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Pompier polonais avec un enfant ukrainien dans ses bras. Mirek Pruchnicki via Wikimédia
Pompier polonais avec un enfant ukrainien dans ses bras. Mirek Pruchnicki via Wikimédia
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La Pologne, pays d’accueil

La vague de solidarité qui s’exprime en Pologne envers les réfugiés ukrainiens tranche de façon nette avec le sentiment anti-européen, voire xénophobe, qui progressait dans le pays depuis des années. Elle ne doit pourtant pas faire oublier les atteintes à l’État de droit que le gouvernement continue d’orchestrer, ni occulter les divisions politiques et sociales.

La Pologne est devenue la principale destination des réfugiés ukrainiens. Dès les premières heures de la guerre de Poutine, des volontaires sont partis à leur rencontre et les postes-frontières polonais se sont ouverts. Sur instructions gouvernementales, neuf centres d’accueil peuvent recevoir jusqu’à 50 000 personnes par poste et par jour. Les réfugiés y trouvent des lits, des repas chauds et une aide médicale en cas de besoin, avant d’être dirigés en bus, en train ou en voiture dans différentes villes. Le langage du pouvoir, anti-européen et anti-réfugiés depuis 2015, a subitement changé. Et le premier mois, tandis qu’en Ukraine près de six millions et demi de personnes se sont déplacées vers l’ouest du pays, plus de quatre millions l’ont quitté, dont deux millions et demi ont franchi la frontière polonaise. Elles continuent parfois leur chemin vers l’Allemagne ou d’autres pays, mais près de deux millions, souvent persuadées qu’elles pourront rentrer chez elles dans quelques mois, restent. La grande majorité de ces réfugiés et déplacés sont des femmes et des enfants. Selon l’Unicef, « un mois de guerre ukrainienne a entraîné le déplacement de 4, 3 millions d’enfants, soit plus de la moitié de la population enfantine du pays1 ».

Un élan de solidarité

La solidarité a été immédiate et populaire. Elle a apparemment dépassé les conflits politiques internes qui, depuis des années, empestent l’atmosphère en Pologne. La réaction a été à la fois affective – comment ne pas aider des millions de femmes et d’enfants qui demandent protection ? –, et politique – la conscience du danger poutinien, dont tout le monde parlait depuis des mois avec l’impression de ne pas être entendu à l’Ouest. L’unité de cette mobilisation a été immédiatement pratique et militante. Des dizaines de milliers de volontaires, des associations de toutes sortes, en premier lieu celles qui agissent pour la défense des droits humains, ou les municipalités se sont organisés. Tous ont construit en quelques jours un impressionnant dispositif d’accueil et de soutien humanitaire. « Du jamais vu ! » disent les plus jeunes, tandis que les anciens se souviennent de la grande mobilisation de la « première Solidarność » (1980-1981) qu’ils ont vécue. D’autres citent les rassemblements après la mort de Jean-Paul II (2005) ou la catastrophe de Smoleńsk (en 2010, quand le président polonais et quatre-vingt-quinze autres personnalités périrent dans un accident d’avion). Cette fois, l’implication politique, la crainte de la guerre et la nécessité d’agir, le contact personnel avec les réfugiés, le désespoir et les pleurs de ces femmes et enfants qui ont laissé le mari ou le père à la guerre, les inquiétudes immenses sur l’avenir sont vécus dans une atmosphère grave, incertaine, où les sourires partagent plus de douleurs que de joies.

En devenant une terre d’accueil, la Pologne est bouleversée. Les Polonais et Polonaises que je rencontre à Łódź ou Varsovie, quelques semaines après le 24 février 2022, s’étonnent d’eux-mêmes, se disent surpris. Ils pensent que la guerre durera, que la majorité des réfugiés restera des mois, voire des années, que leurs conditions de vie en seront affectées. Dans l’immédiat, beaucoup se sentent mieux, parce qu’ils agissent.

L’unité nationale face à la guerre ne saurait, pour autant, être assimilée à une union sacrée. Au contraire, sur le terrain, les associations et les municipalités engagées dans l’organisation extraordinaire de l’accueil se plaignent du faible soutien financier et pratique des services publics et du gouvernement. De plus, malgré les images du drame omniprésentes dans les médias, et la crainte de la guerre dans les villes et à la campagne, les querelles politiciennes traditionnelles continuent. Les tensions entre la Plateforme civique (PO) libérale et le parti Droit et Justice (PiS) nationaliste, ou au sein de la coalition au pouvoir, vont bon train, à bas bruit, sur des questions importantes avec, en perspective, les élections législatives prévues dans à l’automne 2023.

Le retour des vieilles querelles

Certes, tous les dirigeants ont prêché l’unité. Dès les premiers jours, Andrzej Duda, le président de la République issu du PiS, était en première ligne dans l’action internationale de la Pologne comme à l’intérieur. Le 2 mars 2022, il s’est adressé aux Polonais, les félicitant de l’accueil des réfugiés. Il a invité le maire de Varsovie, Rafał Trzaskowski (PO), son ancien rival à la présidentielle, et d’autres représentants des collectivités locales à s’entretenir avec lui : « Nous avons besoin de coopération. L’heure n’est pas aux querelles politiques. » Donald Tusk, à la tête de la PO et du Parti populaire européen au Parlement européen et ancien président du Conseil européen, a immédiatement prôné la même unité, appelant à la mobilisation générale, tout en s’étonnant d’une certaine passivité du gouvernement. Lors d’une convention de son parti, consacrée à la solidarité avec l’Ukraine, il a déclaré : « C’est la guerre de l’Orient contre la civilisation occidentale. L’Ukraine est peut-être la première victime, pas la dernière », et il a appelé le gouvernement à « se réveiller ».

Tout cela n’a pas empêché le ministre de la Justice et procureur général, Zbigniew Ziobro, de poursuivre ses attaques contre les juges et l’État de droit. Ainsi, malgré une décision de justice ordonnant la réintégration d’un juge suspendu du tribunal régional de Varsovie, ce dernier n’a pu reprendre ses fonctions. De même, à la suite d’un appel auprès de la Cour européenne des droits de l’homme d’un des quinze juges du Conseil national de la magistrature révoqués arbitrairement en 2018, la Pologne a été condamnée à réintégrer ces juges. Or le Tribunal constitutionnel, contrôlé par le PiS, a conclu, mi-mars, que l’arrêt de la Cour européenne était incompatible avec la Constitution polonaise. Le pouvoir polonais refuse donc, en rupture avec la Convention européenne des droits de l’homme, d’appliquer les décisions du tribunal de Strasbourg !

Le ministre de la Justice profite cyniquement de la guerre en Ukraine. Cela n’arrange guère Jarosław Kaczyński, l’homme fort du PiS, et son Premier ministre Mateusz Morawiecki, face à une Commission européenne qui refuse de verser à la Pologne les milliards d’euros du plan de relance post-Covid, tant qu’elle n’a pas obtempéré aux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne sur l’État de droit. Le président Duda a tenté de sauver la mise en proposant la suppression de la cour disciplinaire des juges, une des conditions de la Commission. Las, Ziobro lui a opposé un autre projet et le débat a été bloqué au Parlement. Les conséquences de ce refus dépassent la seule défense des valeurs démocratiques. Elles placent le gouvernement dans une situation financière délicate au moment où l’accueil des réfugiés et les répercussions économiques de la guerre (énergie, inflation et dépréciation du zloty) risquent d’accroître les mécontentements.

Cette tension n’est qu’un des aspects de ce qui mine de l’intérieur la coalition au pouvoir. Affaibli politiquement, Kaczyński peine à la contenir sur la base de rapports de force électoraux qui n’évoluent guère. S’il se séparait de son ministre de la Justice, il perdrait la majorité à la chambre des députés (Sejm) et serait en plus mauvaise position pour gagner les prochaines élections, alors que le président Duda ne peut être limogé et semble suivre son propre chemin. Il a en effet le pouvoir de bloquer des lois en refusant de les ratifier, ce qu’il a fait récemment avec la réforme du financement des médias (loi dirigée contre la principale chaîne de télévision privée, financée par les Américains, TVN 24) et avec celle de l’éducation, qui renforçait le contrôle politique de l’école en étendant les compétences des recteurs d’académie et en bloquant l’accès des écoles aux organisations non gouvernementales.

Personne ne peut vraiment dire qui gagnera à ce triste jeu. Chaque camp pense en sortir renforcé, et Kaczyński tente de reprendre le dessus en multipliant les « coups », plus ou moins heureux, comme sa proposition de mission humanitaire armée par l’Otan dans les villes ukrainiennes, retoquée par Biden et Zelensky. L’autonomie grandissante du président serait, selon plusieurs observateurs avisés, encouragée par le président américain Joe Biden qui, dans le contexte de la guerre, veut pouvoir compter sur lui : « L’objectif principal des États-Unis vis-à-vis de l’Union européenne est de se rapprocher du centre présidentiel en Pologne, qui a le pouvoir réel de bloquer les actions les plus nuisibles de Kaczyński2. » Il s’agit d’éviter que les rêves autoritaires du chef du PiS ne tournent mal, comme en Hongrie avec Orbán réélu. En effet, la Pologne n’est pas seulement le principal pays d’accueil des réfugiés, mais aussi la plateforme centrale, selon le secrétaire général de l’Otan, de l’aide militaire et humanitaire à l’Ukraine. L’essentiel des armes occidentales et les convois d’aides transitent par l’est du pays, entre Lublin et Przemysl.

Le défi de l’intégration

En plus des conséquences géopolitiques d’un 24 février 2022 définitivement inscrit dans l’histoire du xxie siècle à côté du 11 septembre 2001, l’événement entraîne la Pologne dans un bouleversement capital. L’accueil de tant de réfugiés et la solidarité active avec l’Ukraine s’annoncent comme une épreuve des années à venir, dans un contexte économique et social défavorable, dont l’issue politique est loin d’être acquise. Cela dépendra évidemment du cours de la guerre. L’hypothèse d’une instabilité militaire et d’une crise humanitaire durables effraie.

L’accueil de tant de réfugiés et la solidarité active avec l’Ukraine s’annoncent comme une épreuve des années à venir.

Pour l’immédiat, la majorité des réfugiés a été accueillie chez l’habitant, profitant notamment de la présence avant la guerre d’au moins 1, 3 million de travailleurs ukrainiens. L’accueil chaleureux durera-t-il ? Comment intégrer ces femmes et ces enfants dans un pays qui n’y est pas préparé ?

Les mesures réglementaires adoptées mi-mars par la Pologne se situent dans la lignée de la directive européenne de 2001, déclenchée début mars par la Commission, qui a pour objectif d’instaurer « des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées » (aide financière, logement, école et santé, droit au travail, numéro de sécurité sociale, etc.). Ces mesures demandent toutefois des moyens et un savoir-faire encore insuffisants. Des tensions sont déjà perceptibles, particulièrement au sujet de l’école (130 000 enfants réfugiés sur 700 000 étaient scolarisés fin mars) : les autorités ukrainiennes demandent que les élèves puissent terminer leur cursus ukrainien, alors que le ministre polonais privilégie l’assimilation et le passage d’examens polonais. Le logement se heurte à un parc locatif insuffisant et trop cher dans la plupart des villes. Sans intervention de l’État, selon un quotidien, la Pologne est menacée d’une vague de personnes sans abri. Quant à l’emploi, beaucoup imaginent un peu naïvement que les Ukrainiens rempliront les manques liés à l’émigration vers l’Ouest, depuis le début des années 2000, d’environ deux millions de Polonais (surtout des jeunes). Or l’intégration d’Ukrainiens dans le marché du travail ne sera pas forcément ciblée sur des emplois correspondants aux qualifications acquises. Déjà avant la guerre, la barrière de la langue – à laquelle s’ajoutera maintenant le traumatisme de l’exil – a montré combien c’était hasardeux. On assiste plutôt à la multiplication des emplois sans contrat de travail, à temps partiel ou, à l’inverse, des journées de quatorze heures, des périodes d’essai non rémunérées et de la déduction des frais d’hébergement du salaire, etc.

Ces premières indications préoccupent les associations en charge des réfugiés, mais beaucoup moins les administrations et le pouvoir polonais. Elles devraient attiser les tensions sociales et politiques avec le gouvernement. Elles placeront, quelle que soit l’issue de la guerre, la Pologne devant le défi majeur d’intégrer durablement une forte minorité (7 à 8 % de population supplémentaire), ce qui nourrira des interrogations existentielles dans un pays pratiquement mono-ethnique depuis trois générations.

  • 1. « Guerre en Ukraine : plus de la moitié des enfants ukrainiens sont déplacés après un mois de conflit – Unicef » [en ligne], Organisation des Nations unies Info, 24 mars 2022.
  • 2. Dominika Wielowiejska, « Duda a parlé de tout avec les Américains », Gazeta Wyborcza, 10 mars 2022. Voir aussi Jakub Majmourek, « La guerre sauvera-t-elle la présidence Duda ? », Krytyka Polityczna, 14 mars 2022.

Jean-Yves Potel

Historien et politologue, spécialiste de l’Europe centrale (IEE – université de Paris 8), sur laquelle il a publié une quinzaine d'ouvrages dont Les Disparitions d’Anna Langfus (Noir sur blanc, 2014) et L’Europe nue (à paraître à l’automne 2002).

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