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La Chine, nouvelle puissance hégémonique en Amérique latine

La République populaire de Chine domine désormais la scène économique et culturelle en Amérique latine, négociant des accords stratégiquement avantageux avec la plupart des États et implantant des Instituts Confucius dans les grandes villes et les universités. Cette hégémonie est-elle aussi bénéfique qu'elle le prétend ?

Si les puissances hégémoniques en Amérique latine, au xixe et au xxe siècle, furent tour à tour la Grande-Bretagne et les États-Unis, ce rôle revient aujourd’hui sans conteste à la République populaire de Chine (RPC). Jusque dans les années 2000, le pays ne jouait qu’un rôle mineur sur la scène latino-américaine. À l’exception de Cuba, le gros des échanges avec le sous-continent se faisait avec les États-Unis, l’Europe et le Japon. Par ailleurs, la présence culturelle de la Chine dans le sous-continent était des plus réduites. C’est à partir de 2013 que la RPC a acquis le statut d’acteur économique majeur. Elle est désormais le principal pays exportateur de produits industriels au Brésil, au Paraguay, ainsi qu’en Uruguay. Elle est également le deuxième partenaire, pour les exportations, en Argentine, au Chili, en Colombie, au Costa Rica, au Honduras, au Panama, au Pérou et au Venezuela. Elle est, enfin, le troisième en Bolivie et dans le triangle nord centre-américain. Dans le même laps de temps, la RPC est devenue le premier pays destinataire des exportations pour le Brésil et le Chili, et le second pour l’Argentine, la Colombie, le Pérou, l’Uruguay et le Venezuela. Depuis, l’importance économique de la RPC n’a cessé de croître. Le seul pays latino-américain à être resté, pour une part, en dehors de ce nouveau mouvement d’échange est le Mexique, en raison de son engagement au sein de l’ALENA. Les pays latino-américains exportent vers la Chine leurs matières premières ou des biens manufacturés à partir de leurs ressources naturelles, c’est-à-dire des biens sans grande valeur ajoutée. Ils importent en revanche des biens manufacturés chinois à très forte valeur ajoutée. La RPC a signé différents accords de libre-commerce avec plusieurs pays latino-américains : le Chili en 2005, le Pérou en 2008 et le Costa Rica en 2011. Ces pays sont ainsi devenus autant de portes ouvertes sur la Chine pour l’Amérique latine. La RPC a massivement investi dans les industries extractives, et tout spécialement dans le secteur des énergies pétrolière et gazière via ses grandes entreprises. Elle n’est pas moins présente dans les activités minières, notamment lorsqu’elles concernent les métaux rares, indispensables à ses entreprises électroniques. Dans chacun de ces secteurs, le dessein de la Chine est de sécuriser ses approvisionnements à long terme. La RPC a aussi tenté d’acquérir des terres agricoles, notamment en Patagonie argentine. Devant l’indignation suscitée par ses tentatives, la RPC a réorienté sa stratégie en cherchant à prendre le contrôle de certaines firmes dominant le marché des produits agricoles, notamment celui du soja. L’influence économique de la RPC est également fonction de ses activités financières, notamment via sa banque de développement. Le Venezuela et l’Équateur ont ainsi tourné le dos aux prêteurs occidentaux, leur préférant les banques chinoises. Si celles-ci sont plus flexibles, elles ont néanmoins conditionné leurs prêts par des livraisons à venir de pétrole et d’autres minerais, ainsi que par l’implication d’entreprises chinoises dans certains secteurs stratégiques des économies latino-américaines. Les banques chinoises ont également participé au financement de la construction d’infrastructures, aussi bien dans les domaines ferroviaire et portuaire, que dans ceux des télécommunications et de l’énergie. Ces constructions d’infrastructures de transport et de télécommunications nouvelles sont, à bien des égards, les équivalents modernes des routes de la soie dans l’Ancien Monde. Soulignons enfin que ces contrats signés avec les financiers chinois s’accompagnent d’obligations de se fournir, pour nombre d’entrants, sur les marchés chinois ou de faire appel à des compagnies ou du personnel chinois, aussi bien qualifié que non qualifié, pour la construction de toutes ces infrastructures1.

Cette présence économique nouvelle de la Chine s’est doublée d’une présence culturelle, jusque-là fort réduite, via la création de centres culturels chinois, les Instituts Confucius2. Ces instituts sont très souvent implantés dans les grandes universités nationales, ainsi que dans plusieurs capitales latino-américaines, comme dans certaines métropoles régionales. Comme le souligne China News en 2011, « l’Institut Confucius a ouvert un nouveau canal pour les relations étrangères de la Chine. Il a contribué de façon significative au renforcement de la puissance d’influence de la Chine ». Comme le précise la même année un rapport officiel de l’Institut, cet organisme « est une marque attrayante pour étendre [la culture chinoise] à l’étranger. Il contribue significativement au renforcement de [son] soft power. La marque “Confucius” possède un attrait naturel. Derrière le prétexte de l’enseignement de la langue chinoise, tout semble raisonnable et logique ».

Est-ce à dire que ce changement de puissance hégémonique n’aurait que des conséquences bénéfiques pour les Latino-américains ? Peut-on accorder quelque crédit aux déclarations officielles chinoises qui, depuis 2008, insistent sur la complémentarité de l’économie de la RPC et de celles des pays latino-américains ? De même, que penser de ces autres déclarations qui, en mettant l’accent sur l’héritage culturel de la RPC – une « civilisation vieille de cinq mille ans » – ainsi que sur sa modernisation économique, lancée par Deng Xiaoping dans les années 1990, la présentent comme une puissance « pacifique », « écologique » et soucieuse de « coopération gagnante-gagnante » avec l’Amérique latine ? La RPC est-elle réellement « prête à mener des échanges et à coopérer avec les pays d’Amérique latine et des Caraïbes afin de renforcer et d’innover dans la gouvernance sociale, à partager et à apprendre de l’expérience des uns et des autres en matière de gouvernance, à promouvoir conjointement la modernisation du système de gouvernance et des capacités de gouvernance, à améliorer continuellement le niveau de socialisation, l’État de droit et le raffinement de la gouvernance sociale, et à assurer la stabilité sociale, l’ordre, ainsi que la stabilité nationale à long terme » ?

Que penser, enfin, des appels chinois au dialogue et à l’échange d’expérience en matière de protection des écosystèmes ? À en croire ces déclarations, la nouvelle hégémonie chinoise en Amérique latine tournerait le dos à l’impérialisme naguère pratiqué par les puissances européennes, puis par les États-Unis. Elle viserait, bien au contraire, à promouvoir de nouvelles valeurs universelles de paix et de coopération internationale. Les Instituts Confucius seraient les équivalents des Alliances françaises, ou des Instituts Goethe, c’est-à-dire autant d’instruments du rayonnement culturel de la Chine, ayant une vraie marge d’indépendance vis-à-vis du gouvernement.

C’est pourtant peu dire que d’affirmer que de telles propositions paraissent sujettes à caution. À suivre la façon dont se comportent les acteurs chinois, qui bâtissent pas à pas cette nouvelle hégémonie, leurs projets constituent bel et bien une remise au goût du jour des visées impérialistes poursuivies par les puissances européennes, puis par les États-Unis, cette fois-ci au profit de la RPC et de ses noyaux dirigeants du Parti communiste. Les discours officiels sur la complémentarité des économies chinoise et latino-américaine sont autant de reprises de la vulgate ricardienne sur les avantages comparés de la division internationale du travail. Notons que ces thèses furent à bon droit critiquées par Raúl Prebisch, dès 1949, dans ses premiers travaux au sein de la CEPAL, et que cette critique fut poursuivie sous la plume d’économistes et de sociologues dépendantistes, lesquels trouvaient pour une part leur inspiration dans les travaux d’économistes marxistes, comme Rosa Luxembourg, Rudolf Hilferding ou Lénine. À reprendre à leur compte les thèses de Ricardo, les dirigeants de la RPC emboitent le pas aux discours des experts du FMI et de la Banque mondiale, inspirés de néo-libéraux comme Friedrich Hayek – discours pour une part justement critiqués par les mouvements qui portèrent au pouvoir les premiers gouvernements de l’Alliance bolivarienne.

C’est dire qu’en fait de développement durable, cette mise à l’honneur des avantages comparés de la division internationale du travail a abouti à une politique de reprimarisation des économies latino-américaines, et donc à une dépendance accrue de celles-ci vis-à-vis des fluctuations du marché international. Cette reprimarisation s’est accompagnée d’une surexploitation des ressources naturelles du sous-continent – aussi bien des hydrocarbures et du gaz, que différents métaux – comme d’une déforestation accrue du sous-continent, notamment du bassin amazonien, pas seulement au Brésil mais aussi en Équateur, au Pérou, en Colombie et au Venezuela. On sait quelles sont les conséquences désastreuses, en matière de forçage du climat et d’extinction de la biodiversité, de cette surexploitation des ressources naturelles à laquelle participent la RPC tout comme les pays centraux. Cette surexploitation s’est par ailleurs accompagnée de quelques grands désastres écologiques dans le delta de l’Orénoque, comme dans l’Amazonie équatorienne, ou encore dans des zones de mines à ciel ouvert, à cause de l’action des groupes industriels chinois dont l’irresponsabilité n’a rien à envier à celle de leurs rivaux des pays centraux ou latino-américains. Enfin, les grandes entreprises extractives chinoises se sont montrées très peu respectueuses des droits des communautés indiennes propriétaires des territoires où sont situées les gisements d’hydrocarbures ou les minerais qu’elles souhaitent exploiter. Leur modus operandi a été le coup de force et la corruption, à l’identique des gouvernements nationaux latino-américains3.

L’observateur soucieux de réalisme jugera que cette nouvelle domination de la RPC est en définitive moins dommageable pour l’Amérique latine que celle naguère exercée par les États-Unis, dans ce que certains de leurs politiciens désignaient de façon méprisante comme leur back yard. À l’image de la Grande-Bretagne au xixe siècle, la Chine n’entend pas peser directement sur la politique intérieure des pays latino-américains, alors que les États-Unis ne s’en sont pas privés, en intervenant parfois militairement, comme ils le firent à de nombreuses reprises dans les Caraïbes et en Amérique centrale, en exerçant un véritable imperium au sein de l’OEA, ou en tentant de peser sur la formation des cadres des différentes armées latino-américaines, par le biais d’accords de défense. Si les différences entre les deux hégémonies sont notoires, elles demandent toutefois à être nuancées. La flexibilité des banques chinoises en matière de prêts s’accompagne, on l’a vu, de la mise en place d’une obligation de livraison future d’hydrocarbures ou de minerais, ce dans des conditions parfois très peu transparentes, comme au Venezuela. Elle va aussi de pair avec l’implication de la RPC dans les secteurs stratégiques des pays avec lesquels elle est en affaires. Ce sont là des formes d’emprise qui limiteront, à terme, la souveraineté des États ayant accepté ce type d’accords, et il est peu probable que la RPC entende abolir les dettes publiques à leur encontre.

Il est un dernier point au regard duquel l’hégémonie passée des États-Unis et celle, contemporaine et à venir, de la RPC différent du tout au tout : la façon dont la domination de chacun de ces deux pays fait débat en leur sein. Nul doute que les États-Unis ont connu des phases de nationalisme arrogant ou aveugle, parfois couplées avec la manifestation d’un populisme autoritaire, comme à l’époque du maccarthysme ou de la présidence de Donald Trump. Nous avons tous en mémoire les interventions dans la Caraïbe, la désastreuse guerre du Vietnam, l’intervention à Saint-Domingue, les soutiens aveugles aux dictatures militaires au nom de la « sécurité nationale », ou l’injustifiable guerre d’Irak. Il s’est néanmoins toujours trouvé des intellectuels nord-américains – comme Mark Twain ou Noam Chomsky –, ainsi que des médias – du New York Times à Dissent ou Ramparts – et des universités pour se livrer à une critique en règle de cette politique. Si certains, notamment au moment du maccarthysme, ont été inquiétés, voire pourchassés, il a toujours subsisté des marges où ces critiques ont été possibles. De même, les tribunaux ont pu donner raison à des plaignants latino-américains contre les acteurs économiques nord-américains. Enfin des universités, des fondations, ainsi que des médias nord-américains ont pu accueillir des ressortissants latino-américains, écrivains, scientifiques sociaux, journalistes ou artistes, fort critiques sur la politique des États-Unis.

C’est manifestement une tout autre politique que pratique aujourd’hui la RPC. Comme l’a fort clairement énoncé Liu Yunshan, le ministre de la Propagande, en janvier 2010, les Instituts Confucius, comme les centres culturels, sont destinés à « coordonner les efforts de propagandes à l’étranger et à l’intérieur du pays. […] Nous devons nous appliquer à fournir des services, contrôler et gérer les journalistes étrangers ; nous devons les guider pour qu’ils traitent la Chine de façon objective et amicale. S’agissant des questions clés engageant notre souveraineté et notre sécurité, telle que le Tibet, le Xinjiang, Taïwan, les droits de l’homme et le Falun Gong, nous devrions nous investir activement dans des efforts de propagande internationale ». On imagine mal les universités de la RPC ou les Instituts Confucius inviter des intellectuels latino-américains à comparer les politiques ethnocidaires menées par leurs gouvernements à l'encontre des groupes amérindiens d’Amazonie et celles menées par la RPC à l’encontre des Ouïghours. Il est tout aussi impensable qu’une réflexion puisse mettre en parallèle la question de l’ingérence des États-Unis en Amérique centrale et dans la Caraïbe avec celle de la RPC à ses marges. Enfin, il faut garder en tête le sort que réserve la RPC aux intellectuels un peu trop critiques. Certes, le pouvoir ne les contrôle pas tous, et certains ont constitué des milieux autonomes à l’abri de l’État ; mais avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, l’heure est sans conteste au renouveau d’un pouvoir totalitaire qui ne tolère aucune remise en question4. C’est en cela que la nouvelle hégémonie chinoise n’est en rien un mieux par rapport à celle des États-Unis. Elle pourrait même, et très vite, se révéler bien pire.

  • 1. Maristella Swampa et Ariel Slipak, « Amérique latine entre vieilles et nouvelles dépendances : le rôle de la Chine dans la dispute (inter)hégémonique », Hérodote, no 171, 2018, p. 153-166. Cf. également Ariel Slipak, « América Latina y China : ¿cooperación Sur-Sur o “Consenso de Beijing” ? », Nueva Sociedad, no 250 / mars-avril 2014 ; Maristella Swampa, Debates Latinoamericanos. Indianismo, Desarollo, Dependencia y Populismo, Buenos Aires, Edhasa, 2016 et Maristella Swampa, La expansion de las fronteras del neoextractivismo. Conflictos socio-ambientales, giroecoterritorial y nuevas dependencias, Universidad de Guadelajara, CALAS, 2019.
  • 2. Marshall Sahlins, Confucius Institutes. Academic Malware, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2015. Traduit partiellement en français dans Anne Cheng, Penser en Chine, Paris, Gallimard, 2021. Toutes les citations des propos officiels des autorités de la RPC sont tirées de cette étude.
  • 3. Voir les publications de l'International Work Group for Indigenous Affairs (IWGIA) et de sa branche française, le Groupe International de Travail pour les Peuples Autochtones (GITPA).
  • 4. Sur cette réorientation totalitaire, on pourra se reporter à la mise au point de Jean-Philippe Béjà, « Xi Jinping ou le retour du totalitarisme », Esprit, décembre 2020, p. 41-54.

Gilles Bataillon

Gilles Bataillon est sociologue, spécialiste de l'Amérique latine contemporaine. Il est directeur d'études à l'EHESS. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Genèse des guerres internes en Amérique centrale (Belles lettres, 2003), Passions révolutionnaires : Amérique latine, Moyen-Orient, Inde (EHESS, 2011) et Violence politique en Amérique latine (Du Felin Eds, 2019). …