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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le legs soviétique

mars 2022

Composé par Alain Blum, Françoise Daucé, Marc Elie et Isabelle Ohayon, L’Âge soviétique, propose une remarquable synthèse de l’histoire soviétique au cours du xxe siècle. L’ouvrage s’attarde en particulier sur la première révolution de 1905 et souligne ses conséquences sur l’ensemble de la société russe.

Écrit par quatre spécialistes renommés, L’Âge soviétique, qui s’adresse à un lectorat varié, des universitaires ou des chercheurs en formation aux membres des sociétés savantes, n’a pas pour ambition de présenter une nouvelle histoire de l’URSS, mais de saisir sur le vif la société soviétique dans ses rigidités autant que dans ses complexités et ses mutations. Prenant en compte à la fois les dynamiques lourdes inscrites dans la durée et les reconfigurations souvent radicales qui marquèrent le xxe siècle soviétique – la double révolution de 1917, la guerre civile et la Nouvelle politique économique (1921), l’ascension de Staline (1924-1929) et sa disparition après des années de terreur et de guerre (1953), la « stagnation » brejnévienne (1964-1982) et le « moment Gorbatchev » (1985-1991), il s’intéresse particulièrement à ce que « l’âge soviétique » doit à la première révolution russe de 1905 et ce qu’il laisse en héritage à la Russie et aux quatorze autres « Républiques socialistes soviétiques » qui composaient le défunt Empire.

Fidèle à l’esprit de la maison d’édition qui le publie, l’ouvrage présente avant tout une synthèse mais, attentif aux acquis de la recherche menée depuis plus d’un siècle, il propose aussi de nouvelles grilles de lecture et reproblématise les enjeux d’une grande complexité pour saisir l’évolution d’une société qui, en quelques décennies seulement, traverse l’épreuve de la Grande Guerre, de la guerre civile, de la Grande Terreur stalinienne et de la Seconde Guerre mondiale. Comprendre la mue de ce pays économiquement arriéré en une puissance hégémonique mondiale, dans des conditions qui lui étaient a priori très défavorables, nécessite en effet de prendre en considération une échelle temporelle qui dépasse son existence, un espace qu’il structure sans en être le seul acteur, une pluralité de dynamiques de classes, de générations, de genres et d’appartenances géographiques, et enfin des attentes et des expériences contradictoires d’un monde impérial, que la terreur stalinienne n’a pu uniformiser ni domestiquer. De même, si dans la Russie actuelle une certaine « mémocratie1 » se charge d’offrir une lecture parfaitement lisse du passé russo-soviétique qui atteindrait sa finalité avec l’avènement de Vladimir Poutine en 2000, l’histoire russo-soviétique reste une « histoire contestée », ouverte aux interprétations des acteurs habités par des mémoires fragmentées et conflictuelles, mais aussi à celles des historiens, simultanément et constamment désenchantés et réenchantés par la démesure même de leur objet d’étude.

Chacun des neuf chapitres de l’ouvrage se présente par conséquent comme un chantier ouvert dans un temps historique désormais révolu, mais toujours susceptible de témoigner de la réactivation des matrices, des imaginaires et des filiations anciens et de provoquer des répliques d’une ampleur imprédictible sur des terres profondément transformées par les secousses passées. Ainsi, le premier relève l’importance de l’héritage de 1905, « une répétition générale » selon les termes de Lénine, dans l’accélération de la chronologie révolutionnaire entre février et octobre 1917. Il permet également de saisir le passage d’une révolution plurielle, dans laquelle nombre d’anarchistes voient la promesse d’une société sans État et nombre de socialistes non bolcheviques celle d’une démocratie radicale, à la dictature stalinienne. Allant au-delà de la famine de 1933 (notamment, mais pas uniquement en Ukraine et au Kazakhstan) et la Grande Terreur de la fin de cette décennie, les auteurs soulignent également que le stalinisme est, entre autres traits qui le définissent, une « révolution conservatrice », partageant sans doute de nombreux points communs avec d’autres révolutions conservatrices de la fin du xixe et du début du xxe siècle.

Le deuxième chapitre montre à quel point, dans le domaine de la gestion des nationalités, le régime soviétique s’inscrit dans la continuité de l’héritage tsariste, qu’il transforme cependant aussi radicalement. La nouvelle « prison des peuples » se construit en effet sur un équilibre incertain entre la répression (parfois extrême, comme la déportation de populations entières) et la « promotion » formaliste des « nations indigènes », pensée dans ses moindres détails. Très novateur, le troisième chapitre montre que l’URSS fut, surtout sous Staline, effectivement une « forteresse », plus repliée sur elle-même qu’assiégée de l’extérieur, mais qu’elle avait aussi de nombreuses brèches, lui interdisant de se penser comme un « monde clos ». Le quatrième chapitre explore, quant à lui, les données sérielles désormais fiables pour faire le bilan, notamment, de la répression des années staliniennes : plusieurs millions de victimes de la famine, au moins un million d’exécutions, quelque vingt-cinq millions de condamnations aux travaux forcés dans les camps ou à l’exil. L’excellente description de l’appareil coercitif stalinien et poststalinien, qui est tout à la fois policier, carcéral et économique, ouvre de multiples pistes de recherche comparatives, y compris avec la Chine de Xi Jinping.

Le chapitre 5, qui porte sur la démographie, donne à voir avant tout l’ampleur de la saignée qu’a subie la population ex-soviétique au xxe siècle avec les guerres mondiales, la guerre civile et la terreur d’État, sans empêcher cependant une « révolution démographique ». Il montre également que, devenue une science, la démographie n’offre pas uniquement une arme de guerre civile permanente, mais devient aussi révélatrice du pouvoir régalien qui la domine : ainsi Staline annule-t-il le recensement de la population de 1937, qui met à l’évidence les conséquences catastrophiques de la famine ukrainienne, pour en ordonner un nouveau en 1939, dont les résultats satisferont ses attentes. La démographie, soulignent les auteurs en analysant notamment la question de l’avortement, est également le domaine où excelle la « révolution conservatrice » de Staline.

Le chapitre 6 suit l’évolution de l’URSS, de la révolution de 1917 aux réformes des années 1980. La bureaucratisation de la révolution qu’on observe dès 1917, puis qui s’impose comme le pendant de la Terreur sous Staline pour lui survivre, est un phénomène qui avait grandement intéressé, pour ne pas dire hanté, la pensée politique du xxe siècle2. Mais, au-delà de l’étude de la fameuse nomenklatura soviétique, les auteurs consacrent de nombreuses pages érudites aux heurs et aux malheurs d’un appareil partisan-étatique aux pouvoirs certes illimités, mais souvent fragmenté et paralysé, et rarement capable de mettre en exécution ses volontés et ses décisions. Comme le montrent les réformes de Nikita Khrouchtchev (1953-1964), qui visent à décentraliser les processus de prise de décision dans le domaine économique et à rompre avec la rigidité des appareils, puis celles de l’ère de Gorbatchev qui précèdent l’effondrement final, les autorités, à savoir le Parti, l’État, la bureaucratie et la technocratie, qui commence à s’en détacher nettement, connaissent, voire reconnaissent la faillite du système, sans parvenir cependant à y remédier. Malgré des améliorations indéniables qu’on observe dans les domaines de la production industrielle et de la construction de logements durant les années 1960 et 1970, les citoyens soviétiques ne goûteront jamais à la « vie meilleure et plus gaie » que Staline disait déjà advenue en 1934.

Le fascinant chapitre 7 porte sur le monde des arts et de la création intellectuelle au sens large du terme. Il montre combien la culture, domaine par excellence où le socialisme devait l’emporter sur le capitalisme et la révolution bolchevique sur l’ancien régime tsariste constituait un champ où le pouvoir exerçait un contrôle efficace, mais où fleurissaient surtout mille et une expressions de dissidence. Nul doute que le Parti-État a su gérer ce domaine en lui imposant ses lignes rouges, en enjoignant à l’homo sovieticus d’adhérer à ses symboles et attentes et en promouvant des arts officiels à sa gloire. Mais la société soviétique a puisé son dynamisme culturel surtout dans ses marges, où elle pouvait décrire ses déchirures, ses doutes, « ses blessures se faisant lumière3 », où elle pouvait développer de nouveaux styles, que le Kremlin ne comprenait pas toujours, pour charger le vécu individuel et collectif de sens. Dans la continuité, le chapitre 8, consacré au microcosme scientifique soviétique (inévitablement intégré à son complexe militaro-industriel), montre que si les scientifiques ont eu leur Trofim Lyssenko (1898-1976), l’infâme maître des sciences agrobiologiques de Staline, qui n’hésitait pas envoyer ses rivaux au Goulag, ils ont aussi eu leur Andreï Sakharov (1921-1989), père de la bombe H soviétique passé à la dissidence.

Consacré aux résistances et dissidences, le dernier chapitre de l’ouvrage dresse un portrait de famille sur sept décennies des oppositions, armées ou pacifiques, ouvertes ou souterraines, et montre, à titre d’exemple, combien les marins de Kronstadt décimés sur l’ordre de Trotski (1921) se présentaient en réalité comme les authentiques défenseurs de la révolution de 1917 ou que la paysannerie, criminalisée par l’usage même du terme koulak (« riche des campagnes ») et vouée à être exterminée en tant que classe, voyait dans la collectivisation stalinienne un « deuxième servage », bien plus brutal que celui officiellement aboli en 1861.

Pour conclure, on doit saluer l’abondance de cartes, de graphiques, de tableaux et d’illustrations qui complètent remarquablement la prose. On peut cependant regretter l’absence d’une chronologie raisonnée ainsi que d’un chapitre conclusif, non pas pour trancher les enjeux présentés tout au long de l’ouvrage, mais pour permettre aux lecteurs de penser ce que la Russie/URSS du xxe siècle a laissé en legs à la Russie du xxie siècle : un règne des oligarques, un cartel militaro-industriel à la fois modernisé et profondément archaïque, un Poutine qui appréhende la politique, intérieure comme extérieure, comme une guerre de civilisations, et sa cour composée d’intellectuels-guerriers frustres, d’édiles et de fonctionnaires opportunistes et de popes revanchards, qui saluent en lui un bâtisseur d’empire digne de Vladimir le Grand (980-1015), d’Ivan le Terrible (1530-1584) et de Catherine la Grande (Catherine II, 1719-1796).

  • 1. Pour ce terme utilisé par Valeri Zorkine, le président du Conseil constitutionnel russe, voir Andreï Kozovoï, Russie, réformes et dictatures (1953-2016), Paris, Perrin, 2017, p. 15 et 20.
  • 2. Voir notamment Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie [1971], Paris, Gallimard, 1979.
  • 3. Georges Braque, cité par André Verdet, Entretiens, notes et écrits sur la peinture. Braque, Léger, Matisse, Picasso, Paris, Galilée, 1978, p. 47.

L’âge soviétique. Une traversée de l’Empire russe au monde postsoviétique
Alain Blum, Françoise Daucé, Marc Elie et Isabelle Ohayon

Armand Colin, 2021
432 p. 26,50 €

Hamit Bozarslan

Directeur d'études à l'Ehess, il est notamment l’auteur de l'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours (Tallandier, 2015) et de Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015 (Cnrs, 2015). Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. 

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