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Notes de lecture

Dans le même numéro

Józef Czapski à travers le XXe siècle

juin 2021

Maria Delaperrière, Maciej Forycki et Paweł Rodak font paraître une série de monographies consacrées à Jozef Czapski et à ses « itinéraires de vérité ». L’ouvrage est l’occasion de redécouvrir le parcours de cet intellectuel polonais d’un grand éclectisme, à la fois peintre et écrivain, qui fut témoin des événements les plus marquants du xxe siècle.

En France, Adam Mickiewicz, Frédéric Chopin, les Prix Nobel Marie Curie et Czesław Miłosz, Witold Gombrowicz ou encore Roman Polanski et Andrzej Wajda incarnent la culture polonaise. Aujourd’hui, d’autres comme Józef Czapski les rejoignent, comme l’illustrent les publications récentes des éditions Noir sur Blanc le concernant1.

Dans un ouvrage qui réunit pour la première fois historiens, archivistes, littéraires et historiens de l’art, Maria Delaperrière et ses collaborateurs restituent les facettes de cette personnalité cosmopolite et emblématique, confrontée à toutes les affres du xxe siècle. Quelques repères biographiques initiaux permettent de comprendre pourquoi ce Polonais presque centenaire (1896-1993) a connu des itinéraires chaotiques et des ruptures déchirantes, fréquentes chez les intellectuels de l’Europe soviétisée.

Dans la première partie se dessine une personnalité aux prises avec l’histoire. Issu de la haute aristocratie – il en conservera toute sa vie une grande élégance –, Czapski est animé très tôt par une forte spiritualité qui se heurte aux chocs de son temps, entre pacifisme tolstoïen, expérience de la déflagration mondiale et révolution d’Octobre. Après s’être cherché dans l’entre-deux-guerres en peinture et littérature entre Paris et Cracovie, il s’affronte à nouveau à l’histoire avec le double écrasement de la Pologne en 1939, sa captivité de deux ans en URSS, puis son engagement dans l’armée Anders, formée en 1941-1942 de prisonniers polonais déplacés en Asie centrale, ce qui lui permet de revenir en Occident.

De ces expériences naissent deux ouvrages capitaux : Souvenirs de Starobielsk (1945) et Terre inhumaine (1949), grands témoignages à hauteur d’homme sur les camps soviétiques, qui précèdent en France ceux des Polonais Gustaw Herling-Grudziński et Alexander Wat. Il y manifeste sa volonté de chercher le meilleur dans l’homme et son réalisme positif – « résilience », dirait-on de nos jours – lui fait dépasser les horreurs traversées. Marquées par une enquête fouillée sur le massacre des officiers polonais à Katyń – reconnu par Gorbatchev seulement en 1990 – et par la recherche de sa propre identité artistique, les années ultérieures se distinguent par un entrelacs étroit entre les tragédies de l’époque et la poursuite de son œuvre.

Ni russophile ni russophobe, il est antisoviétique et le sort de la Pologne, écrasée en août 1944 avant d’être occupée, le concerne directement : ses appels à ses amis Maritain et Mauriac restent cependant sans écho. Avec les Polonais de l’armée Anders, il attend l’issue de la guerre à Rome jusqu’au printemps 1945. Suit son exil en France où il continue son activité de mémorialiste, d’artiste – car il ne veut pas se trahir en abandonnant la peinture –, de critique et d’engagé politique, en étroite liaison avec Jerzy Giedroyc, rédacteur de Kultura, la grande revue de l’émigration polonaise. Collecteur de fonds pour le centre Kultura installé à Maisons-Laffitte, le rôle de Czapski dans l’exil dépasse cette dimension grâce à un dévouement tous azimuts. Après la déception éprouvée face à la politique française à l’Est, il participe très activement au Congrès pour la liberté de la culture, bien connu par les travaux de Pierre Grémion et de Roselyne Chenu2 : avec Konstanty Jeleński, il est un des deux « ministres des Affaires étrangères » de la cause polonaise dans une Europe médiane en lutte pour recouvrer sa liberté.

Comme en témoignent ses relations avec l’historien Philippe Ariès, qu’on s’étonne de trouver en sa compagnie, et son admiration pour la littérature française, son sens de l’amitié et la permanence de son souci humaniste courent tout au long de ce volume. En filigrane aussi, on perçoit un être tourmenté et doutant constamment de soi.

La deuxième partie, plus centrée sur l’œuvre que sur l’homme, analyse son intense activité de diariste, indissociable de celle du peintre puisque les 278 cahiers de son journal mêlent mots et images. Elle met aussi en exergue des relations privilégiées avec certaines œuvres : Proust, dont le souvenir des romans a joué un grand rôle quand il était en camp de concentration et tout au long de sa vie, une pensée métaphysique – mais sans système – qui part des penseurs polonais ou russes pour rejoindre Simone Weil et les mystiques espagnols, ou encore ses admirations artistiques. Si l’enracinement polonais chez l’immense poète Cyprian Norwid ou chez le philosophe Stanisław Brzozowski reste fort, par sa formation et sous l’influence de sa sœur Maria et de ses lectures, Czapski s’est plongé dans les littératures européennes, au premier rang desquelles figure la française.

Cinq textes consacrés au peintre font découvrir au lecteur qu’il a été l’un des initiateurs du kapisme, mouvement déterminant dans l’art polonais de l’entre-deux-guerres. Après le musée Jenisch de Vevey, la Fondation Jan Michalski a récemment présenté à Montricher son œuvre picturale. Il mériterait une ample rétrospective en France.

Ayant appréhendé son parcours à travers ce volume soigneusement édité et richement illustré, le lecteur comprend mieux le rayonnement qu’a pu exercer Czapski, réhabilité dans son pays dès le milieu des années 1980. Cette publication rassemble vingt-quatre contributions très diverses, allant de brefs textes à des études de fond, certains plus informatifs, d’autres plus réflexifs. S’appuyant sur des sources de première main et se répondant les uns aux autres, ils constituent un ensemble unique, y compris en Pologne, pour appréhender la complexité et la diversité de Józef Czapski – à la fois grand témoin, peintre et écrivain– et, à travers lui, pour revisiter la double expérience de l’histoire et de la création en Pologne et en exil au xxe siècle.

  • 1.Voir, notamment, Józef Czapski, Terre inhumaine [1949], trad. par Maria Adela Bohomolec, préface de Timothy Snyder, Paris, Les Éditions Noir sur Blanc, 2020.
  • 2.Voir Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme. Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris (1950-1975), Paris, Fayard, 1995 ; et Roselyne Chenu, En lutte contre les dictatures. Le Congrès pour la liberté de la culture (1950-1978), entretiens avec Nicolas Stenger, préface d’Alfred Grosser, Paris, Le Félin, 2018.
Eur’Orbem Éditions, 2021
362 p. 22 €

Antoine Marès

Professeur des universités, Antoine Marès a enseigné l'histoire de l'Europe centrale à l'Inalco et à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a dirigé le Centre français de recherche en sciences sociales (Prague) et  l'Institut d'études slaves (Paris). Actuellement président de la revue Relations internationales et de l'Institut d'histoire des relations internationales, il a récemment publié, à…

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