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Constantin Sigov. DR
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Dire le vrai. Entretien avec Constantin Sigov

Constantin Sigov, philosophe ukrainien, directeur du centre européen à l’université de Kiev, a décidé de rester en Ukraine pour témoigner. Contacté par téléphone, il raconte le basculement de son pays dans la guerre, la résistance de son peuple ainsi que la sienne et celle de son fils.

Vous êtes à Kiev, vous avez choisi de rester en Ukraine. Comment faites-vous face à la situation depuis le 24 février ?

Je suis à quelques kilomètres de Kiev, près de Vychgorod. Ma femme et ma fille viennent de quitter la ville avec nos trois chats. Je suis resté avec mon fils, Roman, qui a 25 ans. Nous avons décidé de témoigner pour faire sortir les informations du pays et pour raconter ce que nous vivons. Je donne des interviews, je décris ce que je vois. Je ne peux pas faire autrement et mon fils non plus. Roman parle huit langues, il accompagne de nombreux journalistes qui sont sur place. Il va dans des endroits très dangereux et il risque sa vie tous les jours. Mais je ne peux pas l’en empêcher, je ne peux que le soutenir et l’embrasser quand il part. C’est pour lui, comme pour moi, une nécessité intérieure, celle de dire le vrai. Nous assistons en direct à un véritable crime contre l’humanité, nous en sommes les témoins. Nous ne défendons pas seulement notre peau, nous défendons une certaine idée de la dignité et de la liberté. Si nous ne le faisons pas, notre existence n’a plus aucun sens.

Nous assistons en direct à un véritable crime contre l’humanité, nous en sommes les témoins.

Nous venons de passer quinze jours très difficiles. Nous entendons des bombardements massifs chaque nuit. Cette semaine, nous avons aidé l’un des plus grands compositeurs ukrainiens, Valentin Silvestrov, à quitter le pays. Après trois jours et demi de voyage, il vient, à 84 ans, de passer la frontière polonaise à pied. C’est une image terrible de voir ce grand homme, ce génie de la musique, quitter ainsi l’Ukraine sous les bombes. Je n’ai par ailleurs plus de nouvelles de l’une de mes anciennes étudiantes, une éminente chercheuse, qui s’était réfugiée dans un petit village à dix kilomètres de Kiev. Sa maison était à trois kilomètres d’une boulangerie industrielle qui a été bombardée et treize personnes ont été tuées. Depuis, elle a disparu avec sa fille de 6 ans. Mon fils a essayé d’accéder à ce village avec des journalistes français, mais il n’a pas réussi. Il n’y a pas de couloirs humanitaires à cet endroit et nous craignons le pire. Des gens qui ont réussi à fuir racontent que des milices tchétchènes, les fameuses kadyrovtsy, tuent les civils froidement dans la rue, parfois même devant les enfants. C’est un véritable massacre.

Par ailleurs, beaucoup d’appartements à Kiev ont été loués depuis plusieurs mois par des gens qui appartiennent à des commandos venus de Russie pour semer la terreur. Les habitants de Kiev essayent de les identifier. Depuis le début de cette guerre, nous sommes tous très actifs, nous organisons jour et nuit la résistance pour être prêts le moment venu. À l’heure où je vous parle, nous redoutons l’assaut sur Kiev et nous nous préparons.

Enfin, comme vous le savez, des millions de gens fuient le pays. Mon fils était hier à la gare de Kiev avec la presse pour interviewer des personnes qui attendent un train pour partir vers l’Ouest. Il y avait des milliers de gens et les journalistes étaient étonnés de constater que tout le monde restait très calme et très solidaire dans les halls et dans les salles d’attente. La télévision en France montre surtout des scènes dramatiques dans lesquelles on voit la population se précipiter dans les trains quand ils arrivent à quai. Mais ce qui est beaucoup plus fort, beaucoup plus parlant, c’est l’attente très digne qui se lit sur tous les visages, ceux des enfants, des jeunes, des personnes âgées. C’est la grande attente de la vie. Selon moi, toute la ville de Kiev est en ce moment suspendue aussi à cette attente.

Il y a d’un côté cette attente, mais il y a aussi cette résistance de tout un peuple qui force l’admiration. Quelle est la motivation profonde des Ukrainiens ?

Notre peuple résiste au projet de reconstitution de l’Union soviétique. L’Union des républiques socialistes soviétiques a été fondée officiellement il y a presque un siècle, le 30 décembre 1922. Poutine veut fêter cet anniversaire en grande pompe dans quelques mois. L’attaque contre l’Ukraine ne doit rien au hasard. Elle s’inscrit dans son projet de revenir à l’empire soviétique. Mais c’est un projet complètement dystopique. L’espoir de pouvoir se libérer de la peur et de la violence du régime soviétique a été le leitmotiv du mouvement pour l’indépendance de notre pays en 1991. Deux considérations anthropologiques fondamentales ont motivé notre construction après 1991 : pouvoir ne plus avoir peur de la violence et avoir le droit de dire la vérité.

La « révolution orange » de Kiev en 2004 a, ensuite, infligé une défaite à l’esprit de revanche néosoviétique dirigé contre l’Ukraine. L’expérience civique acquise lors de la décennie qui a suivi a permis de distinguer ceux qui participaient au récit soviétique et ceux qui voulaient un autre récit. La « génération Maïdan » a non seulement libéré Kiev de la tentation néosoviétique, elle a aussi arraché les masques postmodernes derrière lesquels se cachait ce type archaïque que représente l’homo sovieticus. À la fin de 2013 et au début de 2014, la « révolution de la dignité » de Kiev a marqué un tournant dans le passage historique de l’homo sovieticus à l’homo dignus. L’esprit de notre résistance était éthique et il l’est toujours aujourd’hui, riche de cet héritage.

Aujourd’hui, notre peuple est totalement uni. Cette guerre dépasse les différences religieuses, linguistiques, ethniques, sociales de chacun. Cette résistance concerne aussi bien les ukrainophones que les russophones, les Juifs ou encore les Grecs, c’est une résistance unanime face à la tyrannie. Il y a même des gens qui, sans aucune arme, ont arrêté des chars qui traversaient leur village. La population civile est extrêmement courageuse.

Nous résistons pour notre dignité mais aussi pour celle des autres Européens. Nous luttons pour « notre liberté et pour la vôtre » pour reprendre cette célèbre formule déployée sur une banderole par un petit groupe de dissidents qui protestait en 1968 sur la place Rouge contre l’entrée des tanks soviétiques à Prague. Poutine mène une guerre, non seulement contre l’Ukraine mais aussi contre la culture européenne et contre la démocratie. Il cherche à détruire l’ethos européen qui concurrence sa vision du monde. Enfermé dans son bunker depuis deux ans, emprisonné dans sa stupidité narcissique, il pensait prendre Kiev en quelques jours et y installer un régime de marionnettes. Il n’avait pas imaginé que la résistance ukrainienne serait aussi forte.

La Russie peut-elle perdre cette guerre ?

Sur le plan civique et politique, Poutine a perdu cette guerre. D’une part, d’après ce que nous voyons sur place, ses soldats sont en déroute, ils semblent désorganisés et démoralisés. Ils pensaient être accueillis avec des fleurs, ce n’est pas du tout le cas. Certains ne savaient même pas qu’ils venaient faire la guerre, ils croyaient être envoyés en Ukraine pour une « opération spéciale ». Nous voyons que les soldats russes n’ont pas de téléphone portable avec eux. Quand ils sont faits prisonniers par les forces ukrainiennes, ils appellent leur famille avec des téléphones ukrainiens et racontent qu’on leur a menti. lls voient également que les corps de ceux qui sont tués ne sont pas récupérés et qu’ils sont jetés dans des fosses communes. L’État russe ne fait rien pour rendre ces soldats morts à leur famille. Il n’a absolument aucun respect pour la vie humaine, que cette vie soit ukrainienne, russe, européenne. Il témoigne d’un degré de cynisme et de cruauté inimaginable.

D’autre part, notre nation refuse le projet du régime russe. Nous faisons face au mal radical, au sens kantien du terme. L’agresseur ne pourra pas tenir le pays, il ne pourra pas l’occuper et être maître du jeu. Comme nous résistons, la réponse est de plus en plus violente. Nos villes brûlent sous les bombes, sous les roquettes et sous les obus russes. Cette guerre ne casse pas seulement des vitres, mais brise aussi des millions de vies. Cette semaine encore, une centrale nucléaire près de Kharkiv a été attaquée. Nous ne cédons pas à la panique, nous sommes au contraire lucides, mais nous avons conscience d’être au bord du gouffre. Poutine n’a aucune limite, aucun frein. Il se fiche qu’un accident nucléaire puisse toucher ses propres soldats comme sa population civile. Il est enfermé dans sa bulle tyrannique. Je pense qu’il est tétanisé par sa peur et qu’il l’exporte. C’est la raison pour laquelle il utilise la propagande à grande échelle dans son pays, il muselle les médias, il arrête et élimine tous ceux qui ne pensent pas comme lui, il met en place une dictature en Russie.

Avons-nous été naïfs ?

La prise de conscience occidentale est arrivée beaucoup trop tard. Pourtant certaines personnes ont, depuis des années, alerté sur la réalité du régime poutinien. Est-ce que la guerre que nous traversons maintenant va changer la donne ? Je ne sais pas. Cette semaine, j’ai été invité sur un plateau de télévision français pour témoigner. J’ai été choqué de me retrouver face à un interlocuteur qui ne m’écoutait pas et qui reprenait les arguments et la vision de Poutine consistant à dire que l’Ukraine est un « pays artificiel ». J’ai eu l’impression d’être utilisé notamment parce que mes propos ont ensuite été amalgamés à toute une salade prorusse justifiant l’agression. Ce sont des gens, qui trahissent l’Europe, qui trahissent la France, ce sont des « collabos ». Je suis inquiet de voir ce poison se distiller depuis plusieurs années dans votre société.

La seule question, selon moi, qui mérite d’être posée est la suivante : êtes-vous pour ou contre cette guerre ? Si nous ne répondons pas à cette question, nous sommes dans une pensée floue. Chacun doit se positionner très clairement sur ce sujet. Les individus, les médias, le monde culturel, scientifique… C’est très bien d’organiser des tables rondes sur l’Ukraine, de penser la paix, d’organiser des ballets et des concerts, mais ce n’est qu’une jolie parade culturelle qui masque l’agression. Avant toute chose, chacun doit se positionner clairement sur cette question, qui est en réalité celle de la responsabilité individuelle soulevée par Hannah Arendt. Enfin, je le répète, cette guerre menée par Poutine est non seulement une guerre contre l’Ukraine, mais une guerre contre l’ensemble de l’Europe. Nous sommes tous embarqués sur le même bateau.

Qu’attendez-vous des Européens ?

J’attends de la fermeté et de l’unité. La première vague de sanctions économiques contre la Russie a été une réaction nécessaire et très importante. Elle porte ses fruits. Les Russes prennent conscience que le régime de Poutine les plonge dans le marasme. Beaucoup fuient en ce moment leur pays. Ces sanctions sont ensuite un très bon moyen d’affaiblir l’économie russe et par le fait même d’affaiblir son économie de guerre. Et comme la presse est muselée et qu’une véritable chape de plomb s’est abattue sur le pays, c’était le seul moyen de provoquer un impact.

Maintenant, il est important que les dirigeants et les citoyens européens passent à une deuxième vague de mesures. Ils doivent absolument se libérer de leur dépendance au gaz et au pétrole russes et construire une Europe forte et unie sur le plan énergétique. Il est également urgent d’accélérer le processus d’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne. Enfin, chacun doit lutter pied à pied contre la propagande du Kremlin, contre les fake news, contre cette déformation permanente de la vérité. La société civile doit soutenir ces actions, manifester, faire passer les messages par tous les moyens. Nous sommes à un tournant historique, il nous faut rétablir notre république commune, les valeurs exprimées après la Seconde Guerre mondiale. Il en va de la responsabilité de chacun. Ne lâchez rien, résistez là où vous êtes, chacun à votre place, chacun avec votre métier. Résistons ensemble.

Propos recueillis par Flore de Borde, le 9 mars 2022

Constantin Sigov

Philosophe, éditeur et professeur de philosophie à l'Académie Mohlya de Kiev, il a également fondé en 1992 le laboratoire franco-ukrainien à l'Université de Kiev et a activement soutenu la révolution du Maïdan en 2014. Il a de plus participé à l'élaboration du Vocabulaire européen des philosophies, publié en 2004 et réédité en 2019.…

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