
Les maisons de la sagesse-traduire. Une nouvelle aventure de Barbara Cassin et Danièle Wozny
Plus d’une langue, plus d’un auteur, et plus qu’un livre1.
La forme libre et inattendue de ce livre est à la mesure de la liberté d’esprit de Barbara Cassin et de Danièle Wozny, qui partagent ce grand projet d’animer des maisons de la sagesse-traduire, sur le modèle de celles qui avaient été inventées dans le monde musulman médiéval, les bayt al-hikma. Les deux autrices sont à l’initiative de cet espace collectif et hospitalier, sans portes ni fenêtres, dont l’ambition n’est rien moins que de changer le monde. En effet, le soin porté à différentes formes de traduction s’y avère le moyen privilégié d’aborder diverses situations d’hospitalité compliquée à l’aune d’un humanisme qui ne dédaigne aucune de nos activités : de celles qui paraissent les plus insignifiantes, comme la déclinaison de son identité dans un formulaire administratif, aux plus conceptuelles, à l’instar de la nomination de Dieu en différentes langues.
L’ouvrage rappelle à quel point les possibles s’ouvrent entre les langues et avec l’Autre.
Le livre retrace cette aventure bigarrée et, pour ce faire, revêt une forme ouverte et agrégative. Aussi Barbara Cassin et Danièle Wozny invitent-elles des collaborateurs de tous horizons (comme Souleymane Bachir Diagne, Francine Kaufmann et de nombreux autres passeurs) à prendre la parole pour témoigner, expliquer, participer de la fabrique de cette sagesse collective qui repose sur la tentative d’écouter et de comprendre en toutes circonstances. L’ouvrage rappelle à quel point les possibles s’ouvrent entre les langues et avec l’Autre, comme partenaire de ce travail d’acculturation mutuelle qu’est l’hospitalité, concrétisée en la démarche de traduction.
Ainsi, le livre est fait d’une narration continue mais aussi de longues citations et d’encarts, surlignés en jaune ou indiqués par une marge noire et grasse sur le côté gauche. La polyphonie des voix, la pluralité des formats et la diversité des régimes de discours (fiches, textes juridiques, dialogues, communications savantes…) insérés dans l’exposé général ont au moins deux grandes vertus : celle de révéler la nécessité du travail collectif et de la variété des sources dans une telle entreprise, et celle de mettre en évidence le fait que le processus de traduction est infini. Aussi, seule une coupe dans un déploiement bien plus long peut donner lieu à un livre. Il s’agit donc pour les deux autrices de faire un point d’étape – en l’occurrence : la coupe – dans cette aventure des maisons de la sagesse et d’en faire connaître les fondements et les déploiements dans les trois domaines d’activité qu’elles se sont choisis : les glossaires plurilingues pour accommoder l’accueil administratif des migrants et le travail de translation des réalités identitaires des uns (les hôtes arrivants) dans l’imaginaire des autres (les hôtes accueillants) ; les banques culturelles qui redéfinissent la notion de patrimoine et réinventent tant la banque que l’objet dans ses fonctions sociales diverses ; et enfin l’activité philologique autour de concepts communs aux trois religions monothéistes. Les dimensions linguistiques et patrimoniales propres à la culture ; les rites face aux différents guichets de l’État ou dans le cadre des pratiques religieuses propres à la vie sociale ; enfin, la traduction des connaissances comme celle du dénombrement et de l’identification des individus qui relèvent de la sphère politique. Les maisons de la sagesse-traduire s’emparent pleinement de tous ces aspects, sans se détourner de la difficulté et du temps qu’ils requièrent pour familiariser les hôtes, les uns comme les autres, au travail de rencontre et d’intégration respectueuse.
C’est un livre qui rend manifeste le sens de la recherche en sciences humaines et sociales, qui place dans un même horizon de fabrique de la communauté : la compréhension des transmissions patrimoniales et matrimoniales par un nom dans une généalogie donnée, à l’instar de celle de Mme Ilayathamny Namasivayam, sri lankaise ; et la traduction au xviiie siècle de « Dieu » en chinois par une petite communauté juive arrivée dans l’empire du Milieu en suivant la route de la soie. C’est enfin un livre qui ouvre des perspectives, inexploitées tant elles sont neuves et subversives, pour une conception occidentale de la notion de musée, autrement dit la conservation et l’usage dans le registre de l’exposition d’objets et de monuments sacrés par la religion ou la tradition républicaine. La troisième partie du livre prend en effet à rebours la question des restitutions qui a agité le monde des musées depuis le rapport de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy, remis au président Emmanuel Macron en novembre 20182.
Qu’est-ce qu’une banque culturelle ? Inventée au Mali à la toute fin du xxe siècle, il en existe aujourd’hui sept en Afrique de l’Ouest (Mali, Togo, Bénin et Guinée) dont les autrices, évoquant un dispositif plus qu’une institution, en donnent la définition suivante : « Le principe de la banque culturelle est très simple : tout habitant qui dépose un objet avec son histoire dans le musée du village reçoit, en contrepartie, un prêt d’argent afin d’entreprendre une activité génératrice de revenus. Nouvelle forme muséale conjuguant patrimoine et développement, la banque culturelle intègre dans un même concept trois composantes indispensables à sa création et à sa pérennité : un musée villageois, un centre de microcrédit et un centre de formation et de culture. » La banque culturelle est une instance qui lutte contre la marchandisation expropriante des biens privés, familiaux ou communautaires dans le cadre de transactions alimentant le collectionnisme international. Celui-ci repose en effet sur la nécessité économique d’individus qui doivent se défaire de leurs biens et les commercialiser pour subvenir à leurs besoins élémentaires. Les banques culturelles sont une alternative à ce schéma délétère parce qu’elles s’inscrivent dans un cycle économique et culturel local, un circuit court attentif à la conservation des « pénates » comme à l’investissement dans des initiatives économiques profitables à l’initiateur et à sa communauté.
Dans ce dispositif, la solidarité s’avère culturelle, sociale et économique. D’ailleurs, comme Barbara Cassin et Danièle Wozny le rappellent de manière convaincante, le travail de traduction des mots du patrimoine dans les différentes langues africaines « montre combien, dans un grand nombre de cultures, le patrimoine frôle en permanence et en profondeur l’écologique, le social, l’économique, le politique3 ».
Selon Barbara Cassin et Danièle Wozny, la possibilité de transformer l’institution muséale telle qu’elle fonctionne actuellement sur son modèle initial, conçu en Europe à la fin du xviiie siècle, viendrait donc d’Afrique de l’Ouest. Elles écrivent même qu’il s’agit d’une « chance de dépassement sans anéantissement de la perception européenne du patrimonial ». On ne s’étonnera donc pas du fait que la réception de ce projet d’adapter les banques culturelles africaines au contexte français soit, si ce n’est absente, encore timide et mitigée. Car ce modèle substitue au blocage des restitutions, causé par les logiques juridiques et politiques nationales, le lancement d’initiatives relocalisées et en conséquence re-signifiées sur le plan social et économique, à l’image de ce que peut faire un trésor. En effet, le trésor est à la fois précieux en tant que tel, compte tenu de la rareté de son matériau et/ou du savoir-faire qui a présidé à sa réalisation, et en ce qu’il ouvre des possibilités via sa monétisation. Le passage de l’une à l’autre de ces fonctions est souvent associé à sa publication, au renoncement de sa dissimulation ou à son statut d’objet caché, au profit d’une mise en visibilité publique et collective.
Les banques culturelles actent cette double potentialité des objets et instituent le passage du privé au public comme l’occasion d’une mise à disposition de liquidités équivalentes à la valeur du trésor. Aussi les banques culturelles sont-elles à la fois, pour parler depuis des exemples français, le Trésor public et la Réunion des musées nationaux. Les objets sacrés ont une valeur en soi, que l’on peut quantifier sous d’autres formes, y compris financières ; cette valeur se traduit alors en un crédit, qui permet de réaliser un projet coûteux (et à visée rémunératrice, puisque l’emprunt doit être remboursé). Cette rencontre entre la valeur symbolique et la valeur marchande, évaluée d’après le récit accompagnant le dépôt de l’objet par son propriétaire qui est aussi l’initiateur du projet, inscrit l’objet dans la vie sociale de cette même communauté.
Échelle locale, circularité économique et symbolique, tractation entre individus et institutions sociales dans le cadre de communautés humaines constituées autour de valeurs partagées, cette écologie complexe de l’objet précieux, inventée en Afrique, met à mal les notions occidentales d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité – notions auxquelles de nombreuses biographies d’objets résistent, compte tenu du fait que leur acquisition immorale rend illégitime le régime même de propriété étatique et, par conséquent, la logique de restitution d’État à État. Repenser, d’un point de vue local, la vie des objets pour contrecarrer la voracité du marché de l’art international, c’est ce à quoi s’emploient les banques culturelles. Le propriétaire fait ressortir la valeur symbolique et marchande de chaque pièce déposée par un récit qui en motive la conservation et l’exposition publique, de même qu’elle en justifie l’emprunt par le propriétaire débiteur pour les cérémonies occasionnelles.
Le projet d’importation et d’adaptation (en un mot : de traduction) de ces dispositifs que sont les banques culturelles dans la vie patrimoniale française est une gageure et un élan qui ouvrent des possibilités inédites pour rénover et ajourner le musée du xixe siècle, tel qu’il est maintenu majoritairement dans les capitales occidentales. L’audace de ce réseau afro-français et la volonté de Barbara Cassin et de Danièle Wozny d’en implanter des avatars à Marseille et à Aubervilliers sont réjouissantes : il faut désormais intéresser, intellectuellement et économiquement, des partenaires, ce à quoi ce livre devrait contribuer, tant le récit qu’il fait de cette aventure intellectuelle et humaine est passionnant.
Ainsi, les deux autrices ne se dérobent pas à la tâche titanesque de tenter la familiarisation de l’altérité, sur le plan conceptuel, dans le travail entre les langues, et sur celui, matériel, dans le travail autour des objets. Barbara Cassin et Danièle Wozny ne font preuve ni d’effroi, ni de fétichisme face aux exemples pris au Maghreb, en Inde, en Chine, au Mali ou aux Antilles par les voix inaugurales d’Édouard Glissant et de Patrick Chamoiseau, car seul le travail de recherche érudite et d’invention sociale qui en découle – écheveau propre aux humanités – est à l’œuvre.
- 1. « Plus d’une langue » est une formule que Barbara Cassin a empruntée à Jacques Derrida pour le titre d’un de ses livres, paru chez Bayard en 2012, et qu’elle a fait inscrire à la fibre optique sur son épée d’académicienne en 2018.
- 2. Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey/Seuil, 2018.
- 3. Voir aussi Barbara Cassin et Danièle Wozny (sous la dir. de), Les Intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne, Paris, Demopolis, 2014.