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Justice ou réparation ?

Introduction

La nécessité de réparer s’est imposée comme l’un des principaux mots d’ordre des sociétés contemporaines, indissociable de l’épuisement des individus et de la montée en puissance des victimes. Ce dossier s’interroge sur la capacité de la justice à répondre à ces demandes de réparation, en prenant acte du fait qu’il y a de l’irréparable. 

Notre besoin de réparation est-il devenu « impossible à rassasier1 » ? La nécessité de réparer s’est imposée comme l’un des principaux mots d’ordre de la période contemporaine, qu’il s’agisse de « réparer l’histoire2 », de réparer les préjudices et les offenses, voire de réparer les relations professionnelles ou conjugales par le recours à des séances de coaching ou de médiation, ou enfin de se réparer soi-même par différentes formes de soins psychiques ou physiques3. Face à ces objectifs, Johann Michel constate que nos sociétés sont paradoxalement de « moins en moins réparatrices dans le rapport aux choses et de plus en plus réparatrices dans le rapport à soi-même, au droit et à l’histoire4 ».

Les tentatives récentes pour promouvoir une économie dite « circulaire » – fondée sur la réparation et le recyclage des produits afin de prolonger leur usage – restent marginales. Nos modes de production et de consommation obéissent toujours à cet attrait pour le neuf, renforçant de la sorte « la permanence de l’instabilité et du mouvement5 » déjà bien décrite par Karl Marx. Le champ des relations professionnelles paraît lui aussi marqué par des injonctions à la flexibilité et à l’innovation permanente6. Cette quête de réinvention constante pèse désormais sur les épaules de chaque individu, renvoyé au triptyque « autonomie, performance, résilience », mais souvent rattrapé par la « fatigue d’être soi7 », la multiplication des burn-out en étant l’un des symptômes les plus visibles8.

Cette injonction à produire sans cesse du neuf ou à se réinventer en continu a pour envers l’essor des techniques dites de « réparation de soi », qui vont des groupes de parole aux master class en ligne en passant par les manuels de développement personnel ou les ateliers d’écriture. Le champ littéraire est d’ailleurs aux premiers rangs de cette évolution avec l’émergence, depuis le début du xxie siècle, d’une conception « thérapeutique » de la littérature qui doit « remédier aux souffrances et nous aider à mieux vivre dans nos existences ordinaires9 ». Comme l’a montré Alexander Gefen, ce sont désormais les « individus fragiles, les oubliés de la grande histoire, les communautés ravagées » qui sont devenus les « héros de la fiction française contemporaine », tandis que la catégorie des « récits de vie » a connu une croissance exponentielle dans les années récentes. En des temps angoissés où se sont affaissés les grands récits collectifs, la demande de réparation apparaît ainsi indissociable d’une individualité qui entend autant cultiver l’expression de sa singularité que mettre l’accent sur sa vulnérabilité.

La place des victimes

Mais les demandes de réparation qui traversent nos sociétés ne se réduisent pas au seul épuisement d’individus en quête de sens. Elles participent aussi, sur un mode à la fois plus tragique et parfois plus émancipateur, de la montée en puissance des victimes de violences physiques et psychiques, qu’il s’agisse de meurtres, d’abus sexuels ou encore d’attentats.

Dès 2007, Didier Fassin et Richard Rechtman analysent cette « révolution idéologique » qui conduit d’une situation où « le blessé de guerre, le sinistré de l’accident, et plus largement la personne frappée par le malheur » passe d’un « statut de suspect (ce qu’il était depuis la fin du xixe siècle) » à un « statut de victime désormais pleinement légitime10 ». Rappelons ainsi que le Code pénal révolutionnaire de 1791 visait avant tout à protéger les droits du criminel ou du délinquant dans sa confrontation à la justice, sans dire un mot de la protection des droits et des libertés des victimes. Jusque dans les années 1980, la façon dont ces dernières peuvent déposer plainte et être associées à la procédure pénale ne constitue nullement une préoccupation des pouvoirs publics. Le statut de victime est progressivement mobilisé au titre de « ressource » par des particuliers dont les souffrances furent longtemps étouffées dans les huis clos familiaux ou institutionnels, ou par les descendants des victimes de crimes de masse réclamant la reconnaissance publique des violences subies par leurs aïeux11. En France, ce dernier mouvement est illustré par la multiplication des demandes de réparation liées à la traite négrière ou à l’esclavage colonial12. Ce phénomène traverse, à des degrés divers, la plupart des États européens.

La transformation de la place accordée aux victimes va de pair avec un élargissement du sens de la « réparation ». Selon Le Dictionnaire culturel de la langue française, c’est à partir du xve siècle que « l’action de réparer », qui ne visait jusque-là que l’acte mécanique de réparer des biens, est mobilisée pour décrire la réponse qui peut être apportée à la suite d’une offense ou d’une faute. Le terme de réparation renvoie dès lors soit à l’expiation, qui désigne le châtiment imposé ou accepté à la suite d’une faute, soit à la satisfaction, qui prend la forme de l’indemnité reçue au titre du dommage subi13. Depuis le début du xxie siècle, un autre sens de la réparation se diffuse dans l’espace public, médiatique et même judiciaire, concernant le procès. De plus en plus de voix considèrent en effet que l’accès à la justice peut favoriser la réparation psychologique des victimes. Dans cette perspective, le procès apparaît comme une étape obligée de leur reconstruction ou de leur processus de deuil14. Autrement dit, la justice n’aurait plus simplement comme finalité de « rendre son dû » à celui qui a subi un dommage ou de punir le coupable. Elle se devrait également de soigner la victime, de « la guérir, de lui redonner vie, de la faire renaître de son malheur15 ».

Les résistances à la réparation

Cette extension du sens donné au vocable de réparation ne va pas sans de sérieuses résistances. L’idée selon laquelle la reconnaissance judiciaire du statut de victime peut être associée à une forme de guérison ne prendrait d’abord pas acte de l’irréparable qui caractérise maintes situations. Perdre un proche revient à faire l’expérience douloureuse de l’unicité des êtres humains et de leur caractère insubstituable. En ce sens, loin d’être un processus de « remplacement », le deuil « a pour fonction de reconnaître que l’objet perdu n’a pas d’équivalent et qu’il n’en aura pas16 ». De la même façon, le caractère irréversible ou indélébile des violences passées ressort souvent des récits de celles et ceux qui ont subi la torture, le viol ou la sauvagerie sidérante des attentats. Le terme passe-partout de traumatisme ne permet sans doute pas de saisir la variété de ces situations, dont le seul point commun est peut-être une forme de désorientation et de perte de confiance dans le monde. Tels les visiteurs du Jardin de l’Exil qui jouxte le Musée juif de Berlin, celles et ceux qui furent frappés par la violence perdent souvent l’équilibre dans un monde à double pente et sans repères. L’appel incessant à la réparation traduirait dès lors, au sein des sociétés occidentales contemporaines, le refus du tragique, jugé incompatible avec une idéologie du « rebond17 ».

N’est-il pourtant pas également possible de penser la réparation autrement, à partir de la reconnaissance préalable de l’irréparable ? Il s’agit alors de poser qu’aucune réparation ne peut effacer la perte subie et qu’il n’y aura jamais de « retour pur et simple à l’état initial18 ». En d’autres termes, l’exigence de réparation serait associée à la figure de l’inconsolé, distincte selon Michaël Fœssel de celle de l’inconsolable, qui refuse d’admettre la perte. L’inconsolé, écrit-il, ne rejette pas les consolations ; il les accepte « tout en sachant qu’aucune d’entre elles ne le replacera dans l’évidence de la présence19 ». C’est sur cette prémisse partagée que s’appuient les contributions réunies dans ce dossier. Toutes prennent acte d’une façon ou d’une autre du fait que « réparer n’est pas restaurer » et que rien ne permettra le retour à un « état (fantasmé) d’avant l’injustice20 ».

Ce constat n’épuise cependant pas le débat. L’appel à une forme de consolation par la reconnaissance publique des torts commis ne risque-t-il pas de faire peser sur la justice des attentes auxquelles elle n’est pas en mesure de répondre ? L’attention portée à la victime ne risque-t-elle pas de nourrir une logique répressive, marquée par l’extension des délais de prescription, le refus de reconnaître l’irresponsabilité des mineurs et des malades mentaux, ou la réclamation de peines exemplaires ? Faudrait-il alors imaginer d’autres modalités de réparation qui passeraient par une justice dite « restauratrice » ? Quelles sont nos responsabilités à l’égard des crimes du passé ? Et là où la justice ne peut rien, la littérature est-elle susceptible d’avoir un pouvoir réparateur ? Telles sont quelques-unes des questions abordées dans ce dossier. Les autrices et les auteurs qui y contribuent ancrent leurs réflexions dans une expérience de la justice. Leur pratique professionnelle au sein du monde judiciaire ou leurs diverses confrontations avec celui-ci les invitent à réfléchir à l’articulation entre procédures publiques et trajectoires individuelles, entre rituels collectifs et processus intimes. Chacune des contributions s’interroge ainsi sur la portée mais aussi les limites de la justice. Si la justice ne peut pas tout, peut-elle parfois permettre à chacune, chacun, de retrouver une place dans le monde21 ? Si la réponse à ces questions est négative, quels sont les lieux de réparation en dehors du procès qui participent à l’édification d’un monde commun ?

  • 1. Pour paraphraser le titre de l’essai de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier [1952], trad. par Philippe Bouquet, Arles, Actes Sud, 1981.
  • 2. Antoine Garapon, Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, Paris, Odile Jacob, 2008.
  • 3. Hélène L’Heuillet, « Le désir de réparation, sens et limites », Sens-Dessous, no 30, « Réparer », septembre 2022, p. 101. Voir également le succès du roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (Gallimard, coll. « Verticales », 2014, rééd. « Folio », 2020). L’ouvrage de Maylis de Kerangal est à l’origine du film éponyme réalisé par Katell Quillévéré (2016).
  • 4. Johann Michel, Le Réparable et l’Irréparable. L’humain au temps du vulnérable, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2021, p. 144.
  • 5. Friedrich Engels et Karl Marx, « Le Manifeste communiste » [1848], dans K. Marx, Œuvres, t. I, Économie, éd. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 164.
  • 6. J. Michel, Le Réparable et l’Irréparable, op. cit., p. 146.
  • 7. Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998 (rééd. « Poches essais », 2000).
  • 8. Voir Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, préface d’A. Ehrenberg, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Partage du savoir », 2014.
  • 9. Alexandre Gefen, Réparer le monde. La littérature française face au xxie siècle, Paris, Éditions Corti, coll. « Les Essais », 2017, p. 9-10.
  • 10. Didier Fassin et Richard Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime [2007], Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2011, p. 407.
  • 11. Voir Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 1997 (rééd. « Poche », 2020).
  • 12. Magali Bessone, Faire justice de l’irréparable. Esclavage colonial et responsabilités contemporaines, Paris, Vrin, coll. « L’esprit des lois », 2019.
  • 13. Alain Rey (sous la dir. de), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, t. IV, p. 167. Sur cette évolution, voir Youness Bousenna, « Vaincus d’hier, victimes d’aujourd’hui : la justice au temps de la réparation », Le Monde, 10 décembre 2022.
  • 14. Maria Luisa Cesoni et R. Rechtman, « La réparation psychologique de la victime : une nouvelle fonction de la peine ? », Revue de droit pénal et de criminologie, vol. 85, no 2, 2005, p. 158-178.
  • 15. J. Michel, Le Réparable et l’Irréparable, op. cit., p. 244.
  • 16. José Morel Cinq-Mars, Le Deuil ensauvagé, Paris, Presses universitaires de France, coll. « La nature humaine », 2010.
  • 17. Michaël Fœssel, Le Temps de la consolation, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015, p. 10 (rééd. « Points essais », 2017).
  • 18. J. Michel, Le Réparable et l’Irréparable, op. cit., p. 342.
  • 19. M. Fœssel, Le Temps de la consolation, op. cit., p. 23.
  • 20. M. Bessone, Faire justice de l’irréparable, op. cit., p. 35.
  • 21. Voir Claire Marin, Être à sa place, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022 (rééd. « Le livre de poche », 2023).

Justine Lacroix

Justine Lacroix est professeure de science politique à l'Université libre de Bruxelles où elle dirige le centre de théorie politique. Elle est notamment l'auteure de La pensée française à l'épreuve de l'Europe (Grasset, 2008) et, avec Jean-Yves Pranchère de Le procès des droits de l'Homme (Seuil, 2016).…

Valérie Rosoux

Politiste, directrice de recherches du Fonds national de la recherche scientifique, elle a notamment dirigé, avec Anne Bazin, Emmanuelle Hébert et Eric Sangar, Memory Fragmentation from Below and Beyond the State (Routledge, 2023).

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La nécessité de réparer s’est imposée comme l’un des principaux mots d’ordre des sociétés contemporaines, indissociable de l’épuisement des individus en quête de sens et de la place croissante donnée aux victimes. Ce dossier, coordonné par Justine Lacroix et Valérie Rosoux, s’interroge sur la capacité de la justice à répondre à ces demandes de réparation, en prenant acte du fait qu’il y a de l’irréparable. À lire aussi dans ce numéro : Dans la crise libanaise ; Des musées socialement vifs ; Les femmes sont-elles des djihadistes comme les autres ? ; Jacques Delors : la France par l’Europe ; L’ordre ne fait pas une nation ; La fraternité, métaphore trop sublime ? ; L’« œuvre-vie » de René Girard.