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Tenet : Photo Elizabeth Debicki, Kenneth Branagh. Copyright 2020 Warner Bros. Entertainment, Inc. All Rights Reserved. / Melinda Sue Gordon
Tenet : Photo Elizabeth Debicki, Kenneth Branagh. Copyright 2020 Warner Bros. Entertainment, Inc. All Rights Reserved. / Melinda Sue Gordon
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Tenet, le temps du cinéma

octobre 2020

Le dernier opus de Christopher Nolan a déconcerté une partie de la critique en raison de la complexité de sa narration. Le long-métrage est pourtant l'occasion, pour le réalisateur, de se livrer à un jeu brillant sur les codes traditionnels du montage.

« Le montage, c’est la composition, l’agencement des images-mouvement comme constituant une image indirecte du temps1. »

Le cinéma, le plus souvent, consiste à amener l’action d’un point A à un point B. Que Tenet fasse se rejoindre, dans son avant-dernière scène, le point A et un point C dans le point B semble suffire à justifier de fréquentes critiques, dans la presse et ailleurs, selon lesquelles Christopher Nolan aurait « perdu » ses spectateurs. D’un point de vue cinéphile, de tels reproches surprennent : quel spectateur assidu n’aime pas interpréter les mystérieux scénarios de David Lynch, les jeux sur la diégèse de Buñuel ou Stalker (Andreï Tarkovski, 1972), dont le sens ne se devine aussi qu’à la dernière scène ? De plus, vu à deux reprises en format 70 mm (une chance que seuls quelques milliers de spectateurs eurent en France, ce format étant exploité dans un seul cinéma, sur les Champs-Élysées), le long-métrage ne peut que s’analyser comme un jeu constant sur le montage et sur les croyances habituelles des spectateurs face au grand écran. Un film sur le temps, quand il est temps d’en redécouvrir le goût collectif, et aussi de reconsidérer ce dont le septième art est capable.

Il faut en premier lieu souligner la forte impression sur les regards de ce format de pellicule, deux fois plus grand que le 35 mm ou les caméras numériques habituelles. Les plans larges paraissent créer des cadres tridimensionnels sans besoin de porter des lunettes ; la séquence d’ouverture, où un commando attaque un opéra, bien que se déroulant principalement en intérieur, paraît aussi épique que les classiques de David Lean. Cette ambition a d’ailleurs été affirmée par le réalisateur dans un message projeté avant la projection : créer « une forme de réalité virtuelle qui se passe de lunettes », pleinement réussie tant le réalisme superbe de la mise en scène rejoint l’inventivité du concept sur lequel repose le long-métrage.

Plus encore que Dunkerque, dont le 70 mm pouvait paraître superflu devant le gigantisme de la mise en scène et le grand horizon des décors, Tenet bénéficie de façon optimale de cette méthode de tournage, qui magnifie les intérieurs et maximise la profondeur de champ. Trois séquences à grand spectacle, le crash d’un avion-cargo dans un hangar, une poursuite sur une autoroute et une régate en bateaux gigantesques munis de foils, semblent n’exister que pour montrer l’immensité des cadres possibles, comme une ambition et un jeu formels de Nolan. Pourtant, c’est bien dans des scènes plus discrètes, comme les simples échanges entre personnages au milieu des centres-villes, que le talent filmique du Britannique se dévoile le plus : des décors quasiment aussi nets que dans la réalité, l’impression en fil rouge de suivre le protagoniste à quelques centimètres.

Longtemps annoncé comme un projet de film d’espionnage reposant sur le voyage dans le temps, Tenet renonce aux codes de ce genre en créant une variation. Sans vouloir dévoiler les ressorts de l’intrigue, il ne s’agit pas ici d’un déplacement d’une époque à une autre, comme chez H.G. Wells, mais d’un concept, l’inversion, où des humains et des objets peuvent se déplacer à rebours de l’espace-temps : une balle peut reculer, un individu peut revivre une situation vécue, « à l’envers » de son déroulement initial. En clair, deux temporalités peuvent coexister dans une même scène, deux périodes de l’action se rencontrer ; trouvaille qui culmine dans le sommet émotionnel final, où deux commandos, l’un en temporalité normale et l’autre en inversion, livrent un assaut décisif… Pendant qu’en montage parallèle, une troisième action importante a lieu, sur le yacht de l’antagoniste (Kenneth Branagh). Les climax multiples ne sont pas rares au cinéma, mais ils se déroulent rarement au milieu de régimes d’images multiples, nécessitant une relecture permanente par les spectateurs. Ainsi peut s’expliquer le sentiment d’être « perdu » éprouvé par certains.

Le scénario doit-il par conséquent se lire comme une simple métaphore du cinéma ? A priori oui : l’inversion semble représenter le montage, la croyance en la continuité de ce que le spectateur, ici le Protagoniste, voit. L’effet quasi magique de cette technologie très futuriste reproduit celle de la table ou du logiciel de montage car, comme le montre la scène d’explication avec la scientifique (Clémence Poésy), étonnamment abstraite pour un film d’anticipation, « ça marche dans les deux sens », même si le héros et les spectateurs à travers lui ne peuvent interpréter le phénomène, les images, que dans le sens linéaire habituel. Or, ici, des images inversées ne cessent de surgir dans le champ, forçant le regard à un double écoulement de l’action, en dehors de la ligne stricte de A à B à laquelle cent vingt-cinq ans de cinéma ont habitué le public. Pas une illisibilité, mais une complexité certaine, pas une abstraction mais une épaisseur formelle qui interroge autant ce que peut visuellement la pellicule que le degré jusque auquel le sens peut être véhiculé par le montage.

Il ne s’agit pas d’une vanité intellectuelle du cinéaste, mais d’une énigme à grande échelle où des plaisirs faciles (les cinq anagrammes du carré Sator placés dans l’intrigue, les blagues et le ton léger de John David Washington et de Robert Pattinson dans leurs compositions) cohabitent avec un récit labyrinthique. Le film, comme Inception (2010) et Interstellar (2014), ne repose ni sur la technologie ni sur une prétendue « crédibilité », mais sur la croyance des personnages, relais des spectateurs, et l’immersion des deux dans un monde, dans les images. Personne ne peut pénétrer les rêves d’un autre, l’inversion ici représentée n’existera peut-être jamais, et pourtant des millions de spectateurs s’y perdent, les analysent avec plaisir.

Tenet n’est bien sûr pas une œuvre sans défauts : le jeu souvent trop emphatique de Branagh ou une musique originale pompière à certains moments agacent et interrompent la suspension d’incrédulité. Le public peut se sentir déboussolé après une seule vision, et ne pas vouloir revenir en salle pour mieux décrypter le film. Pour autant, il est difficile de ne pas admettre la réussite formelle de Nolan sur ce projet, son art de renvoyer la plupart des franchises d’action actuelles, et James Bond, dont les cinéphiles ont longtemps espéré qu’il en réalise un, à leurs bancs d’école en termes de mise en scène. Le bon format d’image, la photographie et la profondeur de champ peuvent produire cela ; les effets spéciaux peuvent s’allier au découpage pour représenter des actions inversées mais lisibles, comme si tout le film se déroulait dans le Paris retourné d’un des rêves d’Inception. Cette image indirecte du temps permet enfin de représenter « d’une part le présent variable, et d’autre part l’immensité du futur et du passé2  » : l’évocation d’un monde, l’exploration possible du temps, par bribes évidentes a posteriori : la scène de la première rencontre entre le Protagoniste et Neil peut ainsi donner lieu à une réinterprétation assez vertigineuse…

  • 1.Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 47.
  • 2.Ibid., p. 82.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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