
À la recherche du candidat démocrate
Aux États-Unis, alors que se déroulent les primaires démocrates, les prétendants à la nomination sont encore loin d’être d’accord quant à la manière de vaincre le président sortant. Quel programme opposeront-ils à celui de Donald Trump ?
Désormais, les États-Unis n’ont plus de partis politiques ; ils n’ont que des tribus. Être « progressiste » ou « trumpien » relève moins du choix politique ou même de l’idéologie que du mode de vie et de l’identité. Pour cibler leurs électeurs, les partis politiques utilisent désormais de manière systématique des bases de données qui recensent les électeurs non seulement en fonction de leur code postal et leurs affiliations politiques, mais aussi en fonction de leurs préférences de consommateurs. Selon des économistes de l’université de Chicago, si vous achetez des romans, buvez de temps à autre des boissons alcoolisées, n’êtes pas propriétaires d’une Chevrolet, et surtout, si vous n’avez pas chez vous la moindre canne à pêche, il y a de fortes chances que vous votiez Démocrate[1].
Au moment où les Démocrates se préparent à choisir un candidat qui, espèrent-ils, mettra fin à l’affreuse parenthèse de l’administration Trump, cette logique tribale déterminera sans doute leur stratégie. Novembre 2016 fut le moment de la « crise Trump » du Parti démocrate : comment expliquer qu’après deux mandats d’un président plutôt populaire (qui fut aussi le premier président afro-américain) et alors qu’ils soutenaient une candidate particulièrement expérimentée (qui fut aussi la première femme à briguer la présidence), ils aient été battus par un candidat sans expérience politique, xénophobe, raciste et misogyne, lequel, tout en incarnant une droite musclée, se situait à gauche des Démocrates sur des dossiers comme le commerce extérieur et la mondialisation ? Cette crise constitue l’arrière-plan de la campagne des primaires 2020, qui parvient maintenant à son moment de vérité. Si les candidats parlent bien entendu de leurs programmes, la question est avant tout l’identité de leur tribu – quelle Amérique et quels Américains opposeront-ils à celle et ceux de Donald Trump ?
Le retour du social
Une certaine gauche a vu l’élection de Trump comme une crise salutaire. Pour ce courant, le péché originel, à la racine de la situation actuelle, fut Hillary Clinton, et, plus profondément, le tournant néolibéral effectué il y a une trentaine d’années (notamment par son époux). Dans le domaine du libre-échange, de la protection sociale, de la fiscalité ou de la régulation bancaire, ce courant estime que les Démocrates ne se distinguaient quasiment plus des Républicains, alors même que ces derniers s’installaient dans une opposition implacable. Pour cette gauche, l’électorat démocrate se distingue par son niveau socio-économique : ce parti est avant tout celui de la grande classe moyenne (y compris ses éléments les plus populaires), mise à mal par des politiques fiscales et commerciales qui ont abouti à l’hégémonie des « 1 % ». Bernie Sanders, le sénateur socialiste du Vermont (mais qui s’affilie au groupe parlementaire démocrate), battu par Hillary Clinton lors des primaires de 2016, est le champion de cette tendance. Il présente sa candidature moins comme une campagne politique classique que comme un mouvement social, luttant contre le détournement de la démocratie américaine par la ploutocratie. Elizabeth Warren, la sénatrice du Massachusetts, dénonce, avec des accents plus populistes que socialistes, un système « truqué » au bénéfice des plus riches. Pour ces candidats, Donald Trump est à la fois le symptôme et l’incarnation de ce système : après s’être érigé en champion des perdants de la mondialisation, il n’a pas tardé à devenir un « président des riches » des plus classiques. Pour remporter la présidence, cette gauche prône une rupture assumée avec les politiques néolibérales et la modération de leurs prédécesseurs démocrates.
Une majorité de minorités
Mais il existe un autre vecteur de la gauche américaine, qui insiste moins sur les inégalités économiques que sur les discriminations raciales. À certains égards, Trump a encore davantage mobilisé cette gauche-là que la gauche « économique » (dont le programme a au moins certains points communs avec celui de Trump). La culture woke, qui dénonce avec une ferveur quasi-religieuse l’héritage du racisme systémique et de ses séquelles dans la société actuelle, a énormément progressé depuis l’élection de Trump, qui est perçue comme l’expression du ressentiment assumé d’une certaine population blanche en passe de devenir minoritaire. Par conséquent, les Démocrates sont plus conscients que jamais du fait qu’ils incarnent l’Amérique multiculturelle (cette conscience ayant particulièrement progressé parmi les Blancs progressistes). Cette évolution s’est traduite par le fait que les candidats à l’investiture démocrate n’ont jamais fait preuve d’autant de « diversité », avec, au début des primaires, deux candidats afro-américains, un hispanique, et plusieurs femmes. Les Démocrates se reconnaissent tellement dans cette diversité qu’ils se demandent s’il leur est désormais encore possible de choisir deux hommes blancs comme colistiers. Mais cette gauche « multiculturelle » coïncide mal avec la gauche « économique » : les candidats afro-américains comme Kamala Harris et Cory Booker (maintenant retirés) sont centristes sur les questions économiques, alors que l’électorat de l’aile gauche du parti est résolument blanc (malgré le soutien pour Sanders de jeunes députés hispaniques comme Alexandria Ocasio-Cortez). De plus, la plupart des candidats non blancs n’ont pas poursuivi leur campagne jusqu’au commencement des primaires.
L’attrait du centrisme
Ainsi, bien que l’élection de Trump ait fortement mobilisé ces deux gauches, il y a de grandes chances que les Démocrates optent pour un candidat plus classique, représentant l’aile modérée du Parti associée avec les Clinton et Obama. Pour ces candidats, Trump représente moins le néolibéralisme effréné ou la montée du suprémacisme blanc qu’une menace pour les institutions démocratiques et une disgrâce nationale. Cette tendance est en phase avec une grande partie de l’électorat démocrate, pour qui la priorité est de battre Trump à tout prix, et de reporter les querelles idéologiques à plus tard. Cette tendance accorde une prime à l’« éligibilité » du candidat (electability), bien que certains progressistes se demandent si ce terme n’est pas un euphémisme pour « homme blanc ». Mais même dans cette catégorie, il n’y a aucune option évidente. L’ancien vice-président Joe Biden a longtemps dominé les sondages. Il semblait avoir deux atouts : la possibilité (du fait de ses propres origines) d’attirer l’électorat populaire blanc qui, en 2016, a basculé vers Trump dans certains États clés ; et sa popularité, du fait de ses liens avec Obama, auprès de l’électorat afro-américain. De nombreux Afro-Américains pensent en effet que Trump fut une réaction à la présidence Obama, et qu’il est plus prudent de choisir un candidat blanc qui leur est sympathique qu’un candidat de couleur qui pourrait jeter de l’huile sur les feux racistes et xénophobes. Mais son âge et le manque d’enthousiasme qu’il suscite pèsent lourd sur les chances de Biden.
Pete Buttiggieg a évoqué son expérience en tant que maire (de South Bend, Indiana) pour dénoncer les propositions sociales (notamment en matière de couverture médicale universelle) de Sanders et Warren, alors que la sénatrice Amy Klobuchar met en avant le fait qu’elle a gagné des élections dans un État qui ne vote pas systématiquement Démocrate (le Minnesota). Tous deux aussi tentent de joindre le centrisme avec l’engouement démocrate pour la diversité (en tant qu’homosexuel et femme, respectivement).
Michael Bloomberg, l’ancien maire de New York, ne participera pas aux primaires du mois de février, mais il se prépare à incarner l’option modérée si la candidature de Biden implose, et à rallier les suffrages des Démocrates qui estiment que le gauchisme de Sanders risque d’être désastreux pour le Parti. Ironie du sort, alors que les Démocrates sont tentés par un virage à gauche et dénoncent la ploutocratie trumpienne, ils pourraient rallier d’ici novembre un milliardaire qui autofinance sa campagne.
Il y a de grandes chances que les Démocrates optent pour un candidat plus classique, représentant l’aile modérée du Parti.
En somme, les Démocrates ont rarement été aussi unis dans leur désir de battre un sortant, mais ils sont loin d’être d’accord quant à la manière de le vaincre et à la personnalité derrière laquelle ils peuvent se ranger pour l’affronter. Dans cette guerre des tribus, leur propre identité est loin d’être décidée.
[1] - Andrew Van Dam, “What we buy can be used to predict our politics, race or education – sometimes with more than 90 percent accuracy”, The Washington Post, 9 juillet 2018.