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La politique française au Sahel. Photo aérienne du fort de Madama - Niger, novembre 2014 / Photo de Thomas GOISQUE (CC BY-SA 3.0) via Wikimédia
La politique française au Sahel. Photo aérienne du fort de Madama - Niger, novembre 2014 / Photo de Thomas GOISQUE (CC BY-SA 3.0) via Wikimédia
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Ce sable sur lequel on bâtit. La politique française au Sahel

octobre 2021

Alors que la France a annoncé la fin de l’opération Barkhane, à laquelle doit succéder le déploiement d’une force internationale, les intervenants s’interrogent sur les difficultés rencontrées par la France au Sahel, la réorientation vers une stratégie de guerre à distance pour contenir les groupes terroristes, et l’absence de contrôle démocratique concernant les opérations extérieures.

L’opération Barkhane a sans doute représenté l’engagement le plus ambitieux des forces françaises en Afrique1. Comment interpréter la décision, annoncée en juin dernier par le président de la République, de réduire de moitié ses effectifs au profit des forces spéciales et d’un appui en renseignement et dans les airs ?

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – Il ne s’agit pas de partir, mais de se redéployer différemment, c’est-à-dire de s’adapter. De ce point de vue, c’est une décision lucide et réaliste, au sens où elle tient compte des contraintes de la réalité. En effet, en dépit des efforts et des sacrifices consentis par les hommes et les femmes déployés et des gains tactiques obtenus, l’opération Barkhane n’a pas permis d’obtenir une victoire stratégique. Tout simplement parce que cette victoire ne dépend pas d’elle : la force armée est nécessaire mais insuffisante. Les gains opérationnels qu’elle produit doivent être consolidés par les États sahéliens qui sont les seuls à pouvoir stabiliser durablement la région. Cela implique des capacités, mais aussi et surtout une volonté politique de s’investir dans certaines régions – par exemple, le nord du Mali – qui, en l’occurrence, semble faire défaut.

Ensuite et au-delà du cas français, la tendance à privilégier une stratégie de présence minimale (light footprint), en réduisant les effectifs déployés mais en recourant davantage aux forces spéciales, à des frappes ciblées, notamment par drones, donc aussi au renseignement, caractérise l’interventionnisme militaire depuis les années 2000, à la suite des désillusions afghane et irakienne. Elle constituait déjà un aspect du smart power d’Obama, en réaction aux grands déploiements de l’ère Bush. La transformation de la présence française au Sahel s’inscrit donc dans une évolution générale et durable, qui pousse certains à parler de « guerre à distance » (remote warfare), souvent pour la caricaturer (car, en réalité, elle continue pour un certain nombre de militaires de se faire « au contact »).

Denis Tull – Le gouvernement français a effectivement dû reconnaître que, malgré une opération coûteuse sur le plan financier et humain (et des succès tactiques), les grandes tendances politiques et sécuritaires ont été largement négatives au Sahel depuis au moins 2018. Transformer (et non pas retirer) le dispositif est une façon de prendre acte des limites de son approche et du faible retour sur investissement, surtout dans un contexte international dans lequel d’autres défis majeurs demandent de plus en plus d’attention et de ressources (la Chine, la Russie, la Méditerranée, la cyber-sécurité etc.). Mais le tournant majeur s’est produit avec la reconnaissance que l’engagement français n’a rencontré le soutien ni des opinions publiques, ni des élites politiques au Sahel. Pour certaines de ces dernières, Barkhane a été une aubaine : militairement, l’opération constitue une protection ; politiquement, elle a servi de bouc émissaire face à une population de plus en plus désespérée et qui se pose des questions bien légitimes sur les résultats de la présence française et internationale. Emmanuel Macron a reconnu publiquement et courageusement, lors du sommet de Pau en janvier 2020, que les relations entre Paris et ses « partenaires » au Sahel étaient difficiles et ambiguës, mais il n’a pas souligné les aspects problématiques de la politique française dans ce partenariat, comme la focalisation sur le terrorisme.

Concernant la menace djihadiste, quels sont les risques sécuritaires au Sahel aujourd’hui ?

J.-B. Jeangène Vilmer – Les opérations militaires produisent des effets : elles ont notamment porté des coups sérieux à l’État islamique au Grand Sahara et au Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans. Mais ces effets restent localisés et temporaires, à cause de l’absence ou de l’insuffisance de prise de relais par les forces de défense et de sécurité locales. Compte tenu de l’immensité du territoire (le Sahel est une région grande comme l’Europe), les groupes armés terroristes font face à une pression militaire forcément dispersée et inégale. Face à cette pression, mais aussi aux divisions et affrontements internes, ils font preuve d’une forte capacité de résilience et de régénération.

Dans ce contexte, la situation sécuritaire demeure préoccupante, voire se dégrade à certains endroits. L’insécurité persiste au Mali, en particulier au centre du pays, et la menace terroriste s’étend, notamment vers les pays côtiers. Des groupes armés terroristes sont actifs dans le nord du Bénin, l’est du Sénégal, le nord-est de la Côte d’Ivoire et le nord du Nigeria, où l’État islamique en Afrique de l’Ouest domine désormais le nord-est, avec le risque d’une continuité territoriale avec l’État islamique au Grand Sahara, sans parler de la multiplication des offensives de Boko Haram qui affecte déjà les États limitrophes, en particulier le Cameroun.

La chute de Kaboul a interpellé de nombreux analystes : le scénario afghan va-t-il se répéter au Sahel ? Quelles leçons la France doit-elle tirer de ce désastre ?

Thierry Vircoulon – Le désengagement américain en Afghanistan ne constitue pas une débâcle ou la fin de la suprématie militaire américaine, mais il marque certainement une évolution stratégique dans la « guerre contre le terrorisme » (expression impropre : il faudrait plutôt parler de la guerre contre le djihadisme). Cette guerre ne sera plus menée sous forme d’expéditions militaires classiques et lourdes mais sous une forme plus légère, selon la stratégie light footprint mise en œuvre en Somalie depuis deux décennies et qui a conduit à l’élimination des chefs successifs des Chabab.

L’engagement français au Sahel commençant à ressembler à l’enlisement américain, l’Élysée a pris cette direction : les effectifs déployés au Sahel sont réduits, le renseignement est au cœur de l’intervention militaire française et le recours aux raids et aux frappes aériennes s’est banalisé. Cette stratégie d’assassinats ciblés ne mettra pas fin au conflit mais, pour le gouvernement, elle présente l’avantage de diminuer le coût budgétaire et politique de la guerre contre le djihadisme. Chaque élimination est décrite dans le langage militaire comme un « succès tactique », mais les organisations terroristes et leur recrutement persistent, voire se renforcent à chaque « succès tactique ». On voit bien que les fronts djihadistes se multiplient en Afrique, le dernier en date étant apparu dans un pays majoritairement chrétien, le Mozambique. Avec le désengagement américain d’Afghanistan, une certaine forme de la guerre contre le djihadisme vient de prendre fin, y compris au Sahel, mais la guerre continue. Elle reste une guerre sans fin, car la victoire, qui consisterait en l’élimination complète de la menace, est impossible. Comme l’a montré l’écrasement relatif de Daech par la coalition sur le théâtre irako-syrien, nous ne pouvons pas vaincre le djihadisme, nous pouvons seulement le contenir et l’empêcher de prendre le contrôle de territoires stratégiques. Un gouvernement qui tiendrait ce langage de vérité aux Français se fait toujours attendre.

J.-B. Jeangène Vilmer – J’apporterais deux nuances. D’abord, parler d’« assassinat ciblé » est problématique, parce que cette expression – qui traduit improprement l’anglais targeted killing (et non targeted assassination) – présume l’illégalité de l’acte, un assassinat étant par définition illégal. Or, dans un contexte de conflit armé (comme c’est bien le cas au Mali), le fait de tuer un individu de manière ciblée (c’est-à-dire en sachant sur qui l’on tire ou, à tout le moins, sur qui l’on veut tirer – ce qui, en général, est préférable au fait de ne pas savoir) n’est pas illégal si, dans la conduite de l’opération, les principes du droit international humanitaire (distinction, précaution, proportionnalité, etc.) sont respectés – y compris pour une cible civile s’il est établi qu’elle « participe directement aux hostilités ».

L’objectif est en réalité de contenir la menace sous un certain seuil d’acceptabilité sociale.

Ensuite, l’expression de « guerre contre le terrorisme » n’a aucun sens, parce qu’on ne fait pas la guerre à une tactique, mais surtout, elle est ingagnable et sans fin, parce que l’objectif est en réalité de contenir la menace (qui ne disparaît jamais) sous un certain seuil d’acceptabilité sociale (d’ailleurs variable en fonction du contexte et, de fait, certaines sociétés s’habituent à vivre sous une menace permanente). D’une manière générale, il faudrait sortir de la dichotomie « gagner ou perdre une guerre », inapplicable à la plupart des conflits contemporains, et donc du modèle de l’intervention avec un début et une fin, qui crée des attentes légitimes mais toujours déçues. De ce point de vue, une manière de « détemporaliser » le redéploiement français au Sahel serait de s’appuyer sur les forces permanentes dont nous disposons dans la région et, à partir d’elles, de projeter la force de façon ponctuelle pour maintenir la menace sous un certain seuil.

La stratégie light footprint, d’origine américaine, influence l’action française au Sahel. Qu’en est-il des méthodes, d’origine française, de contre-insurrection ? Leur usage ne s’est-il pas renforcé avec l’évolution des formes conflictuelles (guerres asymétriques, terrorisme, conflits en zones urbaines, guerre psychologique) ?

D. Tull – Si l’on entend par « contre-insurrection » une approche globale, où l’exercice de la violence est secondaire par rapport à l’établissement de nouvelles relations politiques locales, la France n’a pas mené de stratégie contre-insurrectionnelle au Sahel2. Sur le plan militaire, elle a poursuivi une campagne résolument axée sur le contre-terrorisme, dont la seule ambition politique est de créer un espace dans lequel l’autorité étatique peut être restaurée. Or « neutraliser des terroristes » s’est avéré insuffisant : d’autres éléments clés (la reconstruction de l’armée malienne, le processus de paix) sont nécessaires, mais Paris a exercé nettement moins d’influence en leur faveur que dans le domaine du contre-terrorisme. Si Paris a cherché à éviter une imbrication dans la politique locale, en soulignant qu’il mène d’abord une campagne contre-terroriste en soutien d’un État ami à partir de 2013 (l’opération Serval), cette stratégie s’est rapidement soldée par un échec, parce que la France est devenue partie prenante du conflit malien. En prônant le rétablissement de l’intégrité territoriale malienne et de l’autorité étatique dans le nord du pays, tout en demandant l’inclusion politique des rebelles touareg, Paris a pris le contre-pied de certaines élites politiques de Bamako. Cela a alimenté la contestation dont les politiques françaises font l’objet au Mali3.

T. Vircoulon – Le second enseignement de ce qui s’est passé en Afghanistan concerne le discours sur « l’art de la guerre dans les pays pauvres ». Dans ces contextes où la guérilla a pour base sociale une population ultra-pauvre, les autorités américaines, britanniques, françaises, etc., ont recyclé la pensée contre-insurrectionnelle héritée des guerres de décolonisation. Chez les Anglo-Saxons, la doctrine de la contre-insurrection a connu une renaissance spectaculaire, avec l’Irak et surtout l’Afghanistan, sous le vocable de nation-building. En 2006, les généraux David H. Petraeus et James F. Amos n’hésitaient pas à écrire : “Soldiers and Marines are expected to be nation builders as well as warriors […] They must be able to facilitate establishing local governance and the rule of law 4. L’idée de combiner le fusil et le chéquier (ou plutôt les valises de billets) étant remise au goût du jour, le monde du développement l’a conceptualisée avec « l’interdépendance entre sécurité et développement ». Au Sahel, la version française de cette réflexion est la stratégie « 3D » (diplomatie, défense, développement). Les actions civilo-militaires destinées à « gagner les cœurs et les esprits » sont la traduction contemporaine du plan Soustelle et des Sections administratives spécialisées, les « bonnes idées » de la guerre d’Algérie recyclées par nos dirigeants sans rencontrer de contradiction, dans une sorte d’amnésie collective5. Le principal problème de la doctrine contre-insurrectionnelle, quelles que soient ses variations nationales, c’est qu’elle n’a jamais permis de gagner une guerre. Elle est utilisée par les responsables politiques et militaires comme un outil de marketing stratégique pour expliquer que les guerres de guérillas sont gagnables alors que l’histoire contemporaine a montré qu’elles ne l’étaient pas (Indochine, Vietnam, Algérie, Afghanistan à l’époque soviétique). Le problème est formulé en quelques mots par Henry Kissinger à propos du Vietnam : « Quand la guérilla ne perd pas la guerre, elle la gagne, quand une armée régulière ne la gagne pas, elle la perd 6. »

D. Tull – Ce n’est qu’à partir de 2017 que Paris a commencé à prêcher les vertus d’une approche intégrée des « 3D ». Malgré la place prioritaire du Sahel dans la rhétorique du gouvernement, les cinq États sahéliens ne représentaient en 2018 que 10 % de l’aide publique au développement française en Afrique, et le Mali seulement 2, 5 %. Le fait que ces proportions soient restées stables depuis 2013 est surprenant et le gouvernement a tardivement pris des mesures correctives7. Mais au-delà des chiffres, il faut aussi s’interroger sur le discours qui prévaut sur le Sahel, en France et ailleurs. Ceux qui appellent des « solutions politiques » réclament une gouvernance plus efficace des élites locales, en matière de services publics, etc. L’absence de cette « bonne gouvernance » est schématiquement attribuée à un manque de capacités ou un manque de volonté des acteurs politiques. Tout se passe comme si un transfert de ressources et de compétences (de « capacités ») pouvait apporter la solution politique, ou plutôt technique, recherchée. Or le Mali est historiquement l’un des pays les plus dépendants de l’aide publique au développement, ayant reçu en moyenne trois fois plus que d’autres pays africains depuis les années 19608. Ce fait ne soulève pas seulement des questions sur la complicité et les responsabilités des bailleurs sur la période précédant la crise, mais nous oblige aussi à interroger les bases conceptuelles des « solutions » politiques et de développement, transférées d’un pays à l’autre. Depuis plusieurs années, je constate l’arrivée à Bamako de nombreux experts et conseillers en matière de stabilisation, développement, gouvernance, sécurité, etc., avec une expérience antérieure en Afghanistan et d’autres pays « en crise ».

Comment relever ces défis politiques ? Quels liens devrions-nous chercher à entretenir avec les États du G5 Sahel, notamment avec les nouveaux pouvoirs en place au Mali et au Tchad, mais aussi avec les autorités locales ?

D. Tull – La France se trouve dans une impasse due au fait que, depuis 2013, ses gouvernements ont représenté à leur opinion publique, restée largement indifférente, le Mali et puis le Sahel comme un enjeu sécuritaire. Le terrorisme est devenu la matrice de la politique française au Sahel. Certes, les autorités au Sahel dépendent de l’assistance française, mais il faut également reconnaître que Paris a besoin de la coopération des gouvernements sahéliens. Cette contrainte explique la position « pragmatique » adoptée vis-à-vis des gouvernements d’Ibrahim Boubacar Keïta et d’Idriss Déby, mais également les réactions feutrées de Paris face aux changements inconstitutionnels des gouvernements malien (2020) et tchadien (2021). Paris est pris dans le piège sécuritaire et je vois mal comment ce prisme évoluerait sous peu, surtout que les mouvements « djihadistes » continuent à progresser politiquement et territorialement. Paris n’a pas d’autonomie décisionnelle. Pour la retrouver, il faudrait que la France accepte une banalisation de ses relations avec les pays de la région, ce qui implique d’abandonner son ambition de prendre une place particulière au Sahel. Je doute que les décideurs français soient prêts à cela…

Le terrorisme est devenu la matrice de la politique française au Sahel.

J.-B. Jeangène Vilmer – Il faut revoir les objectifs. On a beaucoup parlé du « retour de l’État », en particulier au nord du Mali. Mais souhaiter le « retour » de l’État (malien) présuppose qu’il exerçait auparavant un contrôle et une gouvernance satisfaisants. Or non seulement il s’agit d’un passé mythologique, mais cela revient aussi à plaquer un modèle exogène (une certaine idée de l’État) sur une réalité locale, et visiblement cela ne fonctionne pas – une nouvelle preuve des difficultés, voire de l’impossibilité, d’une « construction de l’État » (state-building) de l’extérieur. La France peut lutter contre les groupes terroristes et, sur le plan strictement militaire, elle a obtenu des résultats, mais ce n’est pas à elle de construire l’État ou de faire (re)venir les États locaux dans certaines régions. Elle peut seulement tenter de les convaincre de le faire.

Dans ce contexte, les principaux problèmes politiques sont le déficit de légitimité et de confiance entre les pouvoirs locaux et leurs citoyens, et la question épineuse des négociations avec les groupes armés terroristes. Ces dernières sont généralement improductives. Lorsqu’elles aboutissent à des accords locaux, elles ne constituent pas des réponses politiques mais des gains tactiques, des trêves qui ne résolvent en rien le problème de gouvernance. À l’échelle nationale, elles peuvent aussi cacher des objectifs différents, par exemple une réélection.

Selon le président Macron, dans son discours du 28 novembre 2017 au Burkina Faso, « il n’y a plus de politique africaine de la France ». Avons-nous vraiment tourné la page de la « Françafrique » ?

D. Tull – Cela fait un certain temps que la Françafrique n’est plus pertinente pour analyser les relations entre la France et l’Afrique, même si elle continue à se manifester ici et là, notamment dans l’affaire libyenne impliquant Nicolas Sarkozy. Toutefois, le processus de changement est forcément lent et contradictoire, comme le montre le quinquennat d’Emmanuel Macron. Ce dernier a affiché une plus grande volonté de changer la politique africaine de la France que ces prédécesseurs, sur des sujets tels que l’Algérie, le Rwanda, le franc CFA et la restitution des biens culturels. En même temps, il a marché dans les pas de ses prédécesseurs, notamment en termes d’interventionnisme militaire ou encore en donnant une assurance-vie au nouveau régime tchadien. Je crains que l’image de Macron à côté du fils Déby et les mots prononcés lors des funérailles du père laissent une trace plus durable dans les esprits africains que certains gestes ou discours bien intentionnés.

L’enjeu pour la France est de convaincre les Africaines et les Africains que la politique française est en train de changer, ce qui exige une politique de vérité et de franchise. Or Macron prononce la phrase que vous évoquez au moment où la France a déployé plus de 5 000 militaires au Sahel. Pour la jeunesse africaine à laquelle Macron s’adresse à Ouagadougou, et sans doute ailleurs dans la région, cette expression maladroite ne peut qu’être interprétée comme malhonnête ou comme un déni, mettant une fois de plus en lumière le décalage entre discours et pratique. D’autant plus que ces jeunes sont convaincus que l’importance de la France sur le plan international exige une empreinte africaine forte.

Depuis 1963, cent vingt opérations extérieures ont été engagées par la France. Y a-t-il une singularité « interventionniste » de la France ?

J.-B. Jeangène Vilmer – La France est en effet traditionnellement interventionniste, c’est-à-dire que, par rapport à la moyenne, elle utilise plus fréquemment la force militaire et elle hésite moins à le faire. À la longue liste des opérations effectuées s’ajoutent aussi celles qui ont failli avoir lieu, auxquelles la France était favorable et pour lesquelles elle était prête, comme l’intervention avortée contre le régime syrien, en septembre 2013, à la suite des attaques chimiques de la Ghouta. Néanmoins, la France sait aussi ne pas intervenir, comme en a témoigné son opposition à la guerre en Irak en 2003.

Cet interventionnisme n’est pas nouveau : il fait partie de l’ethos français, c’est-à-dire de l’image morale que la France a d’elle-même. Cette image est celle d’une grande puissance dont l’avantage concurrentiel réside en partie dans son siège permanent au Conseil de sécurité, sa dissuasion nucléaire et sa puissance militaire. Elle est aussi celle de « la patrie des droits de l’homme », prête à utiliser la force pour défendre des valeurs, comme en témoignent les doctrines de l’intervention d’humanité dès la fin du xixe siècle et du droit d’ingérence dans les années 1980-1990. Peu importe que cette image soit faussée, que la France ne soit pas plus la patrie des droits de l’homme que le Royaume-Uni ou les États-Unis, et que le droit d’ingérence ait été largement contesté : ces représentations, même mythologiques, contribuent à l’identité française.

À cette raison culturelle, qui explique en partie la volonté d’intervenir, s’ajoutent la capacité de le faire et le fait institutionnel que, contrairement à certains de nos alliés, le président n’a pas besoin de l’autorisation du Parlement pour déclencher l’usage de la force. De ce point de vue, l’opération Serval reste souvent citée comme un modèle de force expéditionnaire. Il existe d’autres singularités françaises, qui témoignent d’une « culture stratégique » propre dans la pratique des interventions : la relative débrouillardise, la rusticité et la résilience des militaires français (dont on dit souvent qu’ils font beaucoup avec peu, en tout cas par comparaison avec les Américains), une relative acceptation du risque physique et des réserves vis-à-vis du modèle de la guerre « à distance ».

Le pouvoir discrétionnaire qui caractérise les politiques de la France en Afrique a été l’un des ressorts de la dérive élyséenne au Rwanda dans les années 1990. Comment les démocratiser davantage ?

D. Tull – Le manque de débat public et parlementaire sur les opérations extérieures reflète l’extrême verticalité du système politique français, surtout dans les domaines de politique étrangère et de défense. C’est une singularité parmi les démocraties européennes, dans desquelles le Parlement joue un rôle plus important quant au déploiement des forces armées, même si peu de pays vont aussi loin que l’Allemagne et son « armée parlementaire » (Bundeswehr). Certes, le contrôle parlementaire est contraignant, mais c’est précisément ce qui permet le débat public. L’argument selon lequel le besoin de pouvoir réagir dans de brefs délais exige une liberté exécutive n’est guère convaincant, dans la mesure où le Parlement pourrait au moins disposer de compétences sur le suivi des opérations en cours. D’ailleurs, un renforcement du contrôle parlementaire n’imposerait pas nécessairement de contraintes fortes sur l’armée. Ainsi, la décision initiale d’envoyer des troupes au Mali (opération Serval) a reçu le soutien presque unanime des partis politiques et des médias. Ce n’est qu’à la suite de la mort de treize soldats, en novembre 2019 (dans un accident d’hélicoptère), que la classe politique française a adopté un positionnement plus critique à l’égard de l’opération Barkhane.

T. Vircoulon – Le troisième enseignement que l’on peut retirer de la fin piteuse de l’expédition militaire américaine en Afghanistan est l’importance du mensonge d’État. Même – en fait surtout – dans une démocratie, la gestion politique de la guerre est fondée sur le mensonge. Aux États-Unis, il y a eu les Afghanistan Papers en 20199, comme il y avait eu les Pentagon Papers en 1971. La fuite de ces documents officiels sur l’Afghanistan nous ont appris que les gouvernements américains, de Bush à Trump en passant par Obama, ont berné leur population et leurs représentants. À près de cinquante ans d’écart, les deux fuites mettent en lumière la même vérité : les gouvernements ont prolongé et intensifié le conflit, alors même qu’au début, ils ne savaient pas où ils allaient et que, plus tard, ils savaient que la victoire était impossible.

Ces documents ne révèlent pas seulement les coulisses peu reluisantes de la gestion de la guerre (absence d’objectifs clairs, luttes de pouvoir bureaucratique, combats d’ego chez les chefs militaires, calculs politiciens, etc.), mais aussi le double langage du gouvernement. Dès 1965, les responsables américains savaient qu’ils ne pouvaient pas gagner la guerre du Vietnam (1955-1975). Dès 2002, les responsables politiques américains, qui prétendaient publiquement que des progrès étaient réalisés contre les talibans, admettaient le contraire en privé. Les rapports au Congrès sur les progrès réalisés étaient largement « optimisés » (c’est-à-dire bidonnés), le développement exponentiel de la corruption était passé sous silence et l’armée afghane était décrite comme « en voie de professionnalisation »… Ces rapports sont aujourd’hui la preuve concrète de la dissimulation par un gouvernement démocratique de ses colossales erreurs de jugement et de leurs conséquences tragiques pour sa population – sans parler du mépris total pour le sort des populations du pays envahi.

La même logique du mensonge est à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique.

Cette importance du mensonge d’État dans la conduite de la guerre trouve des échos dans la situation sahélienne. La stratégie des pays européens (la France en tête), qui consiste à déverser des milliards d’euros d’aide au Sahel pour stabiliser la région et former ses armées afin de se désengager, ne fonctionne pas : c’est ce qu’on a appelé la « vietnamisation du conflit » dans les années 1970 et, plus récemment, l’« afghanisation du conflit ». Les armées partenaires multiplient les massacres de civils, dans le silence total des formateurs européens, et, au Sahel comme en Afghanistan, l’aide favorise plus la corruption que le développement. Mais personne à Paris ni à Bruxelles n’est prêt à reconnaître l’évidence, car personne ne veut assumer cet échec stratégique majeur. La même logique du mensonge est donc à l’œuvre des deux côtés de l’Atlantique et elle va connaître le même sort à Paris qu’à Washington : la réalité va prévaloir sur le déguisement. Et ce d’autant plus que certains responsables commencent à l’avouer à demi-mot, comme Josep Borell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité : « Au Sahel, nous avons peut-être signé trop de chèques en blanc 10. » Compte tenu des milliards d’euros dépensés en vain, les contribuables européens apprécieront le « peut-être »… Si on veut intéresser les citoyens européens en général et français en particulier à ces engagements lointains, il suffit de leur dire combien ils coûtent… Aux États-Unis, un projet de recherche s’efforce de calculer le coût astronomique des interventions militaires américaines depuis le 11 septembre 200111. Des universitaires européens seraient bien inspirés d’y songer afin d’inscrire cette question dans le débat public et ainsi d’encourager sa démocratisation.

Est-ce que « l’Afrique a changé de regard sur la France », comme le souhaite le président Macron12 ? Et réciproquement, est-ce que nous changeons notre regard sur nos voisins africains ?

D. Tull – La politique du président Macron est assez ambiguë. Certes, il a entamé des démarches importantes en commandant des rapports sur le rôle de la France au Rwanda et en Algérie, ainsi que le rapport de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy sur la restitution du patrimoine culturel africain, qui a aussi incité d’autres pays, comme l’Allemagne, à se pencher davantage sur la question.

Dans le même temps, Macron met souvent en avant le changement générationnel, son souhait de ne pas rester bloqué dans un passé marqué par l’histoire coloniale, dans les « représentations d’hier », puisque ni lui-même ni les jeunes Africains n’ont connu l’Afrique comme un continent colonisé. Mais cette attitude ne se décrète pas ! Il sous-estime sans doute le poids et la présence historiques de la politique française en Afrique. Au Cameroun, pour prendre un cas où la France a un passé particulièrement sanglant, le passé n’est ni lointain, ni consommé. Il n’y existe même pas un début de débat qui jetterait les bases d’un regard réciproque changé, certes aussi du fait du régime de Paul Biya, au pouvoir depuis 1982.

Aussi faut-il se poser la question, en France comme ailleurs, de savoir si les relations avec l’Europe sont encore un enjeu majeur dans la façon dont les jeunes populations en Afrique se projettent dans l’avenir. En tenant compte d’un continent africain qui se globalise de plus en plus et d’une Europe qui se referme de plus en plus sur elle-même, de moins en moins d’Africains ont l’opportunité ou l’envie de considérer l’Europe comme un élément majeur de leur futur.

Propos recueillis par Joël Hubrecht

  • 1. Lancée le 1er août 2014, l’opération Barkhane (du nom d’une forme particulière de dunes de sable) est conduite par l’armée française, avec l’appui de cinq États du Sahel et du Sahara (Burkina Faso, Mauritanie, Mali, Niger et Tchad) et d’autres alliés, pour contrer les groupes armés terroristes actifs dans cette région.
  • 2. Voir Michael Shurkin, “France’s war in the Sahel and the evolution of counter-insurgency doctrine”, Texas National Security Review, vol. 4, no 1, hiver 2020-2021, p. 35-60.
  • 3. Voir Denis M. Tull, « Contester la France : rumeurs, intervention et politique de vérité au Mali », Critique internationale, vol. 90, no 1, 2021, p. 151-171.
  • 4. David H. Petraeus et James F. Amos, « Préface », United States Department of the Army, The U.S. Army/Marine Corps Counterinsurgency Field Manual, no 3-24, décembre 2006.
  • 5. Voir Thierry Vircoulon, « De l’Afghanistan au Mali : les leçons oubliées de l’interventionnisme militaire occidental » [en ligne], The Conversation, 11 janvier 2021.
  • 6. Henry A. Kissinger, “The Viet Nam Negotiations”, Foreign Affairs, vol. 47, no 2, janvier 1969.
  • 7. Voir Cour des comptes, « Les actions militaires et civiles de la France dans les pays du G5 Sahel » [en ligne], avril 2021.
  • 8. Voir Catriona Craven-Matthews et Pierre Englebert, “A Potemkin state in the Sahel? The empirical and the fictional in Malian state reconstruction”, African Security, vol. 11, no 1, 2018, p. 1-31.
  • 9. Voir Craig Whitlock, The Afghanistan Papers: A Secret History of the War, New York, Simon & Schuster, 2021.
  • 10. Morgane Le Cam, « Josep Borell : “Au Sahel, nous avons peut-être signé trop de chèques en blanc” », Le Monde, 28 avril 2021.
  • 11. “The Costs of War Project”, Watson Institute for International and Public Affairs, Brown University.
  • 12. Benjamin Roger et Marwane Ben Yahmed, « Emmanuel Macron : “Entre la France et l’Afrique, ce doit être une histoire d’amour” », Jeune Afrique, 20 juillet 2021.

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, il est notamment l’auteur, avec Julian Fernandez, des Opérations extérieures de la France (CNRS Éditions, 2020).

Denis Tull

Politologue, chercheur à l’Institut allemand pour les relations internationales (SWP).

Thierry Vircoulon

Chercheur associé au Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri, ancien élève de l'ENA et titulaire d'un DEA de science politique à la Sorbonne, Thiery Vircoulon a travaillé pour le Quai d'Orsay et la Commission européenne sur le continent africain, notamment en Afrique du Sud, au Kenya et en République Démocratique du Congo. Il a par ailleurs édité l'ouvrage Les Coulisses de l'aide internationale en

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Leçons rwandaises

La publication du rapport Duclert a réouvert le débat sur les responsabilités du gouvernement, de la diplomatie et de l’armée françaises dans le génocide des Tutsi au Rwanda. À partir d’une lecture de ce rapport, le présent dossier propose de réfléchir à ce que nous avons appris, dans les vingt-cinq ans qui nous séparent des faits, sur l’implication de la France au Rwanda. Quelles leçons peut-on tirer des événements, mais aussi de la difficulté, dans les années qui ont suivi, à s’accorder sur les faits et à faire reconnaitre la vérité historique ? Quels constats cette histoire invite-t-elle sur le partage des responsabilités entre autorités politiques et militaires, sur les difficultés inhérentes aux opérations extérieures, notamment en Afrique, et enfin sur le bilan de ces interventions, au moment où la France choisit de réduire sa présence au Sahel ? Au-delà du seul cas français, l’échec de la communauté internationale à prévenir le génocide rwandais invite en effet à repenser le cadre des interventions armées sur les théâtres de conflits et de guerres. À lire aussi dans ce numéro : l’avenir de l’Afghanistan, djihadisme et démocratie, gouverner le trottoir, à qui profite le crime ?, le retour à Rome d’Hédi Kaddour et le carnaval Belmondo.