Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Angela Merkel et Vladimir Poutine (2017-07-07) Creative Commons Attribution 4.0
Angela Merkel et Vladimir Poutine (2017-07-07) Creative Commons Attribution 4.0
Flux d'actualités

Vladimir Poutine, l’Allemagne et son histoire

Parmi les événements les plus frappants des dernières semaines se trouve la fermeté avec laquelle l’Allemagne, avec les autres Etats-membres de l'Union européenne, a répondu à l’invasion russe de l’Ukraine. C’est l’occasion de revenir sur le rapport particulier que le président russe entretient avec l’Allemagne depuis son séjour à Dresde, à une période critique de l’histoire de l’Union soviétique. Dans le conflit avec l’Ukraine, Vladimir Poutine utilise l’histoire de l’Allemagne et de ses relations avec la Russie – notamment durant l’entre-deux-guerres – pour dresser des parallèles discutables et légitimer ses actions.

L’évolution contemporaine de l’Allemagne et de la Russie présente de nombreuses analogies. À l’issue de la Première Guerre mondiale, le Reich et l’empire tsariste sombrent, abandonnant de nombreux territoires. Dans l’Europe des années 1930, l’URSS stalinienne et l’Allemagne nazie incarnent deux faces du totalitarisme. En 1945, cette évolution parallèle devient une histoire « en miroir », l’Allemagne étant défaite, ruinée politiquement et moralement (« Stunde null »), tandis que l’Union soviétique est au faîte de sa puissance. En 1990, l’URSS est sur le point de disparaître, ce qui permet à l’Allemagne de se réunifier et de recouvrer sa pleine souveraineté. Tandis que la RFA confirme son ancrage occidental (« Westbindung »), la Russie de Vladimir Poutine prend de plus en plus ses distances avec les valeurs démocratiques et revendique un « Sonderweg » auquel l’Allemagne a renoncé en 1945.

Le terme de "relation particulière" ("Sonderverhältnis") revient souvent pour qualifier ces liens germano-russes, observe l’historien allemand Heinrich August Winkler, qui souligne leurs « fondements historiques profonds et complexes ». Au cours du XX siècle, ces relations ont connu une amplitude extrême, allant du conflit (première guerre) au rapprochement (Rapallo) et à la collaboration (pacte Ribbentrop-Molotov) puis à la guerre d'extermination. La réconciliation est scellée lors du voyage de K. Adenauer à Moscou (1955), la coopération bilatérale monte en puissance à partir de la fin des années 1960 (Ostpolitik). Ces liens politiques et économiques étroits s'enracinent dans un terreau commun très riche (Königsberg, ville de Kant, devenu Kaliningrad), dans des échanges entre sociétés (les Rußlanddeutsche invités en Russie par Catherine II, née Sophie Frédérique Augusta d’Anhalt-Zerbst), auxquels s'ajoutent des affinités spirituelles (“Seelenverwandtschaften”), entre deux peuples qui se perçoivent souvent comme complémentaires. Cette proximité explique des parcours parfois surprenants comme celui d'Ernst Niekisch (1889 - 1967), idéologue du national-bolchévisme, résistant à Hitler, qui devient député de la Chambre du peuple de RDA. 

Un « Allemand » au Kremlin

L’une des premières biographies consacrées en 2000 au président russe, peu après son élection, avait pour titre L’Allemand au Kremlin1. L'Allemagne est en effet présente dans la vie de Vladimir Poutine dès son enfance. Il est né en 1952 à Leningrad, dans une "capitale du nord" qui ne s'était pas encore relevée du terrible siège de la ville (1941-1944), pendant lequel son frère est mort, auquel sa mère a "survécu miraculeusement", et lors duquel son père, volontaire pour combattre derrière les lignes allemandes, a été blessé, raconte-t-il dans "Première personne", un livre d'entretiens2, publié en 2000.

Des feuilletons très populaires de la TV soviétique des années 1960, comme "le glaive et le bouclier", développant l'image romantique d'agents soviétiques, infiltrés au cœur du régime nazi, l'incitent à apprendre l'allemand et à vouloir rejoindre le KGB, alors qu'il n'est encore qu'adolescent. Affecté à Dresde en 1985 - l'année où M. Gorbatchev est nommé secrétaire général du PCUS - il ne connaîtra pas les passions qu'ont pu déclencher en Union soviétique la perestroïka et la glasnost, il sera au contraire confronté à un régime est-allemand qui refuse les réformes. Dresde est situé dans "la vallée des innocents" ("Tal der Ahnungslosen"), l’une des seules régions où on ne peut capter les chaînes TV de RFA, cette ville industrielle devient toutefois l'un des foyers de la contestation du régime.

Quelques semaines après la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, des manifestants investissent, dans plusieurs villes de RDA, les bâtiments de la Stasi pour protester contre la destruction d’archives. A Dresde également, raconte Vladimir Poutine en 2000, des opposants "agressifs" au régime du SED se présentent en décembre devant les bureaux du KGB, il parlemente avec eux et demande l'aide du contingent de forces soviétiques stationné à proximité qui, dans un premier temps, refuse d'intervenir, faute d'instructions. "Moscou ne répond pas (…). J'ai réalisé que l'URSS était malade, d'une maladie fatale qui s'appelle la paralysie, la paralysie du pouvoir", admet dix ans plus tard Vladimir Poutine3. Certains experts voient dans cette confrontation avec des manifestants l’origine de sa crainte des mouvements spontanés. D’après ses biographes Fiona Hill et Clifford Gaddy4, l'expérience faite par ce cadre moyen du KGB à Dresde a contribué à le convaincre que, dorénavant, il ne devait pas adhérer de manière aveugle à une idéologie ou à un système politique, mais que sa loyauté devait aller à l'Etat. 20 ans après, Vladimir Poutine affiche la même conviction, jugeant que le rôle dirigeant du PCUS, qui a fait du parti communiste le seul ciment du pays, a constitué une « bombe à retardement ».

« À bien des égards, déclare Vladimir Poutine 2000, la RDA m’a ouvert les yeux. Je pensais aller dans un pays d’Europe orientale, au centre de l’Europe […]. Mais, dans mes contacts avec les gens qui travaillaient pour la Stasi, j’ai réalisé qu’eux-mêmes et la RDA se trouvaient dans une situation que nous avions longtemps connue en Union soviétique. C’était un pays totalitaire, comparable à notre modèle, mais remontant à trente ans5. » Dans ses entretiens avec Oliver Stone6, publiés en 2017, il souligne que « l’esprit d’innovation », qui caractérisait la perestroïka, faisait défaut en RDA. Sur le moment, il indique avoir compris que « la chute du mur de Berlin était inévitable », conscient qu’une « position fondée sur des murs et des démarcations ne peut se maintenir éternellement », mais regrettant toutefois que « l’URSS ait perdu des positions en Europe ». Vladimir Poutine déplore qu’aucune alternative n’ait alors été proposée (« ils ont tout laissé tomber et sont partis »). Réagissant, en juin 2017, au décès de Helmut Kohl, interlocuteur de Mikhaïl Gorbatchev dans les négociations sur la réunification de l'Allemagne, il se montre en revanche très élogieux envers l’ancien chancelier, dont il avait fait la connaissance au début des années 1990, et qu’il juge visionnaire. « Non seulement, il a fait sur moi une forte impression, mais, à certains égards, il a considérablement modifié mes propres vues » sur les perspectives de coopération entre la Russie et l’Allemagne, confie Vladimir Poutine.

Le partenariat stratégique a tourné court

« La Russie a toujours éprouvé des sentiments particuliers à l’égard de l’Allemagne », déclare Vladimir Poutine le 25 septembre 2001 devant le Bundestag, dans un discours très applaudi, prononcé en allemand par un président porteur des espoirs de démocratisation et de modernisation de la Russie nouvelle. « Les relations russo-allemandes sont aussi anciennes que nos pays […], la Russie et l’Amérique sont séparées par des océans, entre la Russie et l’Allemagne il y a la grande histoire », observe-t-il, et ce malgré des « pages douloureuses, particulièrement au xxe siècle ». « Nous avons toujours considéré votre pays comme un foyer important de la culture européenne et mondiale, à laquelle la Russie a aussi beaucoup contribué […]. La culture a toujours été notre bien commun et a uni les peuples », rappelle le chef de l’État russe. « Pour les Russes, l’Allemagne incarne souvent l’Europe, la culture européenne, l’inventivité technique et l’habileté commerciale », poursuit Vladimir Poutine, qui évoque les grandes figures de la littérature allemande et russe pour souligner que les deux pays « comprennent bien la mentalité de l’autre peuple ».

Au fil des années, le ton de Moscou à l’égard de l’Occident devient cependant de plus en plus âpre. Le 10 février 2007, à Munich, Vladimir Poutine fustige un « monde multipolaire inacceptable » et dénonce le non-respect des promesses qui auraient été faites par l’OTAN de ne pas s’élargir à l’est. « La chute du mur de Berlin a été possible grâce au choix historique fait par notre peuple en faveur de la démocratie, de la liberté, de l’ouverture et d’un partenariat sincère avec tous les membres de la grande famille européenne », rappelle-t-il. Sept ans plus tard, l’annexion de la Crimée, puis l’intervention russe dans le Donbass en 2014, plongent la relation germano-russe dans une crise profonde – Moscou est surpris par la fermeté de la réaction allemande. Le climat se détériore encore les années suivantes, Berlin accusant la Russie d’ingérences. Se succèdent en effet, en 2015, la cyber-attaque menée contre le Bundestag attribuée à des hackers russes, en 2016, l’affaire Lisa F. du nom de cette jeune germano-russe, dont le viol prétendu à Berlin-Marzahn donne lieu à une campagne de désinformation russe puis, en 2019, l’assassinat d’un opposant tchétchène dans le Tiergarten. L’empoisonnement d’Alexeï Navalny, en août 2020, qui est hospitalisé à l’hôpital berlinois de la Charité et reçoit la visite d’Angela Merkel, ramène à l’étiage la relation entre les deux pays, sans cependant que le dialogue soit rompu, comme en témoigne la poursuite de la construction du gazoduc Nord stream 2.

Dans une tribune publiée dans die Zeit le 22 juin 2021, jour-anniversaire du déclenchement du plan Barbarossa, le président russe met en exergue le « rôle colossal » joué par la « réconciliation historique » entre les peuples russe et allemand. Dans un clin d’œil à la mouvance nombreuse des Rußlandversteher, Poutine déplore que les mises en garde d’Egon Bahr, n’aient pas été prises en compte. Dès le milieu des années 1980, rappelle-t-il, l’architecte de l’Ostpolitik s’était déclaré en faveur d’un système de sécurité paneuropéen, et hostile à l’élargissement de l’OTAN. Recevant pour la dernière fois Angela Merkel en tant que chancelière au Kremlin, le 20 août 2021, Vladimir Poutine affirme : « Si nos vues n’ont pas toujours coïncidé, le dialogue a toujours été franc, substantiel, orienté vers la recherche de compromis et la résolution des questions les plus complexes. » « Nous serons toujours heureux d’accueillir Madame Merkel en Russie », poursuit-il. Le message adressé le 8 décembre dernier au terme de son mandat est empreint du même ton chaleureux : « Pendant tes années à la tête du gouvernement allemand tu as bénéficié, à juste titre, d’une grande autorité en Europe et dans le monde […] Naturellement, nous poursuivrons notre relation amicale. » Dans le même temps, Moscou mise toujours sur les sentiments de culpabilité des Allemands en raison des crimes nazis et de reconnaissance pour le rôle de Mikhaïl Gorbatchev lors de la réunification..

La « grande guerre patriotique » : mythe fondateur du pouvoir de Poutine

Au cœur du dispositif idéologique du régime, la « grande guerre patriotique » sert à la fois de facteur de cohésion sociale, de justification à une supériorité morale comme à un comportement de puissance hégémonique, c'est aussi le paradigme (« Yalta ») pour les relations avec les Occidentaux, qui avaient accepté de traiter avec le régime dictatorial de Staline. Le 9 mai 2021, lors de la traditionnelle parade militaire sur la place Rouge, après avoir salué « l’exploit héroïque du peuple soviétique », Vladimir Poutine fustige la résurgence de l’idéologie nazie et les tentatives de « réécriture de l’histoire ». Omettant de mentionner la contribution des Alliés occidentaux à la victoire commune, et s’écartant de son manuscrit – le discours initial, publié sur le site internet du Kremlin, indiquait « notre peuple était uni » (« един ») – le président russe affirme qu’au « moment le plus difficile de la guerre, dans les batailles décisives, qui ont décidé de l’issue de la lutte avec le fascisme, notre peuple était seul » (« один »). Célébrer les Alliés à Moscou ne cadre pas avec l’image de « forteresse assiégée » que Vladimir Poutine veut donner de la Russie. Dans le narratif du Kremlin, la page de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) est tournée ; il en revient à la « grande guerre patriotique » (1941-1945), centrée sur la souffrance et l’héroïsme des peuples d’URSS. En octobre 2021, lors du forum annuel du club Valdaï, Vladimir Poutine met en avant la contribution décisive de l’URSS à la victoire de 1945 : « N’oublions pas qui a pris d’assaut Berlin. Les Américains ? Les Anglais ou les Français ? L’Armée rouge […]. Rien qu’à Stalingrad, 1, 7 million des nôtres sont morts. Combien chez les Britanniques ? 400 000, moins d’un demi-million comme aux États-Unis. 80 % du potentiel de la Wehrmacht ont été détruits par l’Armée rouge. »

Les conférences qui ont réuni les « Big Three » pendant la Seconde Guerre mondiale offrent cependant un modèle de coopération entre Moscou et les principales capitales occidentales. Vladimir Poutine s’en explique dans l’article de la revue National interest : « À cette époque, les dirigeants de l’URSS, des États-Unis et du Royaume-Uni étaient, sans exagération, confrontés à une tâche historique. Staline, Roosevelt et Churchill représentaient des pays aux idéologies, aspirations étatiques, intérêts et cultures différents, mais ils ont fait preuve d’une grande volonté politique, se sont élevés au-dessus de leurs différends et préférences et ont mis au premier plan les intérêts véritables de la paix. Ils ont pu ainsi parvenir à un accord et à une solution dont l’humanité entière a bénéficié […]. Les conférences de Téhéran, Yalta, San Francisco et de Potsdam ont posé les bases d’un monde qui n’a pas connu, en dépit de fortes confrontations, de conflit généralisé », souligne le Président russe. Aussi est-ce « notre devoir – celui de tous ceux qui exercent des responsabilités politiques et en premier lieu des puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale – de garantir que ce système soit maintenu et amélioré », d’où la proposition mentionnée pour la première fois par Vladimir Poutine début 2020, et régulièrement réitérée depuis, d’organiser un sommet des États membres permanents du conseil de sécurité des Nations unies.

Le “syndrome de Weimar” et son instrumentalisation

L’histoire, particulièrement celle des deux Guerres mondiales, tient une place fondamentale dans le narratif construit ces dernières années par Vladimir Poutine. Tout en condamnant le nazisme, il s’agit avant tout pour lui de fustiger le comportement adopté par les démocraties libérales (Royaume-Uni, France) durant l’entre-deux-guerres : « Je voudrais une fois encore rappeler un fait évident », écrit-il en 2020 dans The National Interest, « Le traité de Versailles a été le symbole d’une grave injustice envers l’Allemagne. Il implique en réalité que le pays devait être dépouillé, contraint de payer des réparations énormes aux Alliés occidentaux  ». Le président russe dénonce un « ordre de Versailles » et « des vainqueurs qui ont fixé arbitrairement les frontières des nouveaux États européens, ce qui a immédiatement suscité des contentieux », et fait l’effet de « bombes à retardement ». « L’humiliation nationale » ressentie en Allemagne fût un « terrain fertile pour des sentiments radicaux de revanche », affirme Vladimir Poutine, qui ne mentionne pas le rôle de la crise économique et financière de 1929 dans l’arrivée au pouvoir du NSDAP.

L’intérêt de Vladimir Poutine pour cette période est compréhensible, explique le sociologue Grigori Ioudine, c'est le « complexe de Weimar ». À la différence des historiens, Vladimir Poutine ne cherche pas à comprendre les raisons de la montée du nazisme ; il « adopte d’emblée le point de vue allemand » et la théorie selon laquelle les conditions humiliantes du traité de Versailles sont à l’origine de la Guerre mondiale. L’humiliation et le ressentiment trouvent en effet un terrain fertile en Russie : « Le ressentiment est un facteur permanent de la construction de l’identité russe », du fait de l’asymétrie de développement avec un Occident qui détermine les termes de référence, analyse Olga Malinova7. Sa littérature en témoigne (Dostoïevski, Gogol, Tolstoï), la Russie est le « pays classique du ressentiment », souligne Mikhaïl Iampolski. Les thèmes de la « défaite » russe dans la guerre froide et de la disparition de l’URSS – la « plus grande catastrophe géopolitique du xxe siècle » en raison des 25 millions de Russes demeurés hors des frontières de la fédération russe – ont rapidement été intégrés dans le discours de Vladimir Poutine. Pour ce philosophe, la société russe dans son ensemble, de Vladimir Poutine jusqu’au simple citoyen, est en proie au ressentiment, le dirigeant suprême parce qu’il ne s’estime pas placé sur un pied d’égalité avec les Occidentaux, et la population à cause de son impuissance face à l’État.

« Sans aucun doute, on peut à juste titre condamner le pacte Ribbentrop-Molotov conclu en août 1939 », déclarait en 2009, dans un entretien accordé au journal polonais Gazeta Wyborcza, Vladimir Poutine, alors Premier Ministre. Ces dernières années toutefois, le président russe a opéré un revirement et déployé beaucoup d’efforts pour réhabiliter le pacte germano-soviétique d’août 1939. Dans ces tentatives, la critique des accords signés à Munich un an plus tôt tient une place essentielle : « La partition de la Tchécoslovaquie fût brutale et cynique […]. C’est la trahison de Munich qui a servi de “déclencheur” et rendu inévitable la guerre en Europe », accuse-t-il dans son essai publié dans The National Interest. Aussi est-il, selon lui, « injuste d’affirmer que la visite de deux jours à Moscou de Ribbentrop, ministre nazi des Affaires étrangères, a été la raison principale de la Seconde Guerre mondiale. Tous les grands pays sont, jusqu’à un certain point, responsables de son déclenchement ». Dans cet article, il affirme que « la responsabilité de la tragédie subie par la Pologne incombe totalement aux dirigeants polonais, qui ont empêché la formation d’’une alliance militaire entre la Grande-Bretagne, la France et l’Union soviétique ». « À la différence de beaucoup d’autres dirigeants européens, ajoute-t-il, Staline ne s’est pas commis en rencontrant Hitler », qui était en revanche, selon lui, bien en cour dans les capitales européennes.

Le conflit russo-ukrainien : réédition de la lutte contre le nazisme

Le conflit ouvert avec l’Ukraine en 2014 porte à leur paroxysme les analogies historiques avec l’Allemagne. « Dans ce thème de la trahison ukrainienne, on entend distinctement les échos du ressentiment weimarien et de la théorie du “coup de poignard dans le dos” (Dolchstoß), populaires dans l’Allemagne des années 1920-30 8 », remarque Sergueï Medvedev. Dans son adresse à l’Assemblée fédérale, le 18 mars 2014, au cours de laquelle il justifie l’annexion de la Crimée par la nécessité de protéger la communauté russe, Vladimir Poutine accuse « nationalistes, néo-nazis, russophobes et antisémites » de recourir à « la terreur, au meurtre et à l’émeute » et d’être ainsi responsables du « coup d’État » qui a provoqué, selon lui, le départ de Viktor Ianoukovytch. Il dénonce « les intentions des héritiers idéologiques de Bandera, complice d’Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale ». La terminologie de la propagande russe est directement empruntée au vocabulaire de la « grande guerre patriotique ». Les forces ukrainiennes sont dénoncées et qualifiées, comme les soldats de la Wehrmacht, de « bourreaux » (« каратели »), ceux qui les assistent sont traités de « collaborateurs » (« пособники ») et les groupes pro-russes sont assimilés aux « partisans » (« ополченцы »). Tandis que certains responsables occidentaux établissent des parallèles avec l’Anschluß ou, comme Wolfgang Schäuble, avec le rattachement des Sudètes au Reich, pour dénoncer l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine met en avant l’unité allemande pour la justifier : « Je pense que les Européens, d’abord et avant tout les Allemands, me comprendront aussi », déclare-t-il dans son allocution de mars 2014. « Alors que d’autres capitales étaient réticentes à accepter l’idée de réunification, notre pays a soutenu sans équivoque l’aspiration sincère et irrésistible des Allemands à l’unité nationale. Je suis convaincu que vous ne l’avez pas oublié et j’escompte que les Allemands soutiendront le désir des Russes, de la Russie historique, de rétablir leur unité. »

« La fixation pathologique sur l’Ukraine est l’une des métamorphoses les plus surprenantes de la conscience populaire russe en 2014 », observe Sergueï Medvedev, qui évoque un « traumatisme post-impérial 9 ». L’humiliation dont aurait été victime la Russie post-soviétique est abondamment mise en avant par les politologues russes pour justifier le comportement révisionniste de Vladimir Poutine, notamment envers l’Ukraine. Expert des questions de sécurité internationale, Alexeï Arbatov égrène ainsi la liste des griefs accumulés à l’encontre de l’Occident (OTAN, Yougoslavie, Irak, traité ABM) et reproche aux États-Unis d’avoir traité la Russie comme un « pays vaincu », alors que, affirme-t-il, « c’est la Russie qui a mis un terme à l’empire soviétique et à la guerre froide  ». Pendant près de vingt-cinq ans, la Russie était au comble du « complexe de Weimar », estime Sergueï Karaganov. Mais, à la différence de l’Allemagne des années 1930, « la Russie n’a pas succombé, elle a lutté, tenu bon et fini par gagner  », estime ce politologue influent qui, dès 1992, au lendemain de l’éclatement de l’URSS, théorise l’instrumentalisation des diasporas russes par la politique extérieure du Kremlin. Le thème de l’humiliation est un « instrument de chantage » pour détourner l’attention des problèmes internes russes et servir d’arme idéologique dans la croisade engagée contre le monde libéral, estime pour sa part Lilia Shevtsova. La stratégie déployée par Moscou autour de l'Ukraine rappelle celle mise en œuvre après la signature du pacte germano-soviétique, observe Andreï Kolesnikov. Le 17 novembre 1939, Viatcheslav Molotov justifiait en effet l’intervention de l’armée soviétique en Pologne par la nécessité d’assurer « la sécurité de notre État » et par le fait qu’on « ne peut demander au gouvernement soviétique de rester indifférent au sort de nos cousins ukrainiens et biélorusses vivant en Pologne ». Le 30 novembre 1939, après l’ultimatum de Vladimir Molotov adressé au gouvernement finlandais exigeant la cession de portions de son territoire, l'aviation soviétique bombarde Helsinki et Moscou entame une "coopération amicale avec le peuple finlandais" en mettant en place un gouvernement présidé par Otto Wille Kuusinen.

Dans son allocution du 24 février 2022, Vladimir Poutine a énoncé les objectifs - "démilitarisation et dénazification" - de l'intervention russe en Ukraine. C'est ce qui a été appliqué dans l'Allemagne nazie après sa défaite, rappelle Dmitri Kissilev, l'un des principaux propagandistes du régime poutinien. "L'expérience historique montre que la démilitarisation et la dénazification n’ont été possibles qu'avec le concours d'une force extérieure contraignante et à la suite de la défaite militaire du régime nazi ", écrit-il. Pour ce qui est de la démilitarisation, les choses sont simples, estime le journaliste proche du Kremlin, "la machine de guerre ukrainienne doit être détruite", la dénazification est en revanche "un processus plus complexe et plus long", qui doit concerner tous les secteurs de la société ukrainienne, "comme ce fût le cas dans l'Allemagne d'après-guerre".  L'historien Evgenii Spitsyne énumère les mesures prises en RDA, sous contrôle soviétique : interdiction de l'idéologie nationale-socialiste et exclusion des responsables nazis de l'administration, réforme radicale du système éducatif et révision des manuels scolaires. Topcor.ru va plus loin en considérant que "l'Ukraine doit être partagée en plusieurs Etats indépendants". Après sa défaite dans la seconde guerre mondiale, l'Allemagne a perdu des territoires et été divisée entre deux Etats (RFA et RDA), rappelle ce site nationaliste. "Compte tenu de l'état d'esprit de sa population", de la "haine et de la soif de revanche", l'Ukraine ne "peut plus demeurer un Etat uni", juge topcor.ru, qui plaide pour la formation d'une Новороссия, regroupant les républiques sécessionnistes et les territoires du sud avec Kharkov pour capitale, d'une Малороссия rassemblant les régions du nord autour de Kiev et d'une autre entité à l’ouest dans la région de Lviv. Au vu des propos de Vladimir Poutine qui, le 24 février, estimait “que, pas plus lors de la formation de l'URSS qu'après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on n'a demandé aux habitants des territoires qui sont inclus dans l'Ukraine actuelle comment ils voulaient organiser leur vie", un tel scenario ne peut être exclu.  

L’Allemagne et la Russie - deux visions opposées de l’ordre international

Dès sa fondation en 1949, la République fédérale a voulu rompre avec tout Sonderweg et avec le comportement du Reich dans la première moitié du siècle, en se voulant une « puissance civile » attachée à la règle de droit et à « l’ordre de paix européen ». Sa loi fondamentale lui fixe comme objectif la construction d’une Europe unie, l’Allemagne participant pleinement au multilatéralisme10. Le fantôme de Rapallo et le spectre du pacte germano-soviétique demeurent des freins dissuasifs à une entente germano-russe, au détriment des pays d’Europe centrale et balte. À partir des années 1960, la RFA s’est livrée à un travail de mémoire (« Vergangenheitsbewältigung ») sans équivalent, avec notamment des controverses sur le rôle du bolchévisme dans la montée au pouvoir du nazisme (« Historikerstreit »). À l’inverse, la Russie de Vladimir Poutine reconnaît davantage de droits aux grandes puissances qu’aux autres États et militarise sa diplomatie, comme on le voit actuellement en Ukraine. De plus, le Kremlin utilise l’histoire à des fins politiques et idéologiques : incapable de se projeter dans l’avenir, il se légitime en instrumentalisant un passé réel et fantasmé11, l’une de ses références privilégiées étant l’Allemagne d’avant 1945.

Quand il est interrogé sur les intellectuels dont il se sent le plus proche, Vladimir Poutine cite volontiers des penseurs russes, comme Ivan Iline et Lev Goumilev12. Mais, « pour comprendre l’évolution de la Russie contemporaine, sa politique et sa société, les ouvrages sur l’Allemagne des années 1930 s’avèrent de plus en plus utiles13 », relève Sergueï Medvedev. Ivan Iline et Lev Goumilev ont au demeurant été influencés par la « révolution conservatrice » allemande14. Les idéologues proches du pouvoir, comme Alexandre Douguine ou Vladislav Sourkov, théoricien de la « démocratie souveraine », se sont largement inspirés de Carl Schmitt, qui définit la souveraineté comme la capacité à sortir du cadre légal et à décider de « l’état d’exception ». « C’est exactement ainsi, conformément à cette logique de l’état d’urgence, que la Russie de Poutine se comporte aujourd’hui », par exemple en Crimée, relève Sergueï Medvedev. C’est une analyse partagée par Richard Sakwa : « La synthèse poutinienne représente une reformulation particulière du politique dans laquelle l’état d’exception devient permanent. Le régime absorbe la totalité du politique, il retire à la société les choix conflictuels et les résout en son sein15 » Dans la pratique poutinienne du pouvoir, on retrouve l’influence de nombreux concepts schmittiens à commencer par la distinction entre ami et ennemi, fondatrice du politique, chez le juriste allemand. La désignation d’un adversaire, en l’occurrence l’Occident, est devenue un élément constitutif du discours sur la Russie comme « forteresse assiégée », afin de justifier l’autoritarisme et la répression interne. La théorie des « grands espaces » (« Großräume ») qui, dans l’esprit de Carl Schmitt, réhabilitait les sphères d’influence, a également son pendant dans une Russie attachée à la défense de son pré carré. Ses critiques des valeurs universelles et des interventions humanitaires, qui dissimuleraient les intérêts égoïstes des Occidentaux, sont reprises au Kremlin. La mouvance conservatrice russe s’identifie à la figure du Katechon, rempart et facteur d’ordre face au chaos qui menacerait le monde et un Occident en proie à une décadence spenglerienne.

"Le 24 février 2022 marque un tournant dans l'histoire de notre continent", a souligné Olaf Scholz. "Cela signifie que le monde d'après n'est plus le même que le monde d'avant, a-t-il poursuivi. Au fond, il s'agit de savoir si la puissance peut vaincre le droit, si nous permettons à Poutine de remonter le temps à l'époque des grandes puissances du XIXème siècle, si nous avons la force de fixer des limites à des va-t'en guerre comme Poutine". Cette intervention du chancelier devant le Bundestag marque une rupture dans l'histoire de la république fédérale depuis sa fondation en 1949 et la levée de plusieurs tabous, Olaf Scholz a en effet annoncé le 27 février la livraison d'armes à l'Ukraine, des sanctions économiques et financières inédites à l'encontre de la Russie et une hausse sans précédent du budget de la Bundeswehr. La philosophie, qui a longtemps justifié le maintien de relations privilégiées avec la Russie - celle du “changement par le commerce” (“Wandel durch Handel”) - est également mise en échec, la forte dépendance au gaz russe et les moyens de s’en libérer font désormais débat. Les rangs des Rußlandversteher vont inévitablement s’éclaircir. A n'en pas douter, avec l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe, c'est le chapitre des relations germano-russes ouvert après 1945 qui s’est refermé.

  • 1. Alexander Rahr, Wladimir Putin. Der “Deutsche” im Kreml, Universitas Verlag, München 2000.
  • 2. От первого лица. Разговоры с Владимиром Путиным, издательствo Вагриус, 2000, p. 8 et suivantes.
  • 3. Ibid., p. 71-72.
  • 4. Fiona Hill et Clifford G. Gaddy, Mr. Putin: Operative in the Kremlin, Washington, D.C, Brookings institution press, 2013, p. 122.
  • 7. Olga Malinova - “Obsession with status and ressentiment : Historical backgrounds of the Russian discursive identity construction”. Communist and Post-Communist Studies (2014) 47 (3-4) p. 291–303.
  • 8. Sergei Medvedev - “The Return of the Russian Leviathan”. Polity press 2017. p. 226
  • 9. Ibid. p.217
  • 10. L’appel adressé en 2017 par Angela Merkel aux Européens à “prendre en main leur destin” est révélateur, selon Vladimir Poutine, des restrictions apportées par l’UE et l’OTAN à leur souveraineté et de la “rancœur” qu’une telle situation engendre, la Russie pouvant s’enorgueillir, d’après lui, d’être l’un des rares Etats véritablement souverains. “Путин объяснил обидой слова Меркель о судьбе Европы” - https://www.rbc.ru/politics/02/06/2017/59316dd49a7947791857621e
  • 11. “Aucun pays n’est autant fasciné par son passé, réel et inventé, remarque Andreï Kolesnikov. Plus précisément, pas le pays, mais le pouvoir, qui construit sa légitimité sur des mythes, très simples mais efficaces, ayant trait à l’exclusivité de la nation russe et à son ‘Sonderweg’, et sur la ‘privatisation’ de quelques événements et figures historiques qui sont le ciment de la nation. Naturellement, l’événement premier et principal c’est la grande guerre patriotique”. "History Is the Future: Russia in Search of the Lost Empire" Carnegie.ru
  • 12. Ce fût encore le cas lors du dernier forum du club Valdaï en octobre 2021. Cf. Valdai Discussion Club meeting
  • 13. Sergei Medvedev, op. cit., p. 285.
  • 14. Ivan Ilin a fait sa thèse sur Hegel et a enseigné dans l’entre-deux-guerres à Berlin. Marielle Laruelle le rapproche des penseurs de la “révolution conservatrice” (“Is Russia fascist ?” - Cornell university press. 2021 p.140). Mark Bassin note que Lev Goumilev s’est constamment référé à Oswald Spengler, l’idée de “superethnos” est dérivée du concept de “Weltkulturen” (“The Emergence of Ethno-Geopolitics in Post-Soviet Russia” – Mark Bassin. Eurasian Geography and Economics, 2009, 50, No. 2, pp. 131–149). Michel Eltchaninoff relève aussi l’influence des penseurs de la “révolution conservatrice” allemande, notamment de C. Schmitt, sur la nouvelle idéologie poutinienne. ”Dans la tête de Vladimir Poutine”. Solin/Actes sud. 2015. P.78
  • 15. Richard Sakwa, The Putin Paradox, I.B. Tauris, 2020, p. 60.

Bernard Chappedelaine

Après des études de sciences politiques et de langue et civilisation russes, Bernard Chappedelaine est entré en 1985 au Quai d’Orsay où il a effectué toute sa carrière. Il a notamment eu à traiter de crises majeures (ex-Yougoslavie en 1992-1994, Irak en 2003-2007). À l’étranger, il a exercé des responsabilités dans les sections politiques de nos ambassades (Ankara, Berlin, Londres, Moscou, Tel…