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Manifestation parisienne du 19 janvier 2023 · Photo : Jean-François Dars
Manifestation parisienne du 19 janvier 2023 · Photo : Jean-François Dars
Dans le même numéro

Ce que révèle la réforme des retraites

La réforme des retraites a revitalisé un mouvement syndical jusque-là affaibli et désuni. Elle a par ailleurs ouvert un débat plus large sur le sens et les conditions du travail, notamment dans les secteurs du soin et du lien.

Les sondages, les mobilisations et les grèves sont là pour confirmer à quel point la récente réforme des retraites est massivement rejetée par la population en général et les personnes en activité professionnelle en particulier : près de 80 % refusent cette réforme. Mais, au-delà du caractère injuste de cette réforme, notamment à l’égard des femmes, elle a permis de redonner force au mouvement social et syndical et de parler plus globalement des enjeux du travail.

Une réforme injuste

Reculer l’âge de départ à la retraite pénalisera tout particulièrement les personnes qui ont eu des carrières heurtées, plus courtes du fait des contraintes familiales. Et, dans une grande majorité, il s’agit de femmes. Non seulement 40 % des femmes (32 % des hommes) partent actuellement avec une carrière incomplète, mais en plus, en moyenne, elles partent plus tard à la retraite que les hommes : 19 % des femmes et 10 % des hommes ont attendu 67 ans pour échapper à la décote1. Certes, la durée de carrière des femmes s’allonge progressivement, mais elle reste inférieure à celle des hommes (deux ans d’écart pour la génération 1950). L’étude d’impact du gouvernement a elle-même constaté que l’effort exigé pour les femmes sera en moyenne supérieur à celui des hommes : pour la génération 1980, l’allongement sera deux fois plus important pour elles (huit mois contre quatre pour les hommes).

Reculer l’âge de la retraite pénalisera beaucoup plus les catégories les plus modestes, rentrées tôt sur le marché du travail, puisqu’elles devront attendre 64 ans, même si leur durée de cotisation est suffisante. Qui plus est, leur espérance de vie en bonne santé est plus faible, que ce soient les ouvriers et les ouvrières par rapport aux cadres, mais aussi certaines catégories de femmes salariées, notamment celles qui travaillent dans la santé : l’espérance de vie d’une infirmière est inférieure de sept ans à celle de la moyenne des femmes ; 20 % des infirmières et 30 % des aides-soignantes partent à la retraite en incapacité. Rappelons d’ailleurs que les infirmières de la fonction publique ont perdu, depuis la réforme de 2010, la « catégorie active », c’est-à-dire la reconnaissance de leur pénibilité par des départs anticipés à la retraite. Désormais, elles partiront à 64 ans si elles ont une carrière complète ! Par ailleurs, les mères de famille seront tout particulièrement pénalisées : grâce aux trimestres obtenus au nom de leurs enfants, elles étaient environ 120 000 (un tiers des retraitées) à partir dès 62 ans… Elles devront désormais attendre 64 ans.

Enfin, ce recul de l’âge de la retraite sera particulièrement difficile pour les plus de soixante ans précaires, sans emploi, une majorité de femmes, qui attendent l’âge de départ à la retraite, au chômage ou en inactivité : parmi les personnes retraitées nées en 1950, un tiers n’était plus en emploi l’année précédant leur retraite ; c’est le cas de 37 % des femmes et de 28 % des hommes2. Les mesures pour les maintenir en emploi sont à cet égard non contraignantes et ces précaires ne feront qu’augmenter avec la réforme.

Les femmes vont supporter 60 % de l’effort exigé par cette réforme.

Au total, les femmes vont supporter 60 % de l’effort exigé par cette réforme3… Et les mesures annoncées pour corriger cela ne sont pas à la hauteur : ainsi, l’annonce d’une revalorisation des petites pensions à 1 200 euros s’appliquera sur moins de 4 000 retraités et se traduira par une hausse moyenne de 600 euros annuels.

Une mobilisation sans précédent

Cette réforme des retraites a eu comme effet indirect une forte relance des mouvements sociaux avec, au centre, les syndicats. Or les réformes successives du travail ont remis en cause le fait syndical : moins d’heures et de délégués syndicaux, fin des comités d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail… De même, les récents mouvements sociaux des Gilets jaunes autour des ronds-points avaient marginalisé les syndicats, en échappant aux règles traditionnelles de la représentation sociale.

Cette mobilisation de 2023 est donc inédite : selon les syndicats, le mouvement du 23 mars 2023 a mobilisé plus de 3, 5 millions de manifestants, dans les deux cent soixante-deux manifestations recensées dans toute la France. La participation massive de lycéens et étudiants aux cortèges, tant à Paris qu’en région, nous indique que cette mobilisation gagne toutes les couches de la société. Qui plus est, depuis 2010, on n’avait pas observé un tel front syndical : les divergences traditionnelles du mouvement syndical français – entre vision « réformiste », volontaire pour toute négociation, et vision « d’opposition » – ont été laissées de côté. L’intersyndicale, composée également de syndicats comme Solidaires, est plus que jamais unie. Ceci se traduit concrètement par une reconnaissance plus forte du rôle des syndicats et par de nombreuses adhésions (des hausses de 50 % sont constatées par rapport aux années précédentes). Loin de démoraliser le mouvement social, le passage en force par le 49.3 qui fait que la loi est désormais « adoptée », le discours d’Emmanuel Macron et la répression fréquente sur les derniers jours l’ont galvanisé. Il est évidemment impossible de savoir si cette mobilisation peut aboutir car, dans l’histoire récente, deux fortes mobilisations analogues ont donné des résultats opposés : en 2005, la bataille contre le contrat première embauche (CPE) a abouti à son abandon, mais celle de 2010, contre la réforme dite Fillon visant le relèvement de l’âge de départ à la retraite de 60 à 62 ans, n’a pas empêché le gouvernement de faire passer cette réforme…

Le travail

La plupart des travailleurs et travailleuses mobilisés contre la réforme des retraites évoquent, au travers de leurs slogans sur des pancartes ou lors d’entretiens, la forte détérioration de leurs conditions de travail, l’absence de reconnaissance, notamment depuis la crise de la Covid. L’exemple des métiers du soin et du lien aux autres est emblématique à ce titre.

Tous les soirs, en mars 2020, nous avons applaudi ces professionnels, souvent des femmes, en première ligne face à la crise sanitaire, ces métiers essentiels à nos vies. Dans une consultation auprès des métiers féminisés du soin et du lien4, infirmières, aides-soignantes, sages-femmes, aides à domicile, professeures des écoles, éducatrices spécialisées, assistantes sociales, auxiliaires de puériculture ou assistantes maternelles ont raconté leur réalité professionnelle. Si ces métiers ont des niveaux de formation et de salaire différents, s’ils existent à la fois dans le secteur privé et public, s’ils sont en contact avec des publics divers (enfants, personnes vulnérables, en perte d’autonomie, en situation de handicap, etc.), tous témoignent d’une pénibilité non reconnue : 97 % des professionnelles disent que leur métier est dur sur le plan émotionnel et 84 % sur le plan physique. Ainsi, la caractéristique essentielle et spécifique de ces métiers est de cumuler toutes les formes de pénibilités : physique, temporelle et émotionnelle.

Sans surprise, près des trois quarts des personnes interrogées expriment une dégradation de leur santé due au travail et les deux tiers ne se sentent pas capables de faire leur métier jusqu’à la retraite, alors que ce n’est le cas que de 43 % des personnes en emploi en France. Les deux tiers sont fiers de leur travail et pourtant, moins de la moitié recommanderait leur métier. Elles parlent toutes de l’usure, de la fatigue accumulée, au-delà de la crise sanitaire, et d’un mal-être au travail, du fait des choix budgétaires de ces dernières décennies, engendrant des baisses d’effectif et aujourd’hui de moins en moins de candidates, un travail toujours plus pressé et empêché.

Comment envisager alors de travailler deux années supplémentaires, comme le prévoit la réforme des retraites ? Les contraintes de ces métiers ne sont pas reconnues comme des critères de pénibilité, comme s’il était « naturel », pour les quelque quatre millions de personnes concernées, de vivre ce quotidien. Au prétexte qu’il s’agit d’une « vocation » qui ferait appel à des compétences « innées », des « compétences de femmes », on ne prévoit toujours pas de réelles contreparties salariales, organisationnelles ou de départs anticipés pour toutes. Si les primes « Ségur » ont commencé à revaloriser les salaires de ces secteurs, l’actuelle réforme des retraites apparaît comme une négation de la réalité professionnelle de ces métiers.

  • 1. Une décote s’applique sur le montant des pensions pour tous les trimestres non validés et s’annule à 67 ans.
  • 2. Christiane Marty, « Retraites : une réforme plus juste pour les femmes, vraiment ? » [en ligne], Attac France, 6 décembre 2022.
  • 3. Michaël Zemmour, « Comment et pourquoi le décalage de l’âge touche davantage les femmes dans la réforme des retraites » [en ligne], Alternatives économiques, 27 janvier 2023.
  • 4. La consultation « Investir dans le secteur du soin et de lien aux autres : un enjeu d’égalité entre les femmes et les hommes » (Marché du travail et genre/Centre lillois d’études et de recherches économiques et sociales, février 2023) auprès de 7 000 professionnelles du soin et du lien (plus de 90 % de femmes) entre 2021 et 2022 fait partie d’une étude de l’Institut de recherches économiques et sociales pour la Confédération générale du travail. Voir aussi Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera (sous la dir. de), Le Genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes, Paris, Syllepse, coll. « Le présent avenir », 2021.

Rachel Silvera

Rachel Silvera est économiste, maîtresse de conférences à l'université Paris-Nanterre. Elle est spécialiste des questions d'égalité professionnelle. Elle a publié en 2014 Un quart en moins. Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires aux éditions La Découverte.

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