Jude Stéfan. Exercices d'exorcismes
Il y a une singularité d’écriture propre à Jude Stéfan. Un style, aimerait-on dire, quoique curieusement l’expression semble ne jamais s’appliquer à la poésie mais être réservée à la prose. Un poème de Jude Stéfan se reconnaît au premier coup d’œil. Ou d’oreille, si l’on préfère. Pourquoi ? L’analyse n’est pas simple. Bien qu’il s’en défende, ce poète normand – manière de le situer très vite dans la géographie avant de passer à l’essentiel – est un formaliste. Il compose des poèmes courts, n’obéissant assurément à aucune règle prosodique fixe, dont la disposition sur la page dessine pourtant un profil assez régulier. Comme on croit deviner un sonnet, on se met aussitôt à chercher les quatorze vers fatidiques pour s’apercevoir que leur auteur s’ingénie, chaque fois, à les manquer. Soit il en fait treize, soit il en donne quinze voire plus quelquefois, seize ou dix-huit, toujours demeurant à portée du modèle « souverain ». En voici un, choisi au hasard des pages, puisqu’ils ont tous un air de famille.
sous la bataille des vents
en rentrant la poubelle
passe une belle jeune femme simple brune
toute espérance de chair
dont il ne reste que les pas dans la neige
ou sur le sable alors
il faut jeter à l’égout le malheur des autres
chaque bête dévorant l’autre
sous le hasard du ciel
que les poètes vénèrent
bleu
pariant pour leur bonheur
puis mauvais perdants
devant la seule injuste justice
n’ayant appris le néant à l’école
et comme ils ont chanté ils lamentent
régurgitant leur illusion[1]
On remarque d’abord que le poème n’a pas de titre. C’est l’un des dix-huit « prosèmes de grenier », extrait du recueil Épodes[2]. On remarque ensuite quelque chose de moins directement évident, mais de délicieusement drôle. À savoir que chacun des vers composant le poème pourrait justement servir de titre à ce poème qui n’en a pas. Vérifions : sous la bataille des vents/ en rentrant la poubelle/ passe une belle jeune femme simple et brune/ il faut jeter à l’égout le malheur des autres… Et ainsi de suite. La drôlerie est un élément essentiel du poème de Jude Stéfan. Le nom qui vient aussitôt à la pensée du lecteur est celui d’e. e. cummings, dont le jeu avec les signes typographiques, et particulièrement les caractères en bas de casse, a gentiment sorti le poème classique de ses rails. Jude Stéfan n’est certes pas aussi radical que l’Américain, se contentant d’éliminer la lettre capitale et de recourir à l’infanterie alphabétique pour mieux écrire le caractère commun du sens. Ses innovations sont ailleurs, en particulier dans la syntaxe. Comment, en effet, construit-on un sens reconnaissable en usant d’autant de syntagmes-titres pour vers ? Là est indéniablement l’originalité de Jude Stéfan.
au matin
vieilles dames en peignoir
à vendre orangé
déchetterie
on fume qu’on est encore en vie
on fait de la littérArthure
où sont les vingt amies ?
(l’une coupa le temps, l’autre allait sur les nuages
et celle qui rit dans les blés)
au ciel on cherche les Isis-Marie
les vaches bucoliques à l’ombre s’allongent
no de linge 75
ceux qui saignent avec une croix
les trois fileuses sont à l’ouvrage
pied, lèvre et pouce
ou déjà le ciseau ?
sous le bouleau qui nous abrite
à la brise du soir[3]
Bien sûr, on retrouve son chemin à lire plusieurs fois de suite le même poème. Ou alors on le laisse de côté et l’on va plus loin. C’est l’intérêt d’un recueil de Jude Stéfan, en effet, qu’il donne suite et sens à notre lecture par ses infimes variations. On croirait que chaque poème est le commentaire du précédent ou du suivant. De là une manifeste unité de ton. Ici triomphe l’élégie, déploration tenace sur le passage du temps et des amoureuses qui l’incarnèrent le mieux. Comme les allusions mythologiques, latines et grecques, par ailleurs abondent, que les noms de Catulle, Juvénal ou Properce reviennent avec fréquence, ce poète pourtant si contemporain qu’est Jude Stéfan paraît nous renvoyer, nous lecteurs, dans un passé romain ou, plus près de nous, chez François Villon. Le lire, c’est rouvrir du même coup toute une tradition dans laquelle il aime à s’inclure, voir se coucher comme dans une tombe. Nous ne nierons pas que le drap poétique ainsi retroussé fasse quelquefois linceul trop pesant à notre goût. On regrette l’essor romantique hors la forme, l’impromptu d’une envolée. Rien à faire ! Jude Stéfan nous plaque contre la boue, le sol, la mort.
accoudé sur ancienne tombe à relever
encharné qui plus est habillé IL
attend son tour
en casquette de siècle
– bedford mao ou bissière –
pâquerettes au pied
au-dessus pas encore d’oiseaux délivrés
et sa main gênée
cubitus et tibia sont déjà prêts
protégés de velours euphémique
tous organes cachés
sauf yeux qui affleurent
& effleurent croix trapues flèches et chaînes
figé en pierre soudaine
boutons bague et montre à survivre
assis sur tombe comme pour y déféquer[4]
L’ultime vers précédent l’illustre, l’humour est une composante forte de cette poésie. Omniprésente, la mort exige du poète qui l’affronte aussi froidement son salaire, son sel. Lui la prend littéralement au mot et de court. En l’anticipant, en la court-circuitant, en lui fauchant l’herbe sous le pied. L’amour avec la mort, l’amour contre la mort, affirme-t-il crânement, voilà les deux pôles entre lesquels doit être tendu l’arc poésie. On acquiesce sans nécessairement approuver, d’autant que Stéfan ridiculise la météorologie métaphorique où se complaisent si souvent les poèmes.
dans la tombe ne serons pas
ni en fumée évanouis
la mort c’est maintenant[5]
Un tel slogan défie toutes les récupérations politiques. Se désaffilier d’un semblable parti pris ne laisse en effet d’autre choix que de cultiver son destin d’individu au degré le plus intense, donc de prêcher un individualisme généralisé. À l’heure où quelques nostalgiques tentent benoîtement de célébrer mai 1968, c’est-à-dire d’officialiser la spontanéité, la poésie de Jude Stéfan n’a pas de mal à éclater d’un violent rire mortuaire.
ce Crâne n’a plus mal à la tête
ne sourit plus avec ses yeux
mais sa mâchoire
car ses dents dureront plus que les œuvres
il a perdu ses oreilles charnues
sa grasse langue plus ne déblatère
vidé de son cerveau à pensées
ne hume plus les petits matins
par ses trous
jadis trépané
ce Crâne ne résonne plus des folies
ce Crâne va rouler sur le sable jeté
comme d’un homère à Ios[6]
Nous voici de retour dans la tombe d’Ophélie avec Hamlet et Shakespeare, Homère se tenant à distance, en lettres minuscules, cependant que « Ios » sonne étrangement comme « Os ». Plus familièrement proche de nous, existe à l’église Saint-Maclou de Rouen le squelette d’un ancien ossuaire où l’on pourrait joyeusement faire résonner le vide en performant à haute voix les poèmes de Jude Stéfan. Là-bas, toutefois, nous nous interrogerions avec lui sur ce qu’il peut bien y avoir de si tenace, de si incompressible dans notre désir de poésie pour que de banals mots rythmés et dansés continuent de siffler entre nos dents, tel un exorcisme.
[1] Jude Stéfan, Épodes ou Poèmes de la désuétude, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1999.
[2] L’éditeur Gallimard est resté fidèle au poète depuis son premier recueil : J. Stéphan, Cyprès, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1967.
[3] Jude Stéfan « Les casquettes », dans Prosopées, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1995.
[4] J. Stéfan, « Les casquettes », dans Prosopées, op. cit.
[5] Ibid.
[6] J. Stéfan, « Les casquettes », dans Prosopées, op. cit.