. Des propositions en ce sens sont aujourd’hui sur la table et mériteraient d’être étudiées par les candidats qui se présenteront à l’élection18.

Il n’y aura, on l’aura compris, d’issue à la crise profonde de nos institutions démocratiques que si l’on expérimente ensemble et simultanément toutes les voies décrites ici. Au risque de voir la longue agonie de nos systèmes démocratiques se poursuivre jusqu’à son terme. Pour cela, il faudra cependant de fortes mobilisations citoyennes pour protéger ce qui, dans nos institutions et nos valeurs démocratiques, doit être sauvegardé contre tous ceux qui veulent s’en débarrasser pour faire avancer leurs intérêts politiques et économiques. Une partie de la bataille se joue en effet sur un mode défensif : défendre l’indépendance des médias, de la justice et la liberté de manifester ou de se réunir contre des adversaires de plus en plus nombreux constitue le premier impératif. Dès lors qu’une partie des élites politiques et économiques ont cessé de croire en la démocratie, comme le montre à l’envi l’actualité politique aux États-Unis ou en France, les mobilisations citoyennes en deviennent le seul rempart.

La démocratie doit se vivre comme une expérience.

Mais plus globalement encore, et c’est ce qui peut nous rendre pessimiste, ces réformes institutionnelles n’auront d’effet que si nos mentalités et l’ensemble de nos relations sociales changent elles aussi. C’est également parce que dans nos écoles, nos entreprises et dans le quotidien de nos relations sociales, la démocratie est aussi peu présente que la situation est à ce point critique aujourd’hui. Il convient de rappeler, encore et toujours, que la démocratie n’est pas seulement une manière d’envisager le pouvoir sur le plan institutionnel, mais aussi un « état social » comme le soulignait Tocqueville. Elle doit se vivre quotidiennement, à l’école, dans la manière dont les jeunes enfants sont préparés (ou non) à l’exercice de leur métier de citoyen, c’est-à-dire à l’écoute, au travail collectif, à la prise de parole en public et à avoir confiance en eux-mêmes et dans les autres. Elle doit se vivre également dans les entreprises, à la vie et aux stratégies desquelles les salariés, traités le plus souvent en sujets passifs, doivent être mieux associés. La question qui est posée est bien celle de la possibilité d’une démocratie réelle dans une société où les inégalités ne cessent de croître19. La démocratie doit se vivre comme une expérience, celle d’égaux qui cherchent ensemble à dépasser leurs différences pour construire un monde commun. C’est à cette condition seulement que ces réformes institutionnelles pourront la faire véritablement advenir.

  • 1.Voir par exemple les données accablantes collectées par le « Baromètre de la confiance politique » du CEVIPOF (www.opinion-way.com).
  • 2.Voir entre autres Yascha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, trad. par Jean-Marie Souzeau, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018 ; Daniel Ziblatt et Steven Levitsky, La Mort des démocraties, trad. par Pascale-Marie Deschamps, Paris, Calmann-Lévy, 2019.
  • 3.Ce scénario renvoie à la multiplication des démocraties dites « illibérales » partout à travers le monde. Voir Didier Mineur, « Qu’est-ce que la démocratie illibérale ? », Cités, 2019/3, no 79, p. 105-117.
  • 4.Cette hypothèse « post-démocratique » ou de la « dé-démocratisation » des sociétés occidentales est développée dans Colin Crouch, Post-démocratie, trad. par Yves Coleman, Bienne, Diaphanes, 2013 ou Wendy Brown, Défaire le dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, trad. par Jérome Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
  • 5.Camila Vergara, Systemic Corruption: Constitutional Ideas for an Anti-Oligarchic Republic, Princeton, Princeton University Press, 2020 ; Benjamin Page et Martin Gilens, Democracy in America. What Has Gone Wrong and What Can We Do About It, Chicago, University of Chicago Press, 2020.
  • 6.Erik Olin Wright, Utopies réelles, trad. par Vincent Farnea et João Alexandre Peschanski, Paris, La Découverte, 2017.
  • 7.Simon Tormey, The End of Representative Politics, Cambridge, Polity, 2015.
  • 8.Sur les limites de cette revendication de légitimité de type épistocratique, voir David Estlund, L’Autorité de la démocratie. Une perspective philosophique, Paris, Hermann, 2011.
  • 9.Voir l’Avis délibéré de l’Autorité environnementale sur le projet de décret portant diverses dispositions d’application de la loi ASAP en matière d’environnement, 24 février 2021.
  • 10.Nous ne revenons pas ici sur le détail d’une expérience à laquelle nous avons participé en tant que membre du conseil de gouvernance.
  • 11.Sur le principe du vote par jugement majoritaire, voir Michel Balinski et Rida Laraki, « Jugement majoritaire vs vote majoritaire », Revue française d’économie, 2012/4, vol. XXVII, p. 11-44 ; voir aussi l’action du collectif Mieux voter, mieuxvoter.fr
  • 12.Katherine R. Knobloch, John Gastil, Tyrone Reitman, « Délibérer avant le référendum d’initiative citoyenne : l’Oregon Citizen’s Initiative Review », Participations, 2019/1, no 23, p. 93-121.
  • 13.Voir Terra Nova, Le Référendum d’initiative citoyenne délibératif, rapport rendu le 18 février 2019.
  • 14.Dominique Bourg et al., Inventer la démocratie du xxie siècle. L’Assemblée citoyenne du futur, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
  • 15.Christoph Niessen et Min Reuchamps, « Le dialogue citoyen permanent en Communauté germanophone », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2019/21, no 2426, p. 5-38.
  • 16.Hélène Landemore, Open Democracy: Reinventing Popular Rule for the Twenty-First Century, Princeton University Press, 2020 ; Loïc Blondiaux et Bernard Manin (dir.), Le Tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Science Po, 2021.
  • 17.Tribune, « Il faut organiser une convention citoyenne pour le renouveau démocratique », JDD, 14 décembre 2020.
  • 18.Fondation Nicolas Hulot, Osons le big bang démocratique. Une méthode pour adapter nos institutions au xxie siècle, rapport 2017. Voir également Hoi. L. Kong et Ron Levy, « Deliberative Constitutionalism », in John Dryzek et al., The Oxford Handbook of Deliberative Democracy, Oxford, Oxford University Press, 2018.
  • 19.Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Paris, Seuil, 2011.

Loïc Blondiaux

Professeur de science politique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il est notamment l’auteur de Le Nouvel Esprit de la démocratie (Seuil, 2017).

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Changer d’État

Les difficultés rencontrées pendant la gestion de l’épidémie de Covid-19 ont remis en lumière le rapport paradoxal que la France entretient avec son État. Parce qu’il est censé décider de tout, il est le recours vers lequel tous se tournent en situation de crise, en même temps qu’il concentre l’essentiel des critiques. Au-delà de la crise sanitaire, la question d’un juste partage des responsabilités entre l’État et d’autres acteurs - les collectivités territoriales, les citoyens, les syndicats ou les entreprises- pour construire un horizon d’action commun se pose. Alors même que la pandémie marque le retour en grâce de l’action publique, comment changer concrètement la figure de l’État pour apaiser sa relation avec la société et lui permettre de répondre aux aspirations contemporaines en matière d’écologie et de justice sociale ? C’est à cette question que s’attache ce dossier, coordonné par Lucile Schmid.