Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo : NOAA
Photo : NOAA
Dans le même numéro

Quel discours face à l'urgence écologique ?

Le discours de l’urgence peut s’essouffler et se banaliser, notamment pour les plus jeunes. Pour le ranimer, il faut veiller à ne pas culpabiliser les individus, bien désigner les adversaires et répondre à la rhétorique réactionnaire.

La crise liée au Covid-19 a montré qu’il était possible d’arrêter l’économie pour sauver des vies. Avons-nous appris quelque chose pour ce qui est une autre question de vie ou de mort, à savoir la mutation écologique ? Deux difficultés permettent d’en douter. La première est conjoncturelle : c’est ce qui se passe avec la quête de croissance, la faiblesse des cours du pétrole, les demandes d’un moratoire sur les normes environnementales ou encore le besoin de légèreté et d’oubli. Dans les mois qui viennent, la place de l’écologie pourrait être plus que marginalisée alors même que le temps presse.

Mais agir dans les proportions et avec la vitesse requises par la situation écologique implique d’avoir également conscience des difficultés structurelles. Cette crise, et ses leçons, ne les ont pas fait disparaître. Moins de six mois avant l’émergence du Covid-19, plus d’un millier de médecins et de professionnels de santé britanniques ont écrit, dans une lettre ouverte au quotidien The Guardian, que l’action non violente est pour eux un « choix raisonnable pour tout individu responsable » face l’inaction des gouvernements en matière climatique1. Le lendemain de cette publication, les militants français du mouvement Extinction Rebellion ont occupé le pont Sully à Paris avant d’être brutalement évacués par les forces de l’ordre. Le ministre de l’Intérieur a jugé l’intervention policière « parfaitement légitime » et le ministre de la Transition écologique et solidaire de l’époque a déclaré : « On n’est plus au temps des manifestations. » «  Deux salles, deux ambiances  », écrivent parfois les patrons de boîtes de nuit pour inviter les clients à entrer. Le paradoxe du discours climatique est qu’il semble y avoir deux ambiances (l’urgence et la transition), mais toujours une seule salle (la Terre). Faut-il faire appel à la menace de la catastrophe pour légitimer l’urgence et mobiliser les partisans de la transition ? Avec quel langage, quels arguments, quels outils ? Comment avoir un discours qui soit à la fois ancré et global, combatif et juste ?

Impuissance collective

Il faut d’abord accepter la relative impuissance des chiffres. Nous avons été habitués à confondre le climat et la «  météo  » et à réduire celle-ci aux températures annoncées pour le lendemain et à nos «  ressentis  ». À cela s’ajoute une difficulté de compréhension du caractère non linéaire des évolutions : limiter le réchauffement à 1, 5 degré par rapport à l’ère préindustrielle, au lieu de 2 degrés, ne correspond qu’à une différence de 0, 5 degré. Mais cette différence, qui semble infime dans son énoncé, s’avère immense dans ses conséquences, par exemple sur le nombre de personnes soumises aux risques climatiques ou l’existence des coraux.

Les termes employés dans le débat public peuvent difficilement secourir les chiffres pour rendre compte de l’intensité et de la globalité de la crise mais aussi de sa dimension singulière avec des effets irréversibles (une espèce disparue ne ressuscite pas) ou de rétroaction (quand certains éléments du climat changent, ils peuvent amplifier en retour le phénomène qui est à l’origine de leur changement). L’écologie, c’est affronter l’anachronisme au présent, la péremption des imaginaires. C’est pourquoi il faut abandonner certaines expressions : le «  changement climatique  », puisque le changement peut être passif, doux, volontaire, salutaire ; la «  crise  », qui évoque à tort un retour en arrière ; et toutes les déclinaisons de la «  guerre  », imparfaites car beaucoup d’entre nous vivent une «  drôle de guerre  »2.

L’écologie, c’est affronter l’anachronisme au présent, la péremption des imaginaires.

Il importe de prendre acte d’un défaut de notre langue, d’une impuissance collective qu’il s’agit de travailler. Les mots pour aborder l’anxiété écologique, comme celle des habitants du Groenland, se forment sur des réalités brisées3. Le philosophe Glenn Albrecht propose le terme « solastalgia ». Ce n’est plus la maison, la terre, le foyer, la patrie, qui manquent, comme avec la nostalgie, mais c’est la maison elle-même qui est altérée. Nous sommes restés mais la maison a disparu. Bruno Latour évoque « les migrants de l’intérieur » qui subissent « le drame de se voir quittés par leur pays4 ».

La peur ne provoque pas forcément les réactions souhaitées et peut même inciter ceux qui ont les moyens de s’acheter des vies sans aspérités à s’abandonner dans une jouissance du mal : puisque tout serait «  foutu  » en un sens, autant jouir à tout prix, même au détriment des autres5.

Deux paradoxes

Plus encore, le discours de l’urgence est confronté à deux paradoxes. Le premier est que, face à la lenteur des réactions et des remises en cause, invoquer l’urgence de la situation peut apparaître comme une solution de court terme mais dont l’efficacité décroît à mesure de son utilisation. C’est le phénomène des shifting baselines : la perception et les valeurs d’un individu évoluent en même temps que son environnement, sans qu’il ne s’en aperçoive. Ainsi, l’appréciation des pêcheurs de Californie confrontés à des filets beaucoup plus vides que par le passé varie grandement selon l’âge : les plus âgés considèrent qu’il était possible de pêcher beaucoup plus de poissons que ce que les plus jeunes imaginent. Un discours dénonçant l’urgence de la disparition du mérou géant dans leur zone de pêche pourrait ne pas avoir d’effet simplement parce que les jeunes pêcheurs n’ont pas conscience du problème6 ! Quelle prise le discours de l’urgence pourrait-il avoir le jour où les coraux et les abeilles auront disparu ? La rhétorique de la catastrophe peut s’essouffler sur les ruines d’un monde qui ne semblera anormal qu’aux plus âgés d’entre nous.

Le second paradoxe est que plus le discours sur l’urgence se généralise, plus il sera confronté à un risque de banalisation. Les dernières élections européennes l’ont bien montré : l’écologie n’est plus réductible à sa forme partisane traditionnelle, elle est en train de devenir un référentiel global. Certains partis vont plus loin, comme la jeune formation politique Urgence écologie, qui a cherché à mobiliser l’électorat sur la réalité des périls. Pourtant, cette initiative, tout comme la pression exercée par les marches de rue et les actions non violentes d’Extinction Rebellion, se heurtent à la généralisation du terme de «  transition  », qui désigne une modulation plutôt qu’une réorientation. Le rapport d’information des sénateurs Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, rendu public en mai 2019, a clairement exprimé l’ambition d’« envoyer sans tarder un signal politique fort sur le caractère prioritaire de l’adaptation ». L’État a par ailleurs mis en place, à l’hiver 2018, le deuxième Plan national d’adaptation au changement climatique. Encore faut-il qu’il reste quelque chose à adapter…

Enfin, cette diffusion de l’écologie peut même servir de prétexte, chez certains acteurs politiques, pour recycler les vieilles thèses malthusiennes de la surpopulation et du rejet des immigrés. Les suprémacistes blancs aux États-Unis et Marion Maréchal (ex-Le Pen) en France voient dans l’écologie identitaire, ce que certains appellent «  l’éco-fascisme  », une aubaine électorale pour recycler les thèses identitaires. D’autres veulent utiliser cette urgence pour escamoter toute forme de remise en cause, prolongeant ainsi le dépérissement du conflit en politique et la place étouffante prise par le fantasme du consensus permanent7. L’urgence peut ainsi devenir un nom aimable pour congédier la démocratie et toutes formes de débats et de désaccords ou imposer des choix de géo-ingénierie présentés comme inévitables par les acteurs privés qui en détiennent les brevets.

Trois pistes

Faut-il alors renoncer à dénoncer l’urgence de la situation, l’inaction des gouvernements et les menaces qui pèsent sur les conditions mêmes de la vie, plus encore pour ceux qui souffrent déjà de la pauvreté ? Trois pistes se dessinent.

La première revient à ne pas se tromper de cible et donc à ne pas culpabiliser ou accuser les individus. Cette tendance s’est notamment exprimée lors du mouvement des Gilets jaunes, avec le «  portrait du pauvre en pollueur  », glouton des grandes surfaces, accro à sa bagnole et à sa clope (mais l’index accusateur désigne aussi les touristes, les mangeurs de viande, etc.). Mais comment demander de moins manger de viande, de renoncer à la voiture ou à l’avion quand des publicités en vantent les mérites et que leur consommation structure nos institutions ? Les contraintes et limitations personnelles peuvent bien accroître la conscience des enjeux, elles n’auront aucun effet satisfaisant sur les émissions de CO2. Pour Harald Welzer, « il est politiquement irresponsable de donner l’impression qu’on pourrait résoudre par des précautions prises individuellement des problèmes qui sont dus au principe économique de la croissance par exploitation des ressources8 ». Ne pas se tromper d’échelle, en suivant Bruno Latour, c’est aussi considérer que l’urgence serait stérile sans un temps accordé à la description des territoires, des dépendances, des lignes de fracture et de partage.

C’est pourquoi la deuxième piste consiste à désigner des adversaires. Il faut éviter le piège de l’œcuménisme écologique et de l’union nationale. Vouloir permettre au plus grand nombre des vivants de vivre et de survivre dignement n’estompera pas magiquement les inégalités sociales et économiques, les rapports de force, l’appât du gain. L’urgence n’est ni une mode, ni un slogan, ni une posture, mais un état de guerre. Les adversaires sont nombreux, par exemple les « marchands de doute » qui ont d’abord soutenu l’industrie du tabac et discrédité les recherches établissant le lien entre la cigarette et le cancer avant d’employer les mêmes méthodes de « fabrique de l’ignorance » sur les sciences du climat9. Ce n’est pas un surcroît de pédagogie ou d’information qui provoquera le changement, la plupart de ces adversaires étant bien informés de ce qui se passe, mais des rapports de force.

La troisième piste consiste à identifier les invariants de la rhétorique réactionnaire pour lui répondre10. Ainsi, sous le nom d’«  effet pervers  », les réformes sont dénoncées parce que leurs conséquences contreviendraient aux aspirations qui les motivent. La mise en place d’une taxe et la restriction de certaines libertés sont par exemple suspectées d’éloigner une partie de la population du combat climatique. Sauf que si nous ne choisissons pas nos contraintes tant qu’il est encore temps, nous les subirons toutes, les effets pervers de l’inaction l’emportant largement sur ceux, fantasmés et maîtrisables, de l’action. Au chapitre de l’«  inanité  », le changement serait une simple façade incapable de modifier les structures profondes. Pourtant, le combat climatique remet en cause deux siècles dévoués au fétiche de la croissance et à la consommation excessive, en particulier par certains pays et acteurs, des ressources fossiles. Enfin, «  la mise en péril  » souligne que les réformes seraient trop coûteuses. Là aussi, les conséquences les plus graves sont celles résultant de la poursuite des tendances actuelles.

_

Ce discours écologique doit multiplier les formes d’expression et d’intervention, les plus travaillées comme le plus spontanées, pour appréhender ce que nous vivons. En effet, l’urgence a été longtemps vécue comme un arrachement : au poids des familles et des voisinages, aux continents connus, aux mondes intérieurs comme aux féodalités multiples, aux destins sociaux et à la croûte terrestre. L’urgence menait à la conquête des espaces et au dépassement des frontières. C’était une précipitation à aller voir, à posséder, maîtriser, inventorier, compter, dominer, asservir, piller, souvent au nom de sophistications conceptuelles ou religieuses. Si nous cherchons encore les mots du discours contemporain de l’urgence, c’est parce que nous ne sommes pas habitués aux antagonismes qu’il fait vivre. C’est un moment de panique et d’éclaircissement, de perte de repères et de fondation. Nous le traversons et il nous traverse. Mais ce ne sont pas seulement ces antagonismes qu’il relie, c’est quelque chose en nous-mêmes, à la fois un vide et une profondeur, un ancrage qui n’est pas sans hauteur, des dépendances sans asservissements et peut-être, enfin délivrés des matérialismes qui niaient et détruisaient la matière, une spiritualité.

 

  • 1. “Doctors against climate catastrophe”, The Guardian, 27 juin 2019.
  • 2. Voir Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.
  • 3.  Voir Dan McDougall, “Life on thin ice”, The Guardian, 12 août 2019.
  • 4.  B. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
  • 5.  Voir Pierre-Henri Castel, Le Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps, Paris, Cerf, 2018.
  • 6. Voir Daniel Pauly, “Anecdotes and the shifting baseline syndrome of fisheries”, Trends in Ecology and Evolution, vol. 10, no 10, 1995, et Harald Welzer, Les Guerres du climat. Pourquoi on tue au xxie siècle [2007], trad. par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 2009.
  • 7.  Voir Samuel Hayat, «  Les Gilets jaunes et la question démocratique  », Lundi matin, 29 décembre 2018.
  • 8.  H. Welzer, Les Guerres du climat, op. cit.
  • 9.  Voir Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Les Marchands de doute [2010], trad. par Jacques Treiner, Paris, Le Pommier, 2012 ; et Robert N. Proctor, Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac [2011], trad. par Johan-Frédérik Hel Guedj, préface de Mathias Girel, Sainte-Marguerite-sur-Mer, Équateurs, 2014.
  • 10.  Voir Albert Otto Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, trad. par Pierre Andler, Paris, Fayard, 1991.

Antoine Hardy

Enseignant à SciencesPo, co-créateur du podcast 20 minutes avant la fin du monde consacré à l’écologie.

Dans le même numéro

Marcel Hénaff. Une anthropologie de la reconnaissance

L’anthropologie du don de Marcel Hénaff, ainsi que son éthique de l’altérité et sa politique de la reconnaissance, permettent de penser les limites de la marchandisation, le lien entre les générations et les transformations urbaines. À lire aussi dans ce numéro : l’image selon Georges Didi-Huberman, l’enseignement de la littérature, la neuropédagogie, l’invention de l’hindouisme, l’urgence écologique et la forme poétique de Christian Prigent.