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Antonio Tempesta (1555-1630) - Cyparissus ab Apolline in arborem commutatur
Antonio Tempesta (1555-1630) - Cyparissus ab Apolline in arborem commutatur
Flux d'actualités

Écrire nos pensées sauvages

Une lettre de motivation pour les Beaux-Arts

Dans quel endroit de la forêt faut-il aller pour rallumer les étoiles ?

Ce que j’aimerais faire, c’est peindre la métamorphose, comme cet illustrateur des livres de mon enfance, Frédéric Clément, qui créait des images dans lesquelles je voulais tomber. Lui aimait peindre la génération spontanée selon Aristote. Dans un de ses dessins, il peint, phase par phase, un roseau bien enraciné, qui se transforme peu à peu en un canard, à tête verte et col mauve, prenant son envol. Toute sa carrière, il a aussi aimé dessiné la métamorphose kafkaïenne : un mince fil d’une fumée dessine sur un ciel violet le profil d’un homme qui a pour œil un croissant de lune. Le signal du feu est la seule trace de la présence de cette homme sur une île déserte couverte de forêt noire : tout lien à la civilisation est parti en fumée. Sans renier l’imagination d’Aristote ou celle de Kafka, Frédéric Clément a récemment fait un livre de dessins scientifiques, deux pages de panneaux représentant les mues successives dans la métamorphose de différents animaux et plantes, et justement intitulé Métamorphoses[1]. Dans son œuvre, toutes nos idées sur ces phénomènes imaginaires et naturels coexistent, sans contradiction.

J’ai choisi l’image parce qu’elle « me garde mieux », pour reprendre le mot de Ponge. Et pourtant, si un texte pouvait allégoriser l’attrait des transformations pour moi, ce serait celui d’Arthur Cohen : « La tradition n’est vivante que lorsqu’il existe une tradition bien réelle, quand le mot parlé et le mot ouï surpassent l’écrit. C’est le besoin de garantir la parole, grâce à un conservateur, certes dénaturant, qui nous pousse à la garder par écrit. Les traditions les plus entières sont celles, épiques et poétiques, des chantres – celles qui ne sont jamais écrites. En fait, dire cela n’est qu’une façon de dire, comme le reconnaissaient volontiers les rabbins, que Dieu a parlé dans les livres des Prophètes et dans les Saintes Écritures, par le médium des saints et des prophètes, mais que, dans toute la littérature écrite après la bible, Dieu n’a plus parlé, que ce qui a été entendu n’a été que l’écho de son discours. Cette intelligence résonne dans le récit que conte un maître hassidique qui a décrit la différence générationnelle entre lui et ses enseignants avec cette explication : quand le Baal Shem Tov, le fondateur du hassidisme avait une tâche difficile à accomplir, il allait dans un certain endroit de la forêt, allumait un feu et méditait en priant ; son successeur immédiat connaissait l’endroit dans la forêt et, bien qu’il n’allumât plus de feu, il se rappelait encore de la prière du Baal Shem Tov ; son successeur à lui par contre ne se souvenait plus de la prière, mais il connaissait l’endroit dans les bois ; quant à lui, dans sa génération, tout ce qu’il pouvait faire, c’était raconter cette histoire. A notre époque, beaucoup d’entre nous n’ont même plus assez d’enthousiasme pour raconter l’histoire, croyant peut-être que cette histoire elle-même n’a plus aucun sens[2]. »

« Raconter cette histoire », tel est mon projet. Je veux créer une iconographie anthropologique qui, tel « le chant d’un oiseau dans une forêt, relève les distances et décrive l’étendue de la campagne déserte[3] » qu’est devenue, dans de nombreux cas, cette histoire.

L’été dernier, j’ai créé un triptyque en mettant l’une à côté de l’autre les photographies de trois objets insolites. Le premier objet se trouve dans le musée métropolitain de New York. C’est une tapisserie d’un minimalisme absolu : deux carrés jaunes et deux carrés bleus. Cette tapisserie, composée de plumes d’ara, jaunes et bleues, fait partie d’une trentaine de tapisseries créées par le peuple des Wari (Pérou) entre les ve et viie siècles et retrouvées intactes dans des vases enterrés dans une tombe à un endroit que l’on nomme Coral Redondo à cause des trois murs circulaires et concentriques qui le caractérise. Tout porte à croire que ces tapisseries étaient utilisées pour créer un espace rituel. Le second objet est en Russie, dans le sous-sol de l’Hermitage. C’est un groupe de cygnes en peluche, fabriqués en feutre au ive ou ve siècle, et retrouvés dans une tombe dans la région de l’Altaï. Les cygnes en s’envolant seraient censés emporter la charrette et son mort dans l’au-delà. Le troisième objet est au musée d’art médiéval des Cloisters, cette reconstitution composée de cinq monastères qui se trouve à la pointe nord de Manhattan. C’est une chasuble italienne du xve siècle. Des oiseaux rouges (cygne ou hérons) sont brodés en soie sur du velours vert. J’ai mis ces objets ensemble parce que j’ai trouvé frappant que, ces objets, de traditions si différentes soient-ils, font appel au même vocabulaire, à l’image et la métaphore du vol de l’oiseau, pour convoquer un monde spirituel ou surnaturel. Ce triptyque de croyances et de techniques différentes s’impose comme un rébus, comme une macro-écriture de nos pensées sauvages, de nos va-et-vient entre la nature et la culture, « le cru et le cuit ». Il évoque ce temps où nous savions dans quel endroit de la forêt il fallait aller pour rallumer les étoiles. Il me semble que c’est à cette recherche que l’art doit servir.

Rose Réjouis

 

[1] Frédéric Clément, Métamorphoses, Paris, Seuil, coll. « Jeunesse », 2015.

[2] Je traduis Arthur A. Cohen, “The Myth of the Judeo-Christian Tradition, ” dans David Stern and Paul Mendes-Flohr (sous la dir. de), An Arthur A. Cohen Reader: Selected Fiction and Writings on Judaism, Theology, Literature, and Culture, Detroit, Wayne State University Press, 1998, p. 207.

[3] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1987.

Rose Réjouis

Rose Réjouis est professeur de littérature à The New School. Intéressée par la politique culturelle des affects, du genre, de la race et de la classe, par la pensée juive et la littérature de la diaspora africaine, elle étudie particulièrement les stratégies narratives des minorités sociales et ethniques, en prêtant attention au jeu entre idées et structures littéraires. Elle est également…