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© Éditions Fayard
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Dans le même numéro

Marc Fumaroli

La littérature ou le « bonheur d’admirer »

décembre 2020

La disparition récente de Marc Fumaroli est l’occasion de revenir sur la vie et l’œuvre de cet académicien, critique littéraire et historien de premier rang, qui voyait dans l’héritage classique de la langue française et dans le plaisir de la conversation les principes d’une sociabilité heureuse.

« Malgré Jupiter même et les temps orageux1. »

«  Le goût académique aujourd’hui est devenu trop rare pour ne pas être tenu pour une grande vertu ». Ce satisfecit malicieux accordé à une institution qui fut souvent en délicatesse avec les Modernes dit le scepticisme qu’inspirait à Marc Fumaroli un paysage littéraire contemporain trop souvent subordonné à l’appel d’air médiatique d’une « culture de masse ensauvagée » et à ses têtes d’affiche. Il y a certes dans ce jugement sévère le « parti pris2 » éthique, esthétique et politique d’un historien de la culture classique qui sait – et qui a démontré, immenses travaux à l’appui – comment la France est devenue cette « nation littéraire » qui, longtemps, a détenu la maîtrise de la longue mémoire européenne. Mais l’on sait aussi que l’académicien, à l’instar de ces jésuites mondains dont il admirait la brillante efficacité à humer l’air du temps, était soucieux de rester arrimé à son époque, soucieux de lui insuffler une énergie à même de lutter contre les « passions tristes » dont il voyait la source dans cette « crispation qui fait de nous des héritiers ombrageux ou malheureux ». Après tout, c’est lui qui a été à l’initiative de la récente entrée à l’Académie française de la très médiatique philosophe amoureuse des sophistes grecs, Barbara Cassin. Le dernier article qu’il a écrit, sur Léonard de Vinci, s’inscrivait dans le sillage des réflexions de Valéry sur le grand peintre et louait l’artiste d’avoir su se défaire de « l’excessive révérence que les humanistes portaient à leurs ancêtres de l’Antiquité3 ». Et c’est avec Philippe Sollers, thuriféraire d’un avant-gardisme sans failles, mais sans complaisance pour les clichés antihumanistes de la modernité, qu’il bataille avec bonheur et courtoisie dans un des numéros les plus vifs de la regrettée revue Le Débat, intitulé justement « La littérature entre son présent et son passé4 » ; ils tombaient tous les deux d’accord sur l’élasticité d’une culture prête à tout avaler et digérer, sur le manque d’épaisseur théorique d’une critique littéraire qui confond volontiers et paresseusement fécondité et facilité. Cette sévérité de Marc Fumaroli pour le dépérissement de la profondeur littéraire du langage souligne a contrario une constante dans son approche du long temps littéraire qui a occupé son ascèse historienne : l’admiration, une vertu dont Descartes avait fait une passion et dont Nietzsche rappelait qu’elle était au moins aussi féconde que la vertu de contestation. C’est ce « bonheur d’admirer », qui lie étroitement, via en particulier la notion de sublime, éthique et esthétique, qu’il nous paraît important aujourd’hui de questionner, à la lumière essentiellement de la curiosité passionnée de l’académicien pour la formation de la langue française.

La langue française, principe de sociabilité heureuse

Convertie, sous « l’empire des femmes » en « esprit de joie5 » dans la conversation, il a vu combien la langue française avait façonné une intelligence littéraire dont « l’air », « le tour » devaient être pour longtemps le sceau aussi bien des Classiques que des Modernes. Il serait évidemment vain de soupirer après une restauration de ce « loisir de mûrir », dont Valéry déjà constatait l’effacement, plus vain encore de regretter une Arcadie de lettrés, dont on peut à juste titre reprocher à Marc Fumaroli de n’avoir pas compris combien elle s’était stérilisée dans une paisible jouissance muséale. En revanche, il y a beaucoup à ressaisir de l’exemplarité pédagogique de ce bonheur d’admirer qui fait tellement défaut à « l’équipement rhétorico-formaliste » d’un enseignement de la littérature devenu un continent étriqué du paysage éducatif. Beaucoup à ressaisir aussi de l’exigence éthique que les « champions de la morale classique6 » – ce continent oublié – avaient inspirée à des œuvres qui, revisitées par de grands metteurs en scène, lecteurs passionnés de Racine et de Corneille, font plus que jamais partie aujourd’hui de notre bréviaire littéraire. Après tout, le dilemme que Fumaroli a cru, peut-être un peu trop idéalement, réglé par les écrivains classiques – comment disposer de soi à l’ombre du pouvoir absolu ? – peut trouver sa formulation contemporaine : comment vivre à hauteur de soi dans une modernité d’où se sont éclipsées les valeurs fiduciaires, et où le virtuel ne cesse de gagner sur la substance ? C’est poser aussi dans son sillage la question du devenir ultime et intime de la dimension esthétique de la vie et du bonheur.

« L’éveil de la littérature commence avec la révélation de l’état de grâce qu’est le bonheur d’expression ; à tous les degrés de l’éducation et des exercices littéraires, à tous les étages et dans tous les appartements de la littérature, c’est ce bonheur, avec le plaisir et les fruits dont il fait don, qu’il est indécent de perdre de vue7. » Des divers travaux que Fumaroli a consacrés à la formation de la langue française, retenons son admiration – elle est celle de Ponge, dans l’éloge ardent de son Pour Malherbe, et de Proust dans La Recherche – pour une langue qui a su en si peu de temps devenir un bien commun aux normes non pas dictées par un tribunal de savants dogmatiques, mais le fruit d’un usage finalement imposé par la Ville davantage que par la Cour ; occasion de défaire quelques préjugés : les xvie et xviie siècles ont été largement favorables aux femmes, qui d’ailleurs ont « formé le gros des troupes du parti des Modernes8 ». Ce français sous l’égide de Louis XIV, de ses institutions et de ses gardiens littéraires devait devenir « le latin des Modernes », l’héritier supérieur et vivant du latin, mais un héritier qui n’oublie pas qu’il est aussi le conservatoire de la langue d’autrefois. Le Livre des métaphores rend un hommage enthousiaste au « pouvoir métamorphique d’une langue qui confère au langage son côté joueur, poétique et même sorcier9 ». C’est « le bonheur toujours renouvelé » de découvrir de « merveilleux fossiles incrustés dans la langue moderne », le bonheur de voir que le corps de la langue voyage dans le temps, à la vitesse de la lumière, d’aujourd’hui à un autrefois lointain. On pense, bien sûr, à l’émerveillement du narrateur proustien devant le langage de Françoise, savoureux contrepoint à « l’insupportable conformisme snob de Mme Verdurin ». D’où la tristesse de l’essayiste de voir que l’école n’entretient pas, ne stimule pas cette réaction vitale et joyeuse de la langue soumise désormais à l’idéologie terne de la communication. Nous importe aujourd’hui plus que jamais, gavés que nous sommes d’automatisme verbal, de pathos émotionnel, la vocation de cette langue à s’ériger par l’entrée en conversation en principe de sociabilité heureuse, apaisée ; « sa fonction d’échangeur » suscite une thérapeutique de la violence dont on sait qu’elle habite souterrainement tout échange verbal. Pas de savoir vivre ensemble sans cette forme élaborée d’une « diplomatie de l’esprit », dont Fumaroli ne cesse de célébrer, et regretter, « la force civilisatrice majeure10 ». La pratique de la langue française – et Fumaroli a bien sûr le bon goût, même s’il évoque ce temps béni où « toute l’Europe parlait français11 », de souligner que c’est là le propre de toute grande langue de culture – rend heureux celui qui parle et celui qui écoute.

C’est toute une économie de la parole littéraire que Fumaroli s’enthousiasme de déceler dans cette disposition de la langue française à se faire le laboratoire d’une littérature qui restera largement fidèle à ces « racines conversationnelles ».

Mais c’est toute une économie de la parole littéraire que Fumaroli s’enthousiasme de déceler dans cette disposition de la langue française à se faire le laboratoire d’une littérature qui restera largement fidèle à ces « racines conversationnelles », et donc à son « pouvoir de lier » : la « religion » de la littérature française, se plaisait-il à dire, prend sa source non dans le livre mais dans la parole, une parole qui doit trouver sa légitimité dans l’autorité personnelle, la ferveur d’une énonciation sans lesquelles la rhétorique s’abîme en sophistique. Comme George Steiner, qui y voyait le symptôme de « la crise du sens », la déconstruction du « je » et de l’auteur, opérée par la théorie littéraire moderne, séparait du même coup à ses yeux l’esthétique de l’éthique. Il y voyait le risque d’un effacement de la responsabilité morale des œuvres. D’où l’importance que revêt dans son approche de la littérature la voix de l’auteur ; voix rêveuse, tour à tour détachée ou complice du fabuliste qui fait surgir depuis Ésope un état verbalisé du monde, riche de tous les bruits que la langue fait avec le temps, pour un public nouveau, qui, « rétif et sans mémoire » – déjà ! –, a désormais besoin de « neuf et de gaieté » pour être réceptif aux « choses de la vie12 » ; voix surtout de Montaigne dont la « rhétorique du for intérieur13 », loin de tout « pédantisme compilateur », retient, ravit par sa capacité à dire avec une heureuse franchise les coups de cœur historiques, poétiques, philosophiques que lui procurent la saga et la lecture des Anciens ; lectures délivrées des « bandelettes de l’Antiquité », qui le font converser d’égal à égal, avec Socrate ou Platon, comme s’il les avait en face de lui ; admirable son ingénuité à dire dans un lexique superlatif son amour pour « la bonne, l’excessive, la divine poésie, au-dessus des règles et des raisons ». De ce « sport athénien naturalisé français », la conversation, il a su faire, s’en enchante Fumaroli, « un sport de très haute école et de haut risque » ; pourvu que les jouteurs mettent leur probité intellectuelle, leur bonne foi et leur énergie au service du vrai : « Je festoye et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues, de loing que je la vois approcher14. » Bonheur communicatif d’admirer avec les Essais une œuvre dont on est sûr qu’avec elle la littérature ne courra jamais le risque de devenir un phénomène historique.

Voix encore plus lointaine, et pourtant si présente si l’on en croit la cote d’Homère aujourd’hui, de l’aède que fait entendre le beau chapitre « Les sanglots d’Ulysse15 ». Une voix qui a le merveilleux pouvoir, devant l’assemblée des Phéaciens, de convertir en beauté, en loisir, en bonheur de l’écoute, les malheurs du héros. Une scène où Marc Fumaroli voit à juste titre la matrice du récit littéraire, du De te fabula narratur. C’est encore une poétique de l’admiration que nous sommes invités à explorer avec son enquête sur les Héros et orateurs16 ; en particulier devant ces « grandes âmes » cornéliennes, sommées de « trouver en elles-mêmes le principe de leur propre grandeur ». Ces sentiments de rivalité, d’émulation entre égaux, avatars de l’éthique aristotélicienne du « magnanime », font signe vers cette catégorie chère à Fumaroli, au point qu’il en a fait le secret de la République des Lettres : le sublime. La force de frappe émotionnelle de ce concept prend sa source dans la résonance d’une grande âme et dans des opérations langagières qui font de « la lumière de la pensée » le sommet du discours. Le sublime « ravit et ravage », il soulève l’âme, l’anoblit. Ainsi vibre Montaigne devant « l’allégresse enjouée » des derniers mots de Socrate. Et Nietzche, lecteur de Montaigne : «  Qu’un tel homme ait écrit, vraiment la joie de vivre sur terre en a été augmentée. » On comprend et on partage l’irritation de Fumaroli de voir ces modèles littéraires qui constituent des formes complexes et accomplies de l’humain déserter les salles de classe, au profit d’un éloge du sport qui mobilise, lui, à grand renfort de rites, de compétitions, de spectacles et d’argent une jeunesse déconnectée de la dignité philosophique que revêt le savoir. L’art de vivre à la française, volontiers convoqué ces temps-ci, n’aurait-il plus que la gastronomie, le sport, les terrasses de café à offrir en partage ?

L’argument à charge de la pathologie égalitariste

Ce n’est certes pas la seule nostalgie pour l’otium litteratum, l’ordre perdu des anciennes hiérarchies, qui pousse Fumaroli à dresser un état des lieux aussi désenchanté, en particulier s’agissant de cet effacement du bonheur d’admirer, souligné aussi dans le domaine de la peinture, qui lui a substitué une esthétique de la sidération. L’on retrouve sous la plume de penseurs qui sont loin de partager son idéal arcadique du bonheur lettré ce sentiment d’une « congélation de la pensée dans un conformisme de masse » ; atmosphère peu respirable pour la littérature. Ainsi Alain Badiou, à l’occasion du retour de Péguy dans l’actualité littéraire, et en réaction contre cette forme d’entropie symbolique qui fait la part belle au narcissisme collectif des réseaux sociaux : « Nous avons grandement besoin de figures d’insoumission, de radicalité, d’une sorte de brutalité pensante. » Et dans l’espace d’anarchique redistribution des cartes dont nous sommes témoins, il salue a contrario « la passion de Péguy pour de grands événements dans lesquels s’éprouvent les grandes âmes17 ». Mais lorsque Fumaroli brandit comme source de ce dépérissement l’argument à charge de « la pathologie égalitariste », ou la contradiction inhérente à ses yeux d’une culture démocratique, l’on serait en droit de lui objecter, non bien sûr le choix de ses objets d’étude – il s’est toujours revendiqué comme un spécialiste de la grande tradition littéraire classique, même si on lui doit d’admirables études du xixe siècle (entre autres, Huysmans, les Goncourt) –, mais certains points aveugles de son panthéon. Ils témoignent d’une étrange réticence à reconnaître, par exemple, que la littérature des Lumières a considérablement contribué, par son « lyrisme de l’intelligence », aurait dit Maurice Blanchot, à entretenir ce bonheur d’admirer. Mais en le subordonnant désormais à « l’émancipation critique de Caliban18 ». La rhétorique du sublime, l’émouvante contagion de sa plénitude, ne sont pas réservées au seul territoire des écrivains des xvie et xviie siècles. Après tout, la jubilation communicative des plumes de Diderot, de Voltaire, de Montesquieu trouve sa source, comme l’avait bien souligné Roland Barthes, dans la certitude de parler au nom du droit. C’est le cas dans « cette guerre civile de l’esprit contre l’esprit » dont témoigne le magnifique Neveu de Rameau, dans sa vigoureuse attaque contre les propos d’une philosophie lénifiante qui s’accommode du monde comme il va et prêche la résignation au nom d’une sagesse « supérieure ». Il y a là l’émergence d’une nouvelle sensibilité, d’un nouvel appétit du bonheur qui ne peuvent plus rester sourds au « vacarme » des exploités et des oubliés de l’histoire. Ce que Ricœur appelait « le bondissement de la conscience indignée », ce « feu de la parole » qui animait déjà les discours des Gracques, se retrouve dans les grands discours de Victor Hugo à l’Assemblée quand il s’agit de dénoncer « la cave des vieux faits » et d’en appeler à l’avènement d’une raison qui, émancipée des entraves du dogme, doit « faire le jour ». Il y a dans le « Je proteste d’avance au nom de l’humanité » de l’orateur hugolien, comme dans la superbe plainte du jeune La Boétie – que, contrairement à ce que dit Fumaroli, Montaigne est loin de considérer comme un simple exercice d’école –, de quoi nourrir et exalter les consciences. C’est peut-être cet appel à résister politiquement dans la langue, auquel Fumaroli n’a guère été sensible, que l’on n’a pas suffisamment entendu dans sa « France classique, miracle d’équilibre et d’esprit ». Et pourtant, c’est un auteur passionnément aimé et commenté par lui, Chateaubriand lui-même, qui évoquait avec une excitation intellectuelle certaine, non dépourvue d’empathie, les « deux premiers barons de l’âge moderne, l’égalité et la liberté », avec leur cortège d’idées démocratiques : « elles sont dans l’air, elles volent, on les respire19 ». Loin de se contenter d’opposer les grandia ossa à la médiocrité des hommes de maintenant, Chateaubriand reconnaît finalement être « forcé de marcher avec l’intelligence de son temps ».

C’est peut-être cet appel à résister politiquement dans la langue, auquel Fumaroli n’a guère été sensible, que l’on n’a pas suffisamment entendu dans sa « France classique, miracle d’équilibre et d’esprit ».

Soucieux d’éviter l’aliénation du présent par le passé, le mémorialiste n’est pas loin de penser que le passé ne peut être sauvé que par ce que Hannah Arendt appelait « la violence meurtrière d’idées nouvelles ». Dans son pamphlet souvent juste lancé contre les déconstructions de tout genre qui ont ébranlé ou paralysé l’édifice éducatif, entraînant le rétrécissement du continent littérature, Marc Fumaroli ne prend pas la mesure de l’importance et de la fécondité de ces « moments aigus de négativité » que lui oppose Philippe Sollers, qui balaient un temps une dévotion devenue de routine envers les Classiques. Grand admirateur d’Ernst Curtius, Marc Fumaroli ne pouvait ignorer son sévère réquisitoire contre un humanisme décoloré, férocement conservateur, à rebours de l’humanisme renaissant, courageux et conquérant ; il faut ne pas prendre la mesure de ce qu’était souvent devenu un enseignement paresseux de la littérature pour ne pas comprendre le bonheur des lecteurs à lire, entre autres, les Essais critiques de Barthes, ou à redécouvrir les trésors de la littérature gréco-latine dans un dialogue ambitieux avec les sciences humaines : c’est toute une littérature endormie qui reprenait sens et substance. Ne voir dans Sartre que du terrorisme idéologique pétri de dogmatisme, c’est oublier que dans le même temps où il faisait de la littérature un enjeu crucial du présent, qui rompait avec les « exercices d’admiration » pour des textes conçus dans un régime de loisir, il était un grand critique littéraire. Sartre était « habité » par les auteurs qu’il commente avec une passion, une curiosité, une familiarité surtout qui font justement penser à cette absence totale chez Montaigne de timidité due à l’antique.

Une discrète dissidence

Ce qu’il est bon de remarquer aussi, ce sont les conclusions différentes que l’on peut porter à partir d’un même constat. Ainsi, Jacques Rancière, comme Marc Fumaroli, constate « le tournant culturel de la science sociale », soit la promotion en égale dignité de toutes les pratiques culturelles, annexées à la recherche académique, qui en fait des objets de science sociale, « des plus basiques aux plus sophistiquées ». Mais au lieu d’y voir comme lui le fruit pervers d’une idéologie égalitariste galopante, il constate que « la promesse d’égalité promise par la science sociale a été absorbée par la logique inégalitaire20 ». Ce qu’il appelle « l’opinion de l’inégalité » en sort paradoxalement renforcée : reste le fossé entre ceux qui expliquent et ceux qui consomment. Un raisonnement qui mutatis mutandis rejoint celui de Chateaubriand quand, à l’occasion de son séjour en Amérique, il constate combien « l’impulsion égalitaire » cache « l’énormité des inégalités21 ». Dans tous les cas, on peut conclure que l’étude sociologique de la nouvelle sphère culturelle ne rendra pas au lecteur son pouvoir de penser, d’espérer, d’admirer. C’est toujours par plus de vraie démocratie, plus d’écoles, plus de maîtres instruits qu’il apprendra à s’émouvoir devant la beauté. Voilà qui justifierait ce que Marc Fumaroli regrette, que la République des Lettres, gangrenée par l’idéologie, soit devenue « un parti de combat ». L’on peut à rebours regretter qu’elle ne le devienne pas plus énergiquement pour dire l’urgence de mettre à la disposition du plus grand nombre d’authentiques choix culturels, qui ne soient pas seulement dictés par la double souveraineté de la technique et de la loi du marché. L’actualité de l’Érasme des Antibarbares est ici écrasante : « Il est indispensable que la transmission du savoir se poursuive auprès de maîtres qualifiés […]. Selon moi, il ne faut pas écouter ceux qui affirment que les connaissances ne doivent pas être enseignées partout, que l’on n’a pas besoin d’un si grand nombre de gens instruits, et qu’un petit nombre de personnes peut en diriger une quantité : si un objet est beau pour quelques-uns, pourquoi ne serait-il pas encore plus prestigieux pour une foule de gens22 ? » On conviendra volontiers avec Marc Fumaroli que ce n’est pas en faisant de l’école « la bonniche de l’actualité » qu’on y parviendra, mais pas davantage en laissant la démocratie se vider progressivement de sa vocation au conflit politique, lequel reste gage d’un réel souci du bonheur commun.

Il reste ce qui relève de l’ethos intime de l’essayiste, le goût, si l’on peut employer ce mot en disgrâce, comme Vauvenargues le disait naguère de la vertu. Mais entendu cette fois-ci dans une acception moins codifiée, plus subjective. Le goût de Fumaroli ne portait pas son intelligence littéraire vers une littérature du désenchantement, excessivement éprise à son sens de négativité ou de nombrilisme stérile. Même si sa perspicacité lui faisait convenir que les temps orageux, avec leur cortège de malheurs, justifiaient que « l’Ange anxieux d’Albrecht Dürer » hante le territoire de la littérature moderne : « L’intelligence littéraire classique faisait sourire l’homme de l’homme. L’intelligence littéraire moderne frémit de la peur diffuse ou panique que l’homme inspire à l’homme23. » Mais jusqu’au bout il est resté soucieux d’arracher la littérature à la « tutelle desséchante des concepts philosophiques », à la morosité des sciences sociales, persuadé que ce « gyroscope qui sied bien à tout le monde », la littérature, a besoin de passeurs avertis et enthousiastes. Le souci, que l’on pouvait dire chez lui pleinement spirituel, que les usages sociaux ou anthropologiques de la culture ne prennent pas le dessus sur son sens humaniste l’aura habité aussi jusqu’au bout. À la question « comment vivre à hauteur de soi dans le monde moderne », Marc Fumaroli, malgré ses interventions et partis pris de témoin non engagé aurait peut-être répondu : « par une discrète dissidence », autorisée par le détachement et la marge de jeu vis-à-vis de l’actualité que lui offrait le territoire de « ses amis oubliés », les Classiques. Mais plus profondément, pour rester sur ce terrain du bonheur, il lui est souvent arrivé d’évoquer, à côté des « échafaudages » de la littérature, qui le concernaient comme historien de la culture, une « chambre secrète24 » ; elle abritait, depuis l’enfance, son bonheur de la lecture : celle de ces livres riches d’une substance victorieuse, « fleurissant toujours en nouvelle grâce », celle du cœur, « un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir ». Il n’est pas étonnant qu’il se soit à ce point reconnu dans son auteur classique préféré, La Fontaine. Le fabuliste incarnait à ses yeux non seulement le secret de la « gaie science », sagesse millénaire, miraculeusement reconvertie aux couleurs du temps, mais aussi et surtout « loin du monde et du bruit », le bonheur d’un « Arrière-Pays » qui ne devait plus de comptes qu’à ses exigences les plus secrètes : « À qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit25. »

  • 1.Jean de La Fontaine, « Le renard anglais », Fables, livre XII, 23, Éd. Marc Fumaroli, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 1985, p. 747.
  • 2.Marc Fumaroli, Partis pris, Paris, Robert Laffont, 2019.
  • 3.M. Fumaroli, « Léonard de Vinci, prophète ou ancêtre ? », Commentaire, no 170, 2020, p. 309-320.
  • 4.M. Fumaroli et Philippe Sollers, « La littérature entre son présent et son passé », Le Débat, no 79, mars-avril 1994, p. 3-18.
  • 5.M. Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann, 1994, p. 321.
  • 6.M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1994, p. 147.
  • 7.M. Fumaroli, Exercices de lecture, Paris, Gallimard, 2006.
  • 8.M. Fumaroli, La querelle des Anciens et des Modernes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2001, p. 207.
  • 9.M. Fumaroli, Le Livre des métaphores. Essai sur la mémoire de la langue française, Paris, Robert Laffont, 2012, p. 10-21.
  • 10.M. Fumaroli, Trois Institutions littéraires, op. cit., p. 143.
  • 11.M. Fumaroli, « Quand l’Europe parlait français, Paris était polyglotte », dans Michel Zink (sous la dir. de), D’autres langues que la mienne, Paris, Odile Jacob, 2014.
  • 12.M. Fumaroli, « Les Fables de La Fontaine, ou le sourire du sens commun », dans La Diplomatie de l’esprit, op. cit., p. 479.
  • 13.Ibid., p. 125.
  • 14.Michel de Montaigne, « De l’art de conférer », dans Essais, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », livre III, 1924, p. 924.
  • 15.M. Fumaroli, La Diplomatie de l’esprit, op. cit., chap. i.
  • 16.M. Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990.
  • 17.Entretien avec Alain Badiou, « Péguy remonte », Europe, « Péguy », août-septembre 2014, p. 196.
  • 18.M. Fumaroli, « Pouvoir temporel et pouvoir spirituel : Renan, Valéry et la politique de l’esprit », dans Exercices de lecture, op. cit., p. 768.
  • 19.François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », tome II, 1950, p. 1718, et 755, pour la citation suivante.
  • 20.Jacques Rancière, « La dés-explication », Europe, septembre-octobre 2020, p. 6-22. Voir également J. Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.
  • 21.F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, op. cit., tome 1, p. 278.
  • 22.Érasme, Les Antibarbares, dans Œuvres choisies, présentation, traduction et annotations de Jacques Chomarat, Paris, Le Livre de poche, 1991.
  • 23.M. Fumaroli, Préface, Exercices de lecture, op. cit., p. 26.
  • 24.M. Fumaroli, Trois institutions littéraires, op. cit., « Introduction », p. ix.
  • 25.J. de La Fontaine, Fables, op. cit., « Le corbeau, la gazelle, la tortue et le rat », XII, 15, p. 722.

Cécilia Suzzoni

Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, Cécilia Suzzoni est la fondatrice et présidente d'honneur de l'Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupettit, l'ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012)

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