
Villes et santé
De ce rapide tableau des liens entre ville et santé, une conclusion s’impose : les villes se sont constituées sans jamais rechercher la bonne santé de leurs habitants.
Les villes sont-elles saines ? Toutes les sociétés ne se préoccupant pas de la santé de la même manière, il convient d’entremêler plusieurs géohistoires, celle des regroupements humains, celle de la médecine, celle du corps, etc., en essayant d’établir une corrélation la configuration de la ville et son habitabilité. La zoonose actuelle rappelle à quel point les humains appartiennent à la nature, dans laquelle ils déploient des techniques bien souvent inconsidérées, au point de perturber profondément les équilibres écosystémiques. Elle confirme également que la santé des humains est solidaire de celle de la Terre et du monde vivant. Aussi emploierai-je l’écologie comme méthode.
Dans les cités antiques
Le corpus de la médecine hippocratique repose sur le questionnement du patient, la compréhension de sa situation personnelle (sa vie de famille, son alimentation, son occupation…), et l’étude de son milieu géographique et du climat qui y règne. La maladie y est comprise comme un déséquilibre des quatre humeurs présentes dans le corps (excès ou manque du sang, du phlegme, des biles jaune et noire), modifiant les qualités élémentaires (chaud, froid, humide, sec) qui interfèrent avec les quatre éléments (air, eau, terre et feu) et les saisons. Mais cette médecine « empirique » et « raisonnée » n’élabore pas de santé publique.
Dans son traité Des airs, de l’eau et des lieux, Hippocrate écrit : « Les villes exposées au Levant sont naturellement plus salubres que celles qui sont tournées vers le nord ou vers le midi […] Les habitants y ont le teint meilleur et plus fleuri ; ils ont un caractère plus vif, des sentiments et un esprit supérieur à ceux des gens exposés au Nord […] Les maladies y sont moins nombreuses. » Oribase, à sa suite, constate que « les vents, quand rien ne les arrête, ne se font point sentir ; pourtant, ils ne sont pas sans action sur la ville : ils purifient le site, balayent les fumées, les poussières et les miasmes ». Quant à Platon et Aristote, ils s’accordent sur l’importance du site, aussi bien pour l’âme des habitants que pour leur approvisionnement et les conditions générales d’hygiène. Plus tard, le Romain Vitruve s’inquiétera également du choix de la localisation de la ville afin qu’elle soit salubre. Cet intérêt pour la qualité du lieu n’a pas empêché les épidémies, de peste en particulier, de décimer, à plusieurs reprises, les habitants des cités grecques ou de l’empire romain…
Adrien-Louis-Joseph Carré, dans sa thèse de médecine sur L’hygiène et la santé dans la Rome antique (1932), énumère les maladies connues et les thérapies préconisées, mais ne repère nulle trace d’une politique sanitaire à l’échelle d’une ville. Cela qui n’empêche pas les édiles d’être attentifs à la propreté des rues (pavage, réseau d’égouts, élargissement des voies, construction de places…), à la protection des parcs, à la qualité de l’eau (aqueducs, fontaines…), sans toutefois réussir à édifier une ville saine. Léon Homo écrit, à propos de Rome : « Mais si, pour l’ensemble de la ville, des résultats précis ont été obtenus – bien que l’entretien des rues ne semble jamais avoir, en pratique, atteint le niveau souhaitable –, la carence, en ce qui concerne la police sanitaire de l’habitation et l’hygiène de ses habitants, est à peu près complète : pas de mesures prises pour remédier à l’accumulation exagérée de la population, pas de mesures pour assurer aux habitants de la maison l’air et la lumière indispensables au bon état de l’organisme, pas de prophylaxie contre les épidémies collectives, pas de service médical public, ni d’hôpitaux avant le IVe siècle après J.-C.1 »
Les villes n’ont jamais pu empêcher les épidémies. Au mieux, elles construisaient des lazarets ou des maladreries pour isoler les voyageurs contaminés, durant quarante jours, comme à Venise, ou pour y héberger les lépreux. Comme le rappelle Ivan Illich dans H20. Les eaux de l’oubli, la découverte par Harvey de la double circulation du sang en 1628 se traduira, métaphoriquement, par la nécessité de faire circuler l’eau dans cet autre organisme qu’est la ville2. Cette dernière n’est plus considérée comme un lieu de stockage mais comme un lieu de flux (eau, marchandises, rumeurs, capitaux, personnes et, plus tard, gaz, électricité, pneumatiques, etc.). Comme les microbes et les virus circulent aussi, il convient de les canaliser (confinement) et de les neutraliser (vaccin). Cela demandera du temps…
Au temps du choléra
En 1832, le choléra tue 18 602 personnes à Paris en six mois et environ 100 000 en France. Aussi les pouvoirs publics vont-ils essayer de comprendre les causes de cette épidémie et promouvoir des actions prophylactiques. Il faudra le retour du choléra en 1849 pour que des décisions soient prises et la loi de salubrité publique votée en 1850, relative à l’assainissement des logements insalubres, sans vraiment prendre le taureau par les cornes.
L’établissement, impulsé par le préfet Rambuteau, de trottoirs avec des caniveaux a permis l’évacuation des eaux qui stagnaient au milieu de la rue, la construction laborieuse du réseau de tout-à-l’égout à la fin du XIXe siècle, puis l’installation de cabinets d’aisance et de salles de bains dans chaque appartement – ce qui a réclamé plus de cinquante ans à Paris ! –, la généralisation des poubelles : tout cela améliore indéniablement l’état sanitaire de la ville. Mais la plupart de ces initiatives se font par à-coups, sans véritable conviction, avec des décideurs en désaccord et des représentants médicaux et scientifiques en guerre. « À partir du mois de mai 1847, Semmelweis impose donc les premiers “gestes barrières” de l’histoire de la médecine, écrit l’historien Pierre Darmon. Il interdit aux étudiants et aux médecins de quitter les salles de dissection sans s’être lavé les mains avec de la solution de chlore avant de se rendre au chevet des femmes au travail, de changer de tenue d’un service à l’autre, d’utiliser les instruments de dissection à d’autres fins. Aussitôt la mortalité s’effondre de 12, 24 % à 3, 04 %. Mais après avoir examiné une femme atteinte d’un cancer utérin, des étudiants ont pratiqué le toucher vaginal chez onze femmes qui ont toutes décédées3. »
Louis Pasteur, chimiste, peine également à convaincre les médecins de la justesse de ses expériences faites en laboratoire, ceux-ci continuant à croire à la « génération spontanée » et à récuser la dissémination aérienne des micro-organismes pathogènes, que l’on nommera par la suite « microbes ». L’anglais Tyndal publie en 1870, dans la Revue des cours scientifiques, « Poussières et maladies », où il explique que l’air est saturé de poussières organiques malsaines et préconise le port d’un « respirateur de coton » ou masque. Il s’indigne du manque d’hygiène dans les hôpitaux où rien n’est systématiquement nettoyé et où, selon Darmon, « l’érysipèle, les escarres, la gangrène, la pourriture d’hôpital et la septicémie opèrent des ravages plus considérables que la maladie elle-même ». Il faudra attendre René Dubos, pour que les antibiotiques, en 1938, obtiennent leurs lettres de noblesse et empêchent des morts en série…
La tuberculose frappe durement les quartiers populaires des agglomérations occidentales. C’est en 1882 que Robert Koch en isole le bacille et fonde la bactériologie. Contre la tuberculose, des mesures d’hygiène s’imposent : aérer les logements, les ouvrir à la lumière du soleil, planter des arbres à proximité des habitations… On a mis longtemps à établir un lien entre certaines pathologies et certains animaux porteurs (le rat, la mouche…), comme à accepter l’idée que l’homme lui-même pouvait être contaminant. La contagion buccale ne connaît pas de limite : le timbre postal, le ticket de tramway, l’embouchure des instruments de musique, le mégot, le téléphone – qui vient de naître –, les reliques dans les églises comme le bénitier, la vaisselle des restaurants, les verres des cafetiers, etc. La machine à laver la vaisselle de la maison Steimetz à Cologne, en vente en 1904, permet d’éviter les bacs infestés de microbes. En 1902, à Londres, Cecil Booth invente un appareil aspirant les poussières, pour la grande satisfaction posthume de Jules Verne qui, dans Les cinq cents millions de la bégum (1879), dénonçait « deux véritables nids à miasmes et laboratoires de poison […] les tapis et les papiers peints » !
La clinique et le jardin
Dans Hygeia, A City of Health (1876), Benjamin Ward Richardson décrit une ville-clinique où tout est conçu pour traiter les pollutions habituelles qui transmettent les microbes4. Plan géométrique pour ventiler au mieux les voies de circulation, plantation d’arbres le long des boulevards, jardin autour de chaque bâtiment, asphalte sur le sol pour emprisonner les poussières, tramway souterrain, toits-terrasses jardinés, vide-ordures dans chaque cuisine, matériaux de construction imputrescibles, air « purifié et ozonisé ». Personne ne fume ni ne boit d’alcool ; les rues sont silencieuses car les usines sont à l’extérieur de la ville. Chaque quartier possède un hôpital où chaque chambre est aseptisée dans des unités de soins à « taille humaine » dispersées dans un jardin. D’autres établissements accueillent les « impotents et les vieillards » et d’autres « les indigents », avec « respect et affection ». Les exercices corporels sont prescrits dès l’école élémentaire… Cette ville saine et ô combien contrôlée ne pourra pas éliminer toutes les maladies, mais supprimera la mortalité infantile et augmentera l’espérance de vie en bonne santé. Sa ville-clinique ressemble à un régime alimentaire strict qui oublie le plaisir gustatif ; elle évoque davantage une caserne que l’abbaye de Thélème…
Déjà, André Godin, avec son « Familistère » à Guise, était soucieux des conditions d’hygiène des habitants. Aussi avait-il installé des salles de bains et des toilettes à chaque étage tout comme un système de ventilation naturelle pour la cour centrale surmontée d’une verrière. Pourtant, en 1891, un rapport dénonce « la promiscuité des lieux d’aisance, leur situation dans les escaliers placés aux angles des bâtiments […] causes d’insalubrité évidentes ». Ebenezer Howard réalise, dès 1898, une garden-city pour 30 000 habitants, dont 2 000 agriculteurs, avec des pâturages, des bois, des jardins, des maraîchers, vergers et potagers – une vie citadine à la campagne en quelque sorte. Dans les villes allemandes, puis françaises et suisses, se développe au cours de la seconde partie du XIXe siècle, le « jardin ouvrier ». Il s’agit de favoriser une activité de plein air qui éloigne l’ouvrier du cabaret et complète l’assiette familiale. La bonne santé en résulte, mais il n’existe toujours pas de politique de santé publique à l’échelle urbaine.
Le virus urbain
C’est un médecin hygiéniste et militant communiste, Robert-Henri Hazeman, qui ouvre en banlieue parisienne, à Vitry puis à Ivry, un « bureau d’hygiène », véritable dispensaire qui prend en charge toutes les pathologies et joue un rôle préventif essentiel. On le retrouve secrétaire général de l’office public d’hygiène de la Seine, professeur à l’Institut universitaire d’urbanisme jusqu’en 1968 et membre du cabinet d’Henri Sellier, lorsque celui-ci est ministre de la Santé sous le Front populaire. Il ne sera pas remplacé, comme si l’« hygiénisme » était déjà dépassé par l’idéologie médicale triomphante.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les antibiotiques remplacent en effet les baies vitrées, les espaces verts et les appartements à double exposition. Les villes se croient invincibles, alors que de nouveaux maux les menace (tabagisme, automobiles, travail sédentaire, etc). Comme l’écrit Pierre Darmon : « Après chaque guerre, on travaille à la façon de reconstruire un monde à l’abri de tout nouveau conflit. Après l’épreuve de la Covid-19, il faudra songer au coronavirus du chameau ou au virus variolique, qui attendent peut-être leur heure à l’ombre du réservoir animal. Et surtout il faudra songer à la restauration de notre environnement naturel. C’est ici que le problème de la pollution industrielle rejoint celui de la pollution microbienne. On ne peut plus lutter contre l’une sans lutter contre l’autre. Le saccage de la planète et le mépris de la biodiversité font de l’homme une cible unique et privilégiée5. » Une cible, mais aussi un responsable…
Maximilien Sorre, auteur des Fondements de la géographie humaine (1943-1952), s’attarde sur la santé, le climat, l’eau, l’air, l’alimentation, etc., mais son approche écologique de la géographie reste isolée. Aussi ses observations sur les conditions de diffusion des pandémies et de leur traitement, par exemple, sont-elles ignorées. Dans L’Homme et la ville (1971), Henri Laborit, médecin et biologiste, combine subtilement la cybernétique, la biologie et l’écologie pour mieux analyser la ville comme « niche environnementale »6. Cette dernière « représente un des moyens utilisés par un organisme social pour contrôler et reproduire sa structure », permettant ainsi aux groupes humains dominants de le rester.
Alexander Mitscherlich, médecin, est sollicité par la municipalité de Heidelberg, en 1968, pour l’aider à imaginer un nouveau quartier. Il est vrai qu’il a publié Psychanalyse et urbanisme (1965), dans lequel il s’insurge contre l’appauvrissement architectural et urbanistique de la reconstruction allemande, obnubilée par la spéculation7. Il regrette que le sol ne soit pas la propriété des villes, laissant aux habitants celle de leur logement. Il observe à la fois un repli sur soi et une massification qui brident la socialisation de chacun et favorisent l’inadaptation névrotique à la vie sociale. Il constate que « la ville fonctionnelle » exprime l’ordre social et économique, et s’en inquiète, car elle semble générer une infantilisation des habitants dans un cadre inhospitalier. La recension de son livre dans le quotidien Combat, lors de sa parution en français en 1970, est titré : « Le virus urbain »…
Pour une écologie sociale
Murray Bookchin signe, en 1962, sous le pseudonyme de Lewis Herber, Notre environnement synthétique, vaste enquête remarquablement documentée sur les maladies spécifiques à l’environnement. Son approche écologique de la santé est alors unique et, de fait, s’attaque à la fois à un mode de vie dicté par la consommation de produits nocifs pour la santé et aux dérèglements environnementaux provoqués par les activités humaines productivistes. Il décrit les principales pathologies générées par la concentration d’habitants en un même lieu : stress, cancers, coronopathies, maladies respiratoires, mal-être, etc. Il conclut : « Peu de médicaments sont aussi efficaces qu’une résistance biologique aux maladies. Aucun système technique n’est susceptible de libérer l’homme de sa dépendance de la terre, des plantes, des animaux. Les deux sphères, la naturelle et la synthétique, doivent nouer des relations complémentaires reposant sur une claire compréhension des besoins de l’homme comme organisme humain et des effets de son comportement sur le monde naturel. Une étude de l’interaction entre l’homme et la nature peut être appelée écologie humaine8. »
De ce rapide tableau des liens entre ville et santé, une conclusion s’impose : les villes se sont constituées sans jamais rechercher la bonne santé de ses habitants. Celle-ci a toujours été considérée comme une affaire personnelle ou familiale. La « société » n’a pas à intervenir, sauf pour, comme actuellement, tenter de freiner une pandémie. Dorénavant, la santé devient une préoccupation des architectes, urbanistes, paysagistes, designers, élu·es et citoyen·nes. Que peuvent-ils faire ? Expérimenter, à toutes les échelles et dans tous les domaines, une écologie sociale.
Cet article est issu d’une conférence prononcée à l’Institut Palladio, le 27 janvier 2021.
- 1. Léon Homo, Rome impériale et l’urbanisme dans l’Antiquité, Paris, Albin Michel, 1951.
- 2. Ivan Illich, H2O, les eaux de l’oubli [1985], traduit de l’anglais par Maud Sissung, préface de Thierry Paquot, Saint-Mandé, Terre Urbaine, 2020.
- 3. Pierre Darmon, Défense de cracher ! Pollution, environnement et santé à la Belle Époque, Paris, Le Pommier, 2020.
- 4. Benjamin Ward Richardson, Hygeia. Une cité de la santé [1875], préface de Michelle Perrot, présentation et traduction de Frédérique Lab, Paris, Éditions de la Villette, 2006.
- 5. P. Darmon, Défense de cracher !, op. cit.
- 6. Henri Laborit, L’Homme et la Ville, Paris, Flammarion, 1971.
- 7. Alexander Mitscherlich, Psychanalyse et urbanisme. Réponses aux planificateurs [1965], trad. de l’allemand par Maurice Jacob, Paris, Gallimard, 1970.
- 8. Murray Bookchin, Notre environnement synthétique. La naissance de l’écologie politique [1962], traduction et préface de Denis Bayon, Lyon, Atelier de création libertaire, 2017.