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Notes de lecture

Dans le même numéro

Hamnet de Maggie O’Farrell

Trad. par Sarah Tardy

septembre 2021

Maggie O’Farrell permet à une figure éclatante de femme, d’épouse et de mère de s’imposer, à la vie d’un enfant oublié de prendre enfin du sens et à un dramaturge mythique d’être perçu comme un homme ordinaire : un monde se forme peu à peu sur la vaste scène qu’est le roman.

Un jeune garçon de 11 ans, Hamnet, courant comme un fantôme dans une maison déserte, à la recherche de sa mère ou de quiconque pourrait secourir sa jumelle, Judith, malade, et un acteur se préparant pour interpréter le rôle du fantôme dans Hamlet : ces deux images qui se répondent, l’une au tout début du roman, l’autre dans les dernières pages, en symbolisent la puissance mystérieuse. Les prénoms Hamnet et Hamlet se confondent dans les registres de Stratford à la fin du xvie siècle ; l’acteur en question n’est autre que Shakespeare ; la mère est Agnes ou Anne Hathaway, son épouse souvent décriée ; la maladie qui commence à se propager est la peste. Il ne s’agit pas pour autant d’une nouvelle incursion dans la biographie du dramaturge, d’un tableau de la vie artistique à Londres entre tavernes, rivalités de troupes et contraintes imposées au genre théâtral, d’une analyse des liens père-fils ou de la résonance actuelle d’une épidémie. En faisant naviguer la narration, toujours au présent de l’indicatif, entre 1596, date du décès de Hamnet, et les années 1580, autour de la rencontre des héros, de leur mariage, de leur vie de couple et de parents, Maggie O’Farrell rend sensible au quotidien une page d’histoire culturelle, familiale et sociale. Elle permet à une figure éclatante de femme, d’épouse et de mère de s’imposer, à la vie d’un enfant oublié de prendre enfin du sens et à un dramaturge mythique d’être perçu comme un homme ordinaire : un monde se forme peu à peu sur la vaste scène qu’est le roman.

En une fresque ancrée dans le comté de Warwickshire, Hamnet réconcilie des thèmes pluriels, chacun d’eux ayant été le sujet privilégié d’un livre précédent de Maggie O’Farrell : l’obsession de la mort et de la maladie déclinée dans I am, I am, I am, qui restitue les menaces ayant pesé sur la vie de la romancière et de ses proches1 ; la sensibilité à la destruction des individus marginaux avec, au cœur de The Vanishing Act of Esme Lennox, la personnalité d’Esme, enfermée dans un asile pendant plus de soixante ans pour s’être opposée aux normes de la société des années 19302 ; ou encore la crainte des bouleversements liés à la maternité, telle qu’elle hante l’artiste Elena dans The Hand That First Held Mine3.

Le roman se déroule à la manière d’une lecture de pièce. Le scénario est connu – Hamnet va mourir et, quatre ans plus tard, son père va écrire Hamlet –, mais il reste à enrichir les personnages, à reproduire les décors, pour que la mise en scène finale, la transposition de l’histoire au théâtre du Globe, puisse avoir lieu. Cette reconstitution progressive donne toute son ampleur au drame. Au hasard des pages, sans souci chronologique, le récit des premières années d’Agnes, le portrait de sa mère morte en couches, l’évocation des commérages sur son originalité, sur son attachement à la forêt avoisinante, où elle se rend seule pour donner naissance à son premier enfant, ou sur ses dons de guérisseuse éclairent autrement le fondement de son abnégation d’épouse et la profondeur de son désespoir à la mort de son fils. Les chapitres consacrés à la mise en bière de l’enfant et à la manière bouleversante dont elle vit son deuil l’expriment avec force.

De même, les passages qui semblent interrompre presque inutilement la progression de la narration permettent de pénétrer un univers méconnu, comme le cheminement de la peste depuis Alexandrie, où une petite puce a sauté d’un singe sur la tête d’un jeune mousse, contaminant le bateau, jusqu’à la couturière de Stratford qui laisse Judith défaire un paquet de perles infecté. Le soin apporté à la description des maisons successives où Agnes et les siens ont vécu, aux dédales des ruelles à Stratford et à Londres, l’opposition entre campagnes et villes, l’évocation des métiers et des circuits économiques, la perception des codes de l’ère élisabéthaine témoignent de la prégnance du milieu ambiant.

Il n’y a rien en effet de grandiose dans la vie de la famille, rien qui puisse présager de la notoriété de Shakespeare, même si la décision de Hamnet de prendre la place de Judith pour tromper la mort qui rôde, le jeu sur les prénoms, le stratagème du déguisement, le rôle des rêves, le mystère de la forêt et le recours à des pratiques occultes trouvent un écho dans l’œuvre à venir. Le dramaturge n’est d’ailleurs jamais appelé par son nom : il est « le précepteur », « le jeune homme », « il », « le père », « le fils » ou « le mari ». Il fait partie d’un ensemble et il ne s’en éloigne, ne s’en désolidarise que par la volonté d’Agnes qui, l’observant comme un médecin regarde son patient, comprend son insatisfaction et l’encourage à partir à Londres, acceptant ses longues absences et même sa décision de retourner auprès de sa troupe après le décès de son fils pour ne pas être englouti dans la douleur.

Et c’est Agnes encore qui, se précipitant à Londres en apprenant que « le père » s’est emparé du prénom de son fils, assistant au spectacle et voyant « le mari » sur scène, accueille la magie du théâtre : « il » peut devenir Shakespeare.

  • 1.Maggie O’Farrell, I am, I am, I am [2017], trad. par Sarah Tardy, Paris, Belfond, 2019 (rééd. 10/18, 2020).
  • 2.M. O’Farrell, L’Étrange Disparition d’Esme Lennox [2007], trad. par Michèle Valencia, Paris, Belfond, 2008 (rééd. 10/18, 2009).
  • 3.M. O’Farrell, Cette main qui a pris la mienne, trad. par M. Valencia, Paris, Belfond, 2011 (rééd. 10/18, 2013).
Belfond, 2021
368 p. 22,50 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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