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Jude Stéfan. Exercices d'exorcismes

juil./août 2018

Il y a une singularité d’écriture propre à Jude Stéfan. Un style, aimerait-on dire, quoique curieusement l’expression semble ne jamais s’appliquer à la poésie mais être réservée à la prose. Un poème de Jude Stéfan se reconnaît au premier coup d’œil. Ou d’oreille, si l’on préfère. Pourquoi ? L’analyse n’est pas simple. Bien qu’il s’en défende, ce poète normand – manière de le situer très vite dans la géographie avant de passer à l’essentiel – est un formaliste. Il compose des poèmes courts, n’obéissant assurément à aucune règle prosodique fixe, dont la disposition sur la page dessine pourtant un profil assez régulier. Comme on croit deviner un sonnet, on se met aussitôt à chercher les quatorze vers fatidiques pour s’apercevoir que leur auteur s’ingénie, chaque fois, à les manquer. Soit il en fait treize, soit il en donne quinze voire plus quelquefois, seize ou dix-huit, toujours demeurant à portée du modèle « souverain ». En voici un, choisi au hasard des pages, puisqu’ils ont tous un air de famille.

                 sous la bataille des vents

                 en rentrant la poubelle

passe une belle jeune femme simple brune

                 toute espérance de chair

dont il ne reste que les pas dans la neige

                 ou sur le sable alors

il faut jeter à l’égout le malheur des autres

                 chaque bête dévorant l’autre

                 sous le hasard du ciel

                 que les poètes vénèrent

                             bleu

                 pariant pour leur bonheur

                 puis mauvais perdants

devant la seule injuste justice

n’ayant appris le néant à l’école

et comme ils ont chanté ils lamentent

                 régurgitant leur illusion[1]

On remarque d’abord que le poème n’a pas de titre. C’est l’un des dix-huit « prosèmes de grenier », extrait du recueil Épodes[2]. On remarque ensuite quelque chose de moins directement évident, mais de délicieusement drôle. À savoir que chacun des vers composant le poème pourrait justement servir de titre à ce poème qui n’en a pas. Vérifions : sous la bataille des vents/ en rentrant la poubelle/ passe une belle jeune femme simple et brune/ il faut jeter à l’égout le malheur des autres… Et ainsi de suite. La drôlerie est un élément essentiel du poème de Jude Stéfan. Le nom qui vient aussitôt à la pensée du lecteur est celui d’e. e. cummings, dont le jeu avec les signes typographiques, et particulièrement les caractères en bas de casse, a gentiment sorti le poème classique de ses rails. Jude Stéfan n’est certes pas aussi radical que l’Américain, se contentant d’éliminer la lettre capitale et de recourir à l’infanterie alphabétique pour mieux écrire le caractère commun du sens. Ses innovations sont ailleurs, en particulier dans la syntaxe. Comment, en effet, construit-on un sens reconnaissable en usant d’autant de syntagmes-titres pour vers ? Là est indéniablement l’originalité de Jude Stéfan.

                 au matin

     vieilles dames en peignoir

     à vendre orangé

                 déchetterie

     on fume qu’on est encore en vie

     on fait de la littérArthure

     où sont les vingt amies ?

(l’une coupa le temps, l’autre allait sur les nuages

     et celle qui rit dans les blés)

     au ciel on cherche les Isis-Marie

les vaches bucoliques à l’ombre s’allongent

     no de linge 75

     ceux qui saignent avec une croix

les trois fileuses sont à l’ouvrage

     pied, lèvre et pouce

     ou déjà le ciseau ?

sous le bouleau qui nous abrite

     à la brise du soir[3]

Bien sûr, on retrouve son chemin à lire plusieurs fois de suite le même poème. Ou alors on le laisse de côté et l’on va plus loin. C’est l’intérêt d’un recueil de Jude Stéfan, en effet, qu’il donne suite et sens à notre lecture par ses infimes variations. On croirait que chaque poème est le commentaire du précédent ou du suivant. De là une manifeste unité de ton. Ici triomphe l’élégie, déploration tenace sur le passage du temps et des amoureuses qui l’incarnèrent le mieux. Comme les allusions mythologiques, latines et grecques, par ailleurs abondent, que les noms de Catulle, Juvénal ou Properce reviennent avec fréquence, ce poète pourtant si contemporain qu’est Jude Stéfan paraît nous renvoyer, nous lecteurs, dans un passé romain ou, plus près de nous, chez François Villon. Le lire, c’est rouvrir du même coup toute une tradition dans laquelle il aime à s’inclure, voir se coucher comme dans une tombe. Nous ne nierons pas que le drap poétique ainsi retroussé fasse quelquefois linceul trop pesant à notre goût. On regrette l’essor romantique hors la forme, l’impromptu d’une envolée. Rien à faire ! Jude Stéfan nous plaque contre la boue, le sol, la mort.

accoudé sur ancienne tombe à relever

encharné qui plus est habillé IL

     attend son tour

     en casquette de siècle

     – bedford mao ou bissière –

     pâquerettes au pied

au-dessus pas encore d’oiseaux délivrés

     et sa main gênée

cubitus et tibia sont déjà prêts

protégés de velours euphémique

     tous organes cachés

     sauf yeux qui affleurent

& effleurent croix trapues flèches et chaînes

     figé en pierre soudaine

boutons bague et montre à survivre

assis sur tombe comme pour y déféquer[4]

L’ultime vers précédent l’illustre, l’humour est une composante forte de cette poésie. Omniprésente, la mort exige du poète qui l’affronte aussi froidement son salaire, son sel. Lui la prend littéralement au mot et de court. En l’anticipant, en la court-circuitant, en lui fauchant l’herbe sous le pied. L’amour avec la mort, l’amour contre la mort, affirme-t-il crânement, voilà les deux pôles entre lesquels doit être tendu l’arc poésie. On acquiesce sans nécessairement approuver, d’autant que Stéfan ridiculise la météorologie métaphorique où se complaisent si souvent les poèmes.

dans la tombe ne serons pas

ni en fumée évanouis

la mort c’est maintenant[5]

Un tel slogan défie toutes les récupérations politiques. Se désaffilier d’un semblable parti pris ne laisse en effet d’autre choix que de cultiver son destin d’individu au degré le plus intense, donc de prêcher un individualisme généralisé. À l’heure où quelques nostalgiques tentent benoîtement de célébrer mai 1968, c’est-à-dire ­d’officialiser la spontanéité, la poésie de Jude Stéfan n’a pas de mal à éclater d’un violent rire mortuaire.

ce Crâne n’a plus mal à la tête

ne sourit plus avec ses yeux

     mais sa mâchoire

car ses dents dureront plus que les œuvres

il a perdu ses oreilles charnues

sa grasse langue plus ne déblatère

vidé de son cerveau à pensées

ne hume plus les petits matins

                 par ses trous

                 jadis trépané

ce Crâne ne résonne plus des folies

ce Crâne va rouler sur le sable jeté

     comme d’un homère à Ios[6]

Nous voici de retour dans la tombe d’Ophélie avec Hamlet et ­Shakespeare, Homère se tenant à distance, en lettres minuscules, cependant que « Ios » sonne étrangement comme « Os ». Plus familièrement proche de nous, existe à l’église Saint-Maclou de Rouen le squelette d’un ancien ossuaire où l’on pourrait joyeusement faire résonner le vide en performant à haute voix les poèmes de Jude Stéfan. Là-bas, toutefois, nous nous interrogerions avec lui sur ce qu’il peut bien y avoir de si tenace, de si incompressible dans notre désir de poésie pour que de banals mots rythmés et dansés continuent de siffler entre nos dents, tel un exorcisme.

 

 

[1] Jude Stéfan, Épodes ou Poèmes de la désuétude, Paris, Gallimard, coll. « Blanche  », 1999.

[2] L’éditeur Gallimard est resté fidèle au poète depuis son premier recueil : J. Stéphan, Cyprès, Paris, Gallimard, coll. «  Le Chemin  », 1967.

[3] Jude Stéfan «  Les casquettes  », dans Prosopées, Paris, Gallimard, coll. « Blanche  », 1995.

[4] J. Stéfan, « Les casquettes  », dans Prosopées, op. cit.

[5] Ibid.

[6] J. Stéfan, « Les casquettes  », dans Prosopées, op. cit.

 

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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