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Lesbos, 11 octobre 2015 (photo Jim Forest)
Lesbos, 11 octobre 2015 (photo Jim Forest)
Flux d'actualités

Le droit d’asile en Europe : un régime à plusieurs vitesses

La guerre en Ukraine a révélé le biais de sélection dont souffre le droit d'asile en Europe, qui distingue réfugiés et migrants selon leur pays d'origine, et fait de la lutte contre les réseaux de passeurs son fer de lance en feignant de croire qu'elle endiguera le flux migratoire. Il faut réaffirmer l'inaliénabilité du droit d'asile, et rappeler que ce sont également des guerres que fuient ceux que l'on refoule au mépris des normes internationales.

Le droit d’asile, consacré par la Convention de Genève du 28 juillet 1951, est reconnu à toute personne « qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Ce droit, repris dans les textes européens dans le cadre d’une « politique commune dans le domaine de l’asile » faisant l’objet de directives et règlements UE, est mis à mal par les orientations actuelles de la Commission européenne. Par ailleurs, la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine le 24 février 2022 a rebattu quelques cartes. Dans le langage courant, s’installe désormais la distinction, connotée, entre « migrants » et « réfugiés » : les premiers sont ceux qui proviennent du Moyen-Orient (Syrie, Afghanistan, Irak) et de certains pays africains, notamment le Soudan, et dont l’Europe aimerait contenir le flux migratoire ; les seconds proviennent d’Ukraine, dont on reconnaît sans difficulté qu’ils viennent d’un pays en guerre, où règne une violence généralisée et ont besoin, à l’évidence, d’une protection internationale. Il est utile de faire le point sur les différentes facettes du droit d’asile tel qu’il est conçu en Europe.

Lutter contre les passeurs

La Commission estime en effet que 90 % des personnes migrantes en situation irrégulière qui atteignent l’Europe utilisent les services de « contrebandiers » et que deux tiers des migrants irréguliers ne remplissent pas les critères pour obtenir une protection internationale1. Elle a élaboré un plan de lutte contre les réseaux de « passeurs », car elle considère, à juste titre, qu’ils mettent la vie des personnes en danger2. Pour la Commission, plusieurs facteurs alimentent le recours à ces réseaux : les difficultés socio-économiques, les discriminations, les conflits armés et le changement climatique. Curieusement, la Commission ne mentionne pas les persécutions dans les pays d’origine !

La priorité donnée à la lutte contre les réseaux de passeurs ne saurait occulter le fait que des personnes « recherchent légitimement une protection dans l’Union ». Une certaine idéologie prend forme au niveau européen, selon laquelle le démantèlement policier des réseaux de passeurs va tarir les flux migratoires. Autant une politique européenne de lutte contre les réseaux de passeurs est indispensable, autant le droit d’asile doit être réaffirmé avec force.

Hotspots

Par ailleurs, la Commission se félicite de « l’approche hotspots », financée dès 2015 suite à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise migratoire » par l’Union européenne dans le cadre de la « protection des frontières extérieures »3. Mais elle passe sous silence les conditions indignes de détention, l’absence d’assistance médicale et juridique, et la négation des droits pourtant garantis par les directives européennes4 : directive « accueil » et directive « procédures » du 26 juin 2013. L’Europe est largement impliquée, par la présence sur place des agences européennes : Frontex, Europol, Bureau européen de l’asile (EASO), cette dernière agence étant chargée d’un premier examen des demandes d’asile.

La Commission ne fait nulle mention du « Pacte sur la migration et l’asile », dont les négociations au Parlement européen s’enlisent. Ce pacte vise notamment à donner un cadre légal aux pratiques de screening dans les hotspots grecs et italiens, correspondant à un « tri » sur la base de la nationalité. L’obligation d’accueil énoncée par les textes européens et nationaux ne peut être traitée sur la seule base des statistiques, sur les chances que telle ou telle personne a d’obtenir une protection en fonction de sa nationalité. L’obligation d’accueil d’un demandeur d’asile n’est pas négociable, et les demandes doivent être étudiées au cas par cas.

La politique migratoire européenne ne saurait se réduire à un screening rapide dans des hotspots surpeuplés, alors que l’évaluation du bien-fondé d’une demande d’asile requiert plusieurs semaines, voire plusieurs mois si on inclut le temps de l’instance d’appel. Le contrôle des frontières extérieures est pourtant privilégié par la présidence française, avant toute référence au droit d’asile5.

Pushbacks

Le règlement de Dublin comporte une référence forte à un « régime d’asile européen commun » visant à mettre en place un « espace de liberté, de sécurité et de justice ouvert à ceux qui, poussés par les circonstances, recherchent légitimement une protection dans l’Union6 ». Les pratiques cautionnées par la Commission vont pourtant à l’encontre de ces principes : les refoulements sont désormais officiels, menés avec l’aide de l’agence Frontex, tant en mer Egée, pour assurer la bonne application de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, qu’à la frontière entre la Serbie et la Croatie. Le Rapporteur spécial sur les droits humains des migrants observe ainsi que la Grèce, l’Italie, la Croatie et la Hongrie mettent en œuvre des refoulements massifs de migrants et que certaines mesures de renvoi font intervenir l’usage de la force, en violation des normes internationales7.

Que va avoir comme conséquences l’autorisation faite à Frontex, lors du Conseil des ministres européens du 28 novembre 2021 à Calais, de « patrouiller » par avion au-dessus de la Manche pour surveiller les embarcations qui tentent de traverser ce bras de mer ? De nouveaux pushbacks, au motif que ces embarcations sont affrétées par des passeurs ? Pourtant, les candidats à l’asile ne doivent pas être sanctionnés à raison de l’irrégularité de leur entrée et séjour sur le territoire, « sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières ».

Conditions d’accueil

Le droit d’asile comporte des contraintes d’accueil, fixées par la directive « Accueil ». Les demandeurs d’asile ont droit à une information complète, dans un « délai raisonnable » après le dépôt de leur demande, sur leurs droits et leurs obligations. De plus, les États membres doivent leur accorder des « conditions matérielles d’accueil » : l’accès au logement, à la nourriture, aux soins de santé et au marché du travail, éventuellement une allocation, scolarisation des mineurs (articles 13 à 19 de la directive). La directive restreint par ailleurs le placement en rétention : « Le traitement des demandeurs placés en rétention devrait respecter pleinement leur dignité humaine, et leur accueil devrait être spécifiquement conçu pour répondre à leurs besoins dans cette situation. En particulier, les États membres devraient veiller à ce que l’article 37 de la Convention des Nations unies de 1989 relative aux droits de l’enfant soit appliqué. »

Dès lors que ces garanties ne s’appliquent qu’à ceux qui ont effectivement demandé l’asile, il y a un vide juridique concernant les personnes qui arrivent de manière irrégulière et n’ont pas encore sollicité l’asile, soit parce qu’elles ne connaissent pas la procédure, soit parce qu’elles attendent d’être dans un pays de l’Union européenne pour demander une protection internationale. C’est le cas des Syriens, Afghans, Soudanais, Irakiens, qui bravent la mer et paient des passeurs pour arriver à leurs fins au péril de leur vie8. Faut-il les repousser ?

Les accords du Touquet du 4 février 2003, dans le cas de la frontière franco-britannique, qui prévoient à la charge du Royaume-Uni le financement des contrôles et la sécurisation des sites de transit et à la charge des autorités françaises le contrôle de l’immigration clandestine vers l’Angleterre, ne peuvent non plus tenir lieu de politique migratoire respectueuse du droit d’asile.

Ainsi, les décideurs européens ne sauraient réduire la politique migratoire à des actions répressives aux frontières extérieures de l’Union, qui aboutissent finalement à nier l’obligation d’asile.

Le régime applicable aux réfugiés ukrainiens

Cependant, l’actualité immédiate a donné un autre « souffle » au droit d’asile, d’une manière assez brutale. L’invasion du territoire ukrainien par les forces militaires russes à compter du 24 février 2022 a généré un afflux massif de personnes fuyant l’agresseur vers l’Union européenne. À l’heure actuelle, et sous réserve d’une évolution de jour en jour, environ 2, 3 millions de personnes semblent avoir fui ce pays9. On entre dès lors dans le cadre d’un « afflux massif de personnes déplacées », au sens de la directive (2001/55/CE) du Conseil du 20 juillet 2001, laquelle a fait l’objet de la décision d’exécution (UE 2022/382) du Conseil du 4 mars 2022 constatant l’existence d’un afflux massif de personnes déplacées, dès lors que l’ampleur de cet afflux est vraisemblablement tel que les régimes d’asile des États membres risquent manifestement de ne pas être en mesure de traiter ces arrivées sans qu’il soit porté atteinte au bon fonctionnement de ces régimes, ainsi qu’aux intérêts des personnes concernées et à ceux d’autres demandeurs d’une protection. Il appartient en conséquence aux États membres accueillant ces réfugiés de mettre en place un régime spécial afin que les bénéficiaires et les membres de leur famille disposent de titres de séjour pendant toute la durée de la protection temporaire. Ces titres constituent un droit de séjour temporaire, mais autorisent aussi l’exercice d’une activité salariée et, pour les moins de dix-huit ans, l’accès au système éducatif.

L’urgence humanitaire commande effectivement la mise en place d’un régime « spécial » qui, dès lors, va coexister avec le régime européen d’asile tel qu’il est défini par les textes mentionnés plus haut. Mais cette coexistence ne va pas sans poser problème. Pourquoi ne raisonne-t-on pas de la même manière s’agissant des réfugiés afghans ou syriens, qu’on appelle du reste « migrants », sans se soucier du fait qu’ils fuient aussi un pays en guerre ? Sont-ils moins « réfugiés » que les autres ? On rappellera qu’en France, en 2016, 80, 9 % des afghans ayant demandé l’asile l’ont obtenu, de même que 97, 3 % des Syriens et 42, 3 % des Soudanais10.

On peut observer que les régimes d’asile sont extrêmement différents. Sous le régime de la directive de 2001, les Ukrainiens peuvent choisir l’État membre dans lequel ils souhaitent bénéficier des droits attachés à la protection temporaire et rejoindre leur famille et leurs amis au sein de vastes réseaux de diaspora qui existent actuellement dans l’ensemble de l’Union. Ils bénéficient immédiatement de droits importants, notamment au travail. Sous le régime du règlement Dublin III, le régime est nettement moins favorable : le principe est la responsabilité du premier pays d’entrée ou celui où une demande d’asile a été présentée en premier. Si les réfugiés veulent présenter une demande d’asile ailleurs qu’en Italie, en Grèce ou en Espagne, ils feront l’objet d’une décision de « transfert » et seront donc persona non grata en France ou dans le pays qu’ils ont choisi.

Signe très concret de cette discordance des traitements de personnes réfugiées, les discriminations dont se font l’écho certains journalistes à la frontière polonaise, où les Ukrainiens sont accueillis avec empressement et les autres, en provenance de pays africains en particulier, sont mal venus et traités de manière indigne. Par ailleurs, les refoulements aux frontières extérieures de l’Europe continuent, avec ou sans l’aide de Frontex.

On connaît désormais un droit d’asile à deux, voire trois vitesses : il y a ceux qui bénéficient d’un régime très favorable, ceux que l’on tolère sur le territoire européen, et les autres, que l’on refoule, alors que les conflits dans les pays concernés se ressemblent étrangement.

 

  • 1. Commission européenne, « Plan d’action renouvelé de l’UE contre le trafic des migrants (2021-2025) » [en ligne], 29 septembre 2021.
  • 2. Selon l’Organisation internationale des migrations, depuis 2014, plus de 20 000 migrants sont morts au cours de leur tentative de traverser la Méditerranée.
  • 3. Conseil européen, “European agenda on migration” [en ligne], 26 juin 2015.
  • 4. Médecins sans frontières, “Constructing crisis at Europe’s borders: The EU plan to intensify its dangerous hotspot approach on Greek islands” [en ligne], 9 juin 2021. Voir aussi Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, Paris, Seuil, 2020.
  • 5. Conseil de l’Union européenne, “Migration and asylum: A gradual approach for the benefit of the European Union and all Member States” [en ligne], 17 janvier 2022.
  • 6. Considérant 2 de la directive 2013/32/UE, dite « Accueil », et du règlement 604/2013, dit « Dublin III,  », du 26 juin 2013.
  • 7. Rapporteur spécial sur les droits humains des migrants, « Rapport sur les moyens de répondre aux conséquences pour les droits de l’homme des mesures de renvoi de migrants sur terre et en mer » [en ligne], 12 mai 2021.
  • 8. Voir Astrid Roudeau de Châtenay et Aurélien Martin, France : Calais dans l’objectif d’un réfugié afghan, diffusé sur Arte le 17 septembre 2021.
  • 9. Selon le chiffre communiqué par le Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, le 10 mars 2022.
  • 10. Selon les chiffres donnés en ligne par Info-Migrants.