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Jaroslaw Kaczynski via Wikimédia
Jaroslaw Kaczynski via Wikimédia
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Pologne : Kaczyński tient bon

mai 2021

La politique menée en Pologne par Jarosław Kaczyński provoque un mécontentement croissant dans la population, comme en témoignent les manifestations qui ont suivi l’interdiction de l’IVG dans le pays. Toutefois, le pouvoir tient bon, et l’opposition n’est pas en mesure de proposer une alternative convaincante.

Les atteintes aux principes du droit européen se multiplient en Pologne. Chaque fois, elles rencontrent de fortes contestations, mais le pouvoir ne recule pas. On a l’impression que Jarosław Kaczyński, vice-Premier ministre et de fait chef du gouvernement, est sourd, qu’il bâtit imperturbablement son pouvoir autoritaire et que, depuis six ans, les réformes introduisent un changement radical – ce que le parti Droit et Justice (PiS) appelle le « bon changement ». La Pologne, selon un think tank suédois, serait passée d’une « démocratie libérale » à une « démocratie électorale » et subirait une « autocratisation » rapide, comme la Hongrie, la Turquie ou le Brésil1. Le constat, sans doute exagéré, traduit néanmoins une inquiétude.

En réalité, les durcissements autoritaires du régime ne rencontrent plus le même assentiment. Les résultats des dernières élections ont laissé paraître la montée d’un mécontentement et ces protestations, qui révèlent plutôt la fragilité du régime, indiquent tout autant l’existence de transformations plus lentes et plus profondes dans la société polonaise, qui ne vont pas forcément dans le sens escompté par le pouvoir. Ainsi des mesures contre le droit à l’IVG. Pour la troisième fois, sous la pression des organisations « pro-vie » et de l’Église, le gouvernement a voulu interdire l’IVG, et ce fut la bonne. En octobre dernier, à l’initiative de sa nouvelle présidente nommée par le PiS, le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnel le recours à l’IVG en cas de malformation du fœtus, ce qui représente la quasi-totalité des avortements légaux en raison d’une loi déjà très restrictive. La décision a suscité d’immenses manifestations dans tout le pays, organisées par la « grève des femmes », un mouvement informel, et soutenues par une grande partie de l’opposition.

L’arrêt a été publié. C’est tragique pour les femmes polonaises (on estime à 200 000 le nombre d’avortements clandestins). Est-ce pour autant une victoire pour le régime ? Pas si sûr. Kaczyński en personne a reconnu qu’il ne s’attendait pas à un tel mouvement. Les sondages et les études sociologiques relèvent des phénomènes qui peuvent l’affaiblir : les manifestations ont été très populaires et inventives, révélant ainsi à toute la Pologne, et au-delà, une nouvelle génération totalement opposée aux archaïsmes du PiS et de l’Église. La proposition alternative d’un droit à l’avortement libre pendant douze semaines est devenue majoritaire dans les sondages. Le principal parti d’opposition, la Plate-forme civique – PO (libéral conservateur) –, a même inscrit, contre toute attente, l’avortement libre dans son programme. Rien ne dit qu’un jour la Pologne ne puisse ressembler à l’Irlande qui, en 2018 et par référendum, a obtenu la dépénalisation de l’avortement.

Dans un domaine plus restreint, mais symbolique pour le pouvoir, les attaques en justice contre des historiens de la Shoah se sont également soldées par un résultat paradoxal. Deux professeurs, Barbara Engelking et Jan Grabowski, reconnus par leurs pairs, ont dirigé pendant plusieurs années des travaux sur les formes de survie des Juifs qui avaient réussi à fuir les massacres des nazis, fin 1943, et qui s’étaient cachés dans les campagnes polonaises. Neuf régions ont été méticuleusement étudiées par une équipe de chercheurs, et un livre en deux volumes de neuf cents pages chacun a été publié : un événement historiographique. L’ouvrage établissait qu’en général, ces Juifs n’avaient pas été aidés, et que beaucoup avaient été dénoncés ou directement assassinés. Des débats attentifs et très suivis ont eu lieu dans les grandes villes, à l’université ou sur des chaînes de télévision indépendantes ; le livre a été un succès de librairie. De quoi agacer un pouvoir obsédé par l’exaltation de l’héroïsme national. La presse aux ordres, des institutions et des intellectuels conservateurs ainsi que des influenceurs sur les réseaux sociaux se sont déchaînés contre les auteurs du livre. Une campagne hystérique ! Une association nationaliste financée par le pouvoir a attaqué les deux historiens en justice pour avoir « menti », et « violé le droit à l’identité nationale » ainsi qu’à la « fierté nationale » de la petite-nièce d’un personnage cité dans le livre. Ils risquaient une amende de 100 000 zlotys (soit 25 000 euros), avec l’obligation de formuler des excuses publiques. Le jugement, rendu le 9 février, n’a pas retenu les motifs patriotiques d’accusation, et seulement exigé des historiens des excuses – ce qui est une atteinte grave aux libertés académiques. Ils ont fait appel.

Ces deux manœuvres, qui visaient à conforter l’autoritarisme du PiS, illustrent la complexité d’une situation aux rapports de forces incertains. Il faudrait y ajouter les nombreux scandales de corruption ou de népotisme qui compromettent plusieurs personnages proches du pouvoir, et qu’il est de plus en plus difficile d’étouffer. Le PiS a les moyens de verrouiller des institutions clés (la Cour suprême et le Tribunal constitutionnel, en premier lieu) ou de promouvoir ce qu’une certaine tradition appelle « l’édification du peuple » (notamment grâce à l’éducation et aux médias publics, ainsi qu’à ses liens avec l’Église) ; il prend des mesures, nomme des fidèles, mais le résultat n’est pas toujours acquis.

Lorsque le pouvoir impose, par exemple, une nouvelle taxe sur les recettes publicitaires aux médias privés, prétendument pour faire face aux dépenses exceptionnelles engendrées par la pandémie, tous les journaux, toutes les radios et toutes les chaînes de télévision privées font grève dès le lendemain : écrans et canaux noirs, crise dans la coalition gouvernementale, retrait de la taxe. Quand, une autre fois, il remercie le directeur du musée de l’histoire des Juifs et tente d’imposer sa propre candidate, la manœuvre se solde par un échec, et c’est l’adjoint du précédent directeur qui est nommé. Même scénario lorsque le très populaire Adam Bodnar, médiateur des droits civiques, arrive en fin de mandat : le PiS tente de nommer son candidat à sa place, et échoue également. Sans oublier les juges qui résistent aux réformes non constitutionnelles, qui freinent leur application et portent plainte, avec le soutien résolu d’une partie grandissante de la société et de la communauté internationale, quand ils ne sont pas soutenus par une condamnation de la Cour européenne de justice. Plus généralement, ces stratégies censées flatter l’électorat du PiS n’y parviennent pas de manière infaillible. Les classes moyennes urbaines et la jeunesse, qui avaient massivement soutenu le PiS en 2015, s’en détournent aujourd’hui.

Ces stratégies censées flatter l’électorat du PiS n’y parviennent pas de manière infaillible.

L’alliance conclue avec l’Église catholique, dont la hiérarchie est dominée par les courants conservateurs et nationalistes, n’arrange pas les choses. Si elle rend service, au sens monétaire du terme, à la hiérarchie ou à l’empire médiatique de Radio Maryja, elle a tendance à dégrader l’image du pouvoir pour une partie de l’opinion, et à l’éloigner des fidèles de l’Église. Contrairement à ce qui avait cours dans les années 1970 et 1980, quand le rapprochement entre l’Église et l’opposition au pouvoir communiste (et non pour la Vierge Marie) aidait les luttes démocratiques, l’alignement du gouvernement sur le discours national-catholique coupe aujourd’hui le PiS d’une partie de son électorat catholique modéré, tout en hérissant ceux qui refusent cette image de l’Église. Ce qui se répercute jusque dans l’opposition politique, en faisant de la séparation de l’Église et de l’État un enjeu central.

La politique au sein de l’Union européenne est également prise dans ces tourments. Longtemps, le PiS a pu jouer sur la peur du migrant (porteur de bactéries et inassimilable, disait Kaczyński) pour accéder, avec la Hongrie, à la tête d’un front du refus des politiques migratoires menées par la Commission européenne. Il en a profité pour engager diverses guérillas sur ses thèmes de prédilection. Il avait presque trouvé son juste milieu. Et puis le vent a tourné. Ou plus exactement, avec la crise de la Covid-19 et le nécessaire plan de relance qui l’accompagne, le PiS s’est trouvé en porte-à-faux. Ses dernières grandes batailles – qu’il s’agisse de la manière dont il défend ses atteintes à l’État de droit, ou de sa menace de veto, avec la Hongrie, contre l’adoption du budget européen – l’ont isolé. La Pologne est devenue une responsable de troubles, repliée sur ses intérêts égoïstes, comme si elle ambitionnait de reprendre le rôle laissé vacant par les Britanniques. Ce n’est pas en défendant le droit de proclamer des « zones libres de l’idéologie LGBT », sur près d’un quart de son territoire où vivent quelque 12 millions de citoyens, que l’on progresse. Aujourd’hui, après six années de gouvernement du PiS, l’image de la Pologne en Europe est catastrophique. Cela, les Polonais s’en rendent compte.

Ce jeu d’ombre et de confusion profite-t-il à l’opposition ? En apparence, cette dernière est en bonne position. Elle dirige la plupart des villes qui comptent, préside le Sénat et progresse dans les sondages. Les scores serrés des dernières élections, notamment ceux de la présidentielle, se confirment. L’analyse des évolutions internes est plus nuancée. Ses dirigeants – presque exclusivement des hommes – se perdent dans des querelles d’ego et des plans de communication. Leurs programmes ne s’étoffent guère, s’en tiennent à des généralités, ne convainquent pas, qu’ils portent sur la gestion de la crise sanitaire ou sur le développement à plus long terme. Au lendemain des premières réformes de Joe Biden aux États-Unis, un éditorialiste commentait les sondages du jour en Pologne, qui étaient plutôt bons pour l’opposition. « La Pologne, écrivait-il, a besoin d’une sorte de révolution pour se remettre de la ruine du PiS. Qui est prêt, en cas de défaite électorale du PiS, à promulguer une vingtaine de décrets comme l’a fait Biden ? » Il n’avait pas de réponse.

C’est pour cela que Jarosław Kaczyński tient bon. Stratège usé, c’est un pragmatique expérimenté, qui navigue à vue et se sent menacé. Jusqu’à maintenant, il est parvenu à gérer les dissensions dans sa coalition gouvernementale, à faire le gros dos devant les mobilisations sociales, à éviter le débat avec l’opposition et à édifier une partie du peuple. Un jeu délicat qui, au bout du compte, renforce par petites pierres son régime autoritaire. Pour combien de temps ?

  • 1.Nazifa Alizada et al., “Autocratization Turns Viral. Democracy Report 2021”, V-Dem Institute, University of Gothenburg, 2021.

Jean-Yves Potel

Historien et politologue, spécialiste de l’Europe centrale (IEE – université de Paris 8), sur laquelle il a publié une quinzaine d'ouvrages dont Les Disparitions d’Anna Langfus (Noir sur blanc, 2014) et L’Europe nue (à paraître à l’automne 2002).

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