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Discours du Président Emmanuel Macron depuis le Mémorial du génocide au Rwanda. Capture écran chaîne Youtube de l’Élysée.
Discours du Président Emmanuel Macron depuis le Mémorial du génocide au Rwanda. Capture écran chaîne Youtube de l'Élysée.
Dans le même numéro

Le refoulé de l’histoire. La politique mémorielle d’Emmanuel Macron

Le président Macron a l’ambition de réconcilier les mémoires nationales en s’affranchissant des vieux clivages, selon une ligne mémorielle de commémoration, restitution et reconnaissance. Il reste à mesurer la distance entre la promesse et les actes.

Dans le feuilletage des politiques commémoratives, le président de la République tient un rôle essentiel. Là où les municipalités et collectivités territoriales nomment rues et places du patronyme des grands hommes et, encore trop rarement, de grandes femmes, là où les associations et groupes de mémoires cherchent à réparer les injustices de l’histoire et à faire resurgir du passé des figures oubliées, le chef de l’État essaie – souvent en vain – de donner une cohérence aux multiples commémorations et journées du souvenir pour lesquelles on sollicite son parrainage.

C’est ainsi qu’autour de François Hollande s’est élaboré, lors de son quinquennat, le concept de « paix des mémoires ». Après le mandat, très heurté dans ce domaine, de Nicolas Sarkozy, qui n’avait pas réussi, par exemple, la seule panthéonisation qu’il avait envisagée, en raison du refus de la famille d’Albert Camus, le « président normal » avait insisté sur la nécessité de ne pas exacerber les conflits de mémoire déjà présents dans la société française. Pour lui, « alimenter la guerre des mémoires [signifiait] rester prisonnier du passé ». Au moment où il imagine de succéder au président Hollande dont il a été le ministre, Emmanuel Macron choisit donc de reprendre et d’amplifier ce discours, en faisant de la réconciliation des mémoires une marque distinctive de son programme présidentiel.

S’affranchir des vieux clivages

En se rendant en Algérie pendant sa campagne, en février 2017, et en y parlant de « crime contre l’humanité » pour qualifier la colonisation, Emmanuel Macron a pris un risque et provoqué les protestations de la plupart de ses opposants. Mais le risque était savamment calculé. D’abord parce que pour danser le tango, il faut être deux et que le candidat savait combien le gouvernement algérien, habitué à envoyer ses anciens combattants en première ligne pour dénoncer le « génocide » commis par la France pendant la guerre d’indépendance, n’a aucune volonté de voir s’écrire une autre histoire de la colonisation et de la décolonisation. La réconciliation entre la France et l’Allemagne a pris plusieurs décennies ; celle entre la France et l’Algérie n’est imaginable que dans un horizon lointain, une fois le régime algérien profondément transformé. Ensuite parce qu’Emmanuel Macron a bien pris soin, dans les explications qu’on a alors exigées de lui, de distinguer les crimes de la colonisation de celles et ceux qui ont vécu cette même colonisation : eux « n’étaient pas des criminels contre l’humanité ». Une explication de texte qui lui a permis alors de faire le diagnostic d’une société française « bloquée dans le refoulé », favorisant parfois un « irrédentisme dans la République », mais qu’il devrait être possible de débloquer par l’action politique présidentielle1.

En effet, avant son élection, Emmanuel Macron avance déjà l’idée que cette « réconciliation des France », esquissée dans son livre-programme Révolution, passe par un tressage entre le travail des historiens et les acteurs du temps présent2. Une façon « d’apaiser les choses » en tentant le difficile pari de garder d’un côté le récit ou roman national et d’accepter de l’autre le travail critique des historiens. Pour convaincre de sa capacité à restaurer une « juste distance » entre mémoire et histoire, Macron pouvait se prévaloir de son travail auprès du philosophe Paul Ricœur lors de l’écriture de La Mémoire, l’histoire, l’oubli 3. En plus de son expérience au ministère de l’Économie, il étoffait sa stature de présidentiable en renvoyant l’image d’un candidat lettré et doté d’une solide expertise sur ces questions. Les contestations, d’autant plus âpres qu’elles émanaient d’autres proches et spécialistes du philosophe, quant à la profondeur de cette filiation et au respect de son héritage intellectuel, ont certes écorné cette belle image ; il n’en demeure pas moins qu’il bénéficiait sur ce sujet d’une légitimité et d’une aura particulières.

« Paix des mémoires » : le pays est-il à ce point divisé qu’un vocabulaire de fin de conflit soit nécessaire ? Depuis le xixe siècle, la France a fait de l’enseignement et de la transmission de son histoire un puissant vecteur d’unité nationale et de réconciliation après la rupture révolutionnaire. Mais les leçons de « l’instituteur national  » que fut Ernest Lavisse au début du xxe siècle ne correspondent plus à la France du xxie siècle. Cependant, une certaine nostalgie d’un récit unifié a rendu à nouveau populaires les héros de l’histoire de France dont le rôle avait été nuancé par la recherche universitaire. Depuis le début des années 2000, l’usage de plus en plus fréquent du terme de « repentance » a bloqué, dans un conflit frontal, promoteurs d’une histoire glorieuse de la France et défenseurs d’une histoire de grand vent, déconstruisant les mythes et ouverte aux avancées d’une histoire mondiale et connectée.

Se rappelant les leçons de Paul Ricœur, Emmanuel Macron candidat tient là de quoi se différencier de ses concurrents. Il comprend que, pour prendre acte de la transformation majeure d’une société dans laquelle le nombre de descendants de colonisés a augmenté, le récit national français doit évoluer, mais sans affoler pour autant une France déboussolée par sa perte d’influence mondiale. Il choisit donc de se placer à mi-chemin de ces approches opposées, une fois encore, pour mieux s’affranchir des « vieux clivages » en faisant « en même temps » des déclarations qui divisent et des promesses de réconciliation.

C’est ainsi qu’il tente de tenir par les deux bouts à la fois la promotion de la « fierté française » et le souci de réconcilier les appartenances à la nation : « L’histoire de France n’est pas un coton tendu, c’est de la moire, il y a des parts d’ombre dans la République4. » Le bicentenaire de la Révolution française en 1989 ou les procès liés à la Seconde Guerre mondiale dans les années 1990 avaient montré combien les débats historiques pouvaient diviser le corps politique. Une histoire contre-révolutionnaire avait en effet resurgi dans les années 1980, tandis que des nostalgiques de Vichy reprenaient la plume pour défendre la mémoire et le rôle de Pétain. Les acteurs politiques contemporains des grands conflits du xxe siècle disparaissant peu à peu de la scène politique, les dossiers de la colonisation et de ses crimes, de l’esclavage, de l’Algérie et de l’action de la France dans l’Afrique des indépendances ou au Rwanda sont ouverts. Et certains peuvent être utilisés, en France comme à l’étranger, comme des leviers pour mettre en difficulté la diplomatie française et l’action gouvernementale.

Faire le clair : la ligne mémorielle

Une fois les premières décisions économiques prises par le nouveau pouvoir, la ligne mémorielle à suivre commence donc à se dessiner.

Commémorer

Dans un premier temps, comme son prédécesseur, Emmanuel Macron ne peut échapper à la commémoration de la fin de la Première Guerre mondiale, dont le centenaire a donné lieu à un engouement particulier dans le pays. François Hollande en a fait l’une des lignes de force des commémorations nationales, mais il revient à son successeur de conclure ces quatre années de souvenir. Il lance donc une « itinérance mémorielle » dans onze départements de l’ancien front, mêlant passé historique et présent économique. Pendant six jours, en novembre 2018, il multiplie dépôts de gerbe et bains de foule, rencontre son homologue allemand à Strasbourg. Cette mise en scène ravive la figure du marcheur qui est allé à la rencontre des Français lors de sa campagne. Mais les insultes qui fusent contre le président, lors de ses déplacements et rencontres avec les foules, préfigurent le mouvement des Gilets jaunes, tandis que le demi-hommage controversé à Pétain ne laisse pas présager un apaisement du débat public. Le mélange de relance économique pour des régions visitées où le chômage est important et de manifestations de salut aux morts ne convainc donc pas. Mais la panthéonisation de Maurice Genevoix, en novembre 2020, reprend la séquence de la Grande Guerre avec plus de réussite.

L’exercice de la panthéonisation est difficile à mettre en œuvre tant il est délicat de trouver des figures de sainteté laïque, porteuse d’actions derrière lesquelles un pays divisé peut se rassembler. Emmanuel Macron a donc choisi de faire entrer Simone Veil et son époux Antoine, et tout récemment Joséphine Baker, après avoir écarté Arthur Rimbaud et Gisèle Halimi.

Restituer

Aux yeux d’Emmanuel Macron, les seules commémorations ne font pas une politique mémorielle. Elles doivent être doublées d’un travail historique sur les sujets difficiles qui déchirent le tissu national. Il s’attaque d’abord à un dossier négligé par ses prédécesseurs : les restitutions d’œuvres et de trophées de guerre saisis lors des conquêtes coloniales. Les plus sensibles sont bien sûr les restes humains. En effet, pour humilier l’adversaire ou étudier la diversité ethnique à l’aune d’une science coloniale marquée par la hiérarchisation raciale, des têtes ou des corps de rebelles à la colonisation ont fini, après avoir été exposés comme trophées, dans les réserves de musées parisiens. Suivant l’exemple de ses prédécesseurs, qui avaient rendu le corps de Saartje Baartman, la « Vénus hottentote », à l’Afrique du Sud en 2002, et le crâne du guerrier kanak Ataï à la Nouvelle-Calédonie en 2014, Emmanuel Macron fait sortir des réserves du Musée de l’homme les dépouilles de vingt-quatre Algériens, morts au combat contre les troupes françaises lors de la colonisation du xixe siècle. Il faut bien avouer qu’aucun conservateur ne se bat alors pour les garder tant elles sont encombrantes.

Ce n’est pas le cas pour des objets d’art plus prestigieux, comme ceux qui peuplent les salles d’exposition du Musée du quai Branly. Quelques mois après avoir été élu, en novembre 2017, le président français se rend en visite officielle au Burkina Faso et, devant les étudiants de l’université de Ouagadougou, promet de faire en sorte qu’en cinq ans, « les conditions soient réunies pour une restitution totale ou partielle du patrimoine africain à l’Afrique ». Une promesse traduite rapidement par la commande d’un rapport sur ce thème à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et à l’économiste sénégalais Felwine Sarr5.

Bénédicte Savoy, professeur au Collège de France et à l’université technique de Berlin, est spécialiste de ce qu’elle appelle les « translocations patrimoniales » : vols délibérés d’œuvres d’art, trophées militaires, enrichissements de collections publiques ou privées à l’occasion de conquêtes6. Sa position, exposée dans ses cours, est connue : ces œuvres doivent retourner là où elles ont été saisies et tous les prétextes avancés par les conservateurs de musée, tels que la protection des chefs-d’œuvre de l’art mondial dans de bonnes conditions, ne rentrent pas en ligne de compte lorsque ces objets n’ont pas été acquis dans des conditions claires.

Un dirigeant européen, Silvio Berlusconi, a d’ailleurs, avant ses homologues, restitué les quelques objets volés par Mussolini lors de la conquête de l’Éthiopie par le régime fasciste, dont l’obélisque d’Axoum, si volumineux que l’Italie mit six ans à trouver les moyens pour le réinstaller à son emplacement d’origine. Mais il a rendu aussi la Vénus de Cyrène à la Libye de Kadhafi contre la promesse faite par celui-ci de mieux contrôler l’émigration clandestine vers l’Europe. Une occasion pour le gouvernement italien d’avancer malicieusement que bien des pays européens pourraient s’inspirer de ces exemples pour restituer les œuvres volées au fil des siècles sur le sol italien.

Reconnaître

En même temps que la réception du rapport Savoy-Sarr, à l’automne 2018, Emmanuel Macron se rend auprès de la veuve du mathématicien Maurice Audin, disparu en 1957 à Alger sans que l’armée française ait reconnu sa responsabilité dans la torture et la mort de ce militant pour l’indépendance de l’Algérie. Le texte publié par l’Élysée s’ouvre par une citation de l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui s’engagea, à l’époque, contre la torture. Le président de la République « reconnaît, au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile. Il reconnaît aussi que si sa mort est, en dernier ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système légalement institué : le système “arrestation-détention”, mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette période ». Ce texte a été rédigé par les services de l’Élysée, en dialogue avec l’association Josette et Maurice Audin portant la mémoire de ces disparus de la guerre d’Algérie.

Ce geste inédit provoque une réaction attendue, celle de Marine Le Pen, qui dénonce alors « un acte de division, pensant flatter les communistes », et les craintes de certains hauts gradés, comme l’ancien chef d’état-major Henri Bentégeat, que ces « règlements de compte du passé » n’entachent « la réputation d’une armée qui se comporte de manière irréprochable depuis vingt ans en opérations extérieures ». L’Algérie demeure bien la plus grande question mémorielle à régler pour le président. Des millions de Français, descendants de pieds-noirs, de harkis ou d’immigrés venus d’Algérie depuis les années 1960, ont un souvenir traumatique de ce dernier conflit colonial de la France. Le président demande donc un nouveau rapport à l’historien Benjamin Stora, qui avait déjà conseillé ses prédécesseurs sur l’histoire partagée qui resterait à écrire entre la France et l’Algérie.

L’Algérie demeure bien la plus grande question mémorielle à régler pour le président.

Ce « rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », commandé en juillet 2020, préconise entre autres la création d’une commission « Mémoire et vérité » qui pourrait proposer une liste de dates commémoratives, recueillir la parole des témoins douloureusement touchés par la guerre ou encore la création d’une stèle en hommage à l’émir Abd el-Kader à Amboise, ainsi que la restitution de son sabre à l’Algérie. Elle pourrait aussi travailler à la localisation des sépultures des disparus algériens et français de la guerre ou la recherche des lieux d’inhumation des condamnés à mort exécutés. Bien d’autres recommandations complètent ce dispositif mémoriel et historique, puisque Benjamin Stora imagine que les deux pays puissent faciliter le travail des étudiants des deux rives pour faire avancer la recherche, grâce à une ouverture plus grande des archives. L’Élysée prend rapidement acte d’une des propositions de Benjamin Stora : il reconnaît enfin, en mars 2021, que l’avocat nationaliste Ali Boumendjel a bien été torturé et assassiné par l’armée française en 1957.

Dans un difficile équilibre, après avoir reconnu la responsabilité de la France dans l’assassinat de ce leader indépendantiste, Emmanuel Macron rend hommage, le 20 septembre 2021, à ceux qui sont considérés par Alger comme des traîtres, les harkis. Pour la première fois, dans un discours solennel, un président leur demande pardon, tout en leur promettant une loi « de reconnaissance et de réparation » avant la fin de son quinquennat. La cause des harkis étant traditionnellement plaidée par la droite et l’extrême droite, il retire aussi à cette opposition politique un argument dans une campagne qui coïncidera en 2022 avec le soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie.

Ouvrir les archives

Dernier rapport en date, celui commandé à l’historien Vincent Duclert sur le rôle du gouvernement français dans le soutien au gouvernement qui allait accomplir le génocide des Tutsi du Rwanda. Ce travail, remis aussi en mars 2021, s’attaque à ce qui est le plus dur à entendre dans la « patrie des droits de l’homme » : la participation de l’armée à des crimes de guerre, voire à des crimes contre l’humanité.

On sait en effet combien, au début des années 2000, il fut difficile pour des militaires français de reconnaître – alors que les témoins de l’époque les avaient dénoncés et que le travail des historiens les montrait – les actes de tortures systématiques auxquels l’armée avait procédé pendant la guerre d’Algérie. Le discours de « refus de la repentance », croissant depuis le début des années 2000, trouvait là un écho favorable. Si le général Paul Aussaresses avait accepté d’assumer sa responsabilité dans la torture, tout en affirmant haut et fort que c’était un pouvoir civil qui avait validé son usage, nombre de ses compagnons d’armes n’acceptaient pas cette remise en cause. Mais le cas rwandais est plus grave puisqu’il engage militaires et politiques à faire face à des accusations de complicité de génocide. En demandant un rapport sur ce thème, Emmanuel Macron connaît les risques encourus mais, comme Nicolas Sarkozy avant lui, peut arguer de sa jeunesse pour vouloir faire le clair sur des actes qui engagent la génération politique précédente.

Chacune des deux parties, la France et le Rwanda, a jugé acceptable le compromis trouvé par le rapport Duclert : les responsabilités accablantes de l’Élysée sous François Mitterrand ont été reconnues, tandis qu’ont été mis en avant les éclaireurs qui auraient permis, s’ils avaient été écoutés, d’empêcher l’engrenage du génocide. L’état-major de l’armée française a également été épargné par le rapport, évitant ainsi une tension supplémentaire entre pouvoir civil et pouvoir militaire. Avec ce rapport, et le voyage accompli après sa publication par le président français au Rwanda, un cycle mémoriel complexe semblait se conclure.

Points sensibles

Afrique, Algérie, Nouvelle-Calédonie, Rwanda, Polynésie : en quelques années, certains points sensibles du rapport d’un pays à son histoire coloniale ont été abordés. Ont-ils été réglés pour autant ?

En novembre 2018, un an après le discours de Ouagadougou, le rapport Savoy-Sarr est le premier d’une série d’actes mémoriels d’État construits sur le même modèle. La présidence passe commande à des universitaires indépendants d’un rapport présenté sans concessions, le président le reçoit et la communication élyséenne médiatise ce qui souhaite apparaître comme une étape dans une nouvelle politique mémorielle. En dépit du volontarisme affiché, l’accueil réservé à ce travail dans le monde de l’art et des musées est cependant assez distant, voire froid. Et les fruits ne tiennent pas les promesses des fleurs. Malgré un vote, en 2020, autorisant vingt-six objets réclamés par le Bénin à sortir des collections françaises, la restitution est toujours attendue à Cotonou. En effet, à Paris comme dans nombre de capitales européennes, collectionneurs et conservateurs de musée n’hésitent pas, dans une attitude offensante pour les pays concernés, à émettre des doutes sur leur capacité à conserver les objets restitués dans de bonnes conditions. Hormis un sabre remis au Sénégal par un grand amateur de militaria, le Premier ministre de l’époque Édouard Philippe, et la promesse de rendre des bronzes au Bénin, le flux de retour de ces chefs-d’œuvre s’est momentanément tari.

Sur le front algérien, peu de nouvelles. C’est là, semble-t-il, le point le plus sensible. La volonté affichée d’Emmanuel Macron ne se heurte pas qu’au manque d’empressement du pouvoir algérien. Malgré le nombre de contacts que Benjamin Stora y a établis, en février 2021, le porte-parole du gouvernement algérien affirme que le rapport « occulte les revendications légitimes de l’Algérie, en particulier la reconnaissance officielle par la France des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, perpétrés durant les cent trente années de l’occupation de l’Algérie ». Cependant, tout autant sinon plus qu’avec Alger, le rapport Stora offre l’occasion d’un débat national entre les multiples catégories de Français qui ont été affectées par la guerre et la fin de la colonisation. Ce débat reste à mener du fait du contexte pandémique de cette fin de quinquennat et peut-être aussi d’une certaine prudence vis-à-vis d’un électorat de droite – mal à l’aise, en dépit de l’héritage gaulliste, avec ce retour sur son histoire coloniale – et vis-à-vis d’une frange de l’opinion de gauche – mais qui a montré qu’elle entendait remettre en cause les politiques esclavagistes et visions colonialistes du passé.

A contrario, l’examen des responsabilités françaises dans le génocide des Tutsi, moins sensible pour une population qui se sent sans doute moins directement concernée – du fait du faible nombre de ressortissants ayant vécu au Rwanda et de la durée plus limitée de la présence française dans le pays (en comparaison de la Tunisie, de l’ex-Zaïre et d’autres pays du continent africain) –, est apparu plus aisé. Les rapports commandés par l’Élysée et par le président Kagame ont scellé le rapprochement déjà en gestation depuis plusieurs années. Le débat sur le Rwanda n’était pourtant pas sans risque et potentiellement générateur de tensions avec un certain milieu diplomatique français et surtout avec son armée.

À plusieurs reprises, le président de la République s’est affronté à certains secteurs de l’armée française. Dès avant son élection, le général à la retraite Christian Piquemal lui écrit une lettre ouverte, l’accusant de détruire « la France ancestrale » après sa déclaration d’Alger sur « le crime contre l’humanité ». À peine élu, la démission du chef d’état-major des armées, Pierre de Villiers, est un signe manifeste de tension entre l’armée et son chef. Et, alors que le quinquennat s’achève, la tribune de généraux à la retraite, parmi lesquels se trouve encore Christian Piquemal, complète le tableau en prétendant lutter contre « le délitement » de la France. Derrière la dénonciation de l’islamisme et de l’antiracisme, ces généraux à la retraite craignent qu’« en lui arrachant son passé et son histoire », la France se dissolve.

Pour une partie du corps militaire, la politique mémorielle mise en œuvre est un danger, car elle met en cause des opérations passées dont les acteurs sont encore vivants. Certains avaient peu apprécié, par exemple, de voir exposer, en 2017, aux Archives nationales, un ordre écrit signé par un conseiller de l’Élysée pendant la guerre d’Algérie, commandant l’assassinat d’un Allemand qui soutenait le Front de libération nationale. Mais, là encore, le débat mémoriel n’engage pas seulement un échange entre les populations et les institutions de France et de l’étranger. Il a aussi une dimension intérieure, comme l’illustre la question des essais nucléaires au Sahara et en Polynésie.

Dès avant son élection, Emmanuel Macron avait annoncé vouloir en finir avec le refoulé de l’histoire. En paroles, la promesse a été tenue. Mais comment y croire quand, dans les actes, ce même pouvoir fait voter, dans le cadre d’une loi sur la prévention du terrorisme, des articles refermant l’accès aux archives qui ont permis aux historiennes et historiens d’élaborer ces multiples rapports ? Des articles défendus dans l’hémicycle par la ministre de la Défense elle-même. Le travail de mémoire ne peut s’exonérer d’un travail d’histoire, qui ne reste possible que par le croisement des sources. Ces sources, jugées sensibles par leurs producteurs, doivent être accessibles dans les délais légaux sans être soumises au nihil obstat des autorités émettrices.


L’histoire ne s’écrit pas seulement avec des déclarations solennelles. Celles-ci doivent être suivies d’actions concrètes et fortes pour aller jusqu’au bout du chemin et permettre à la France de regarder son passé en face. La mémoire d’un pays est la somme complexe de volontés antagonistes. C’est une arène qui offre un spectacle à ses citoyens mais aussi aux autres nations. Elle doit aujourd’hui s’ajuster aux soubresauts des enjeux mémoriels venus d’ailleurs, comme le mouvement Black Lives Matter l’a montré, et prendre acte du fait qu’une partie de la jeunesse ne trouve plus ses référents historiques sur le sol national, mais dans des figures et des événements mondialisés. La politique mémorielle d’un président qui voulait en faire une des marques de son quinquennat montre combien le maniement symbolique de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli est complexe. Au point de se demander si la seule volonté d’un homme peut gouverner l’inattendu, les irruptions du passé dans notre présent, et maîtriser les injonctions contradictoires de mémoires réactivées.

  • 1. Arthur Berdah, Paule Gonzalès, Paul-Henri Du Limbert et Anne Rovan, « Macron : “Je n’ai de leçon d’amour de la République à recevoir de personne” », Le Figaro, 16 février 2017.
  • 2. Emmanuel Macron, Révolution, Paris, XO Éditions, 2016.
  • 3. Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
  • 4. Emmanuel Macron dans « La Fabrique de l’histoire », sur France Culture, le 9 mars 2017.
  • 5. Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Seuil/Philippe Rey, 2018.
  • 6. Voir Bénédicte Savoy, Patrimoine annexé. Les biens culturels saisis par la France en Allemagne autour de 1800, préface de Pierre Rosenberg, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2003. Voir aussi B. Savoy, Objets du désir, désir d’objets. Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe (xviiie-xxe siècle), Paris, Fayard/Collège de France, 2017.

Emmanuel Laurentin

Membre du comité de rédaction d'Esprit. Diplômé en histoire et en journalisme, il crée en 1999 l'émission La Fabrique de l'histoire sur France Culture, qu'il a animée et produite jusqu'en 2019. Pour rendre compte des enjeux contemporains dans un débat d’idées quotidien, il anime aujourd'hui Le temps du débat, toujours sur France Culture.…

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Leçons rwandaises

La publication du rapport Duclert a réouvert le débat sur les responsabilités du gouvernement, de la diplomatie et de l’armée françaises dans le génocide des Tutsi au Rwanda. À partir d’une lecture de ce rapport, le présent dossier propose de réfléchir à ce que nous avons appris, dans les vingt-cinq ans qui nous séparent des faits, sur l’implication de la France au Rwanda. Quelles leçons peut-on tirer des événements, mais aussi de la difficulté, dans les années qui ont suivi, à s’accorder sur les faits et à faire reconnaitre la vérité historique ? Quels constats cette histoire invite-t-elle sur le partage des responsabilités entre autorités politiques et militaires, sur les difficultés inhérentes aux opérations extérieures, notamment en Afrique, et enfin sur le bilan de ces interventions, au moment où la France choisit de réduire sa présence au Sahel ? Au-delà du seul cas français, l’échec de la communauté internationale à prévenir le génocide rwandais invite en effet à repenser le cadre des interventions armées sur les théâtres de conflits et de guerres. À lire aussi dans ce numéro : l’avenir de l’Afghanistan, djihadisme et démocratie, gouverner le trottoir, à qui profite le crime ?, le retour à Rome d’Hédi Kaddour et le carnaval Belmondo.