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Photo : Jaanus Jagomägi
Photo : Jaanus Jagomägi
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La provincialisation de la province

A trop vouloir simplifier, regrouper, alléger, supprimer la taxe d’habitation, l’Etat a dépossédé les maires des communes de province de leurs prérogatives et tend à les transformer en de simples « maires délégués ».

À l’heure où, sentant la révolte des collectivités monter, le gouvernement a nommé Jacqueline Gourault ministre de plein exercice chargée de la «  Cohésion des territoires  », l’identité communale est pourtant de plus en plus menacée.

Le discours dominant consiste à clamer, depuis des années, qu’avec 36 000 communes, la France est sur-dotée. Or, s’il était nécessaire de regrouper les communes afin de leur faire atteindre une taille critique, force est de constater que non seulement on a ajouté un échelon au mille-feuille administratif (sans toucher au département), mais aussi que la mutualisation des moyens aboutit en réalité à une augmentation des dépenses ! À l’instar des régions qui se sont offert des palais, les fameuses communautés de communes ont dû édifier des sièges et embaucher des fonctionnaires, et les «  com-com  » se gardent de publier leur bilan financier parce qu’elles savent très bien que leur fonctionnement coûte plus à la collectivité qu’auparavant.

Mais le pire n’est pas là. S’il était nécessaire de mettre en commun la gestion de l’assainissement, des transports ou de l’environnement, en revanche, des communes, qui peuvent aller jusqu’à cinq à dix mille habitants, se voient insidieusement dépossédées d’un certain nombre de prérogatives qui contribuaient à leur animation propre, et les citoyens sont renforcés dans l’idée qu’ils ne comptent plus.

Les exemples sont légion. Ainsi, dans les zones touristiques, les syndicats d’initiatives ont été regroupés dans la cité phare de la région, pour ouvrir avec parcimonie ailleurs, et ils font «  tourner  » des personnels qui se vivent comme des pions sur un échiquier. Il est aussi hors de question d’apposer une affiche sans l’accord de la sœur aînée, la réciproque n’étant pas de mise, car la grande ville se considère comme une tête de gondole. Les permis de construire sont instruits au niveau de la communauté d’agglomération, les logements sociaux sont attribués par une commission traitant du territoire et, à la mairie du coin, la sanction tombe à chaque réclamation : « Ce n’est plus nous, il faut voir cela avec “l’Agglo”. » Cette marginalisation des bourgs est renforcée par le désengagement de l’État. Pour la suppression de la taxe d’habitation, chacun sait que jamais Bercy n’a pensé compenser à l’euro près, et qu’adviendra-t-il des communes en croissance d’habitants ?

Nous filons tout droit vers la notion de maire délégué, non pas aux prochaines élections, mais aux suivantes : ce dernier n’aura plus alors comme pouvoir que celui des anciens gardes champêtres. On comprend pourquoi la fonction n’attire plus d’hommes et de femmes surchargés de réunions et de complications administratives.

Au niveau de la vie quotidienne, le summum est atteint quand, succombant aux multiples sollicitations téléphoniques, un habitant reçoit une entreprise mandatée par Edf pour mieux isoler ou chauffer la maison. Sensibles au réchauffement climatique, les gens font confiance. Sauf que le représentant mandaté pour une pompe à chaleur va in fine indiquer que, pour bénéficier de subventions, il est impératif de signer un contrat avec telle ou telle entreprise garantie par Edf ! À qui s’avise d’affirmer que tel artisan du village est capable de faire le travail, tout un discours est opposé pour accréditer l’idée que les artisans ne savent pas faire, que le certificat Rde (Reconnu garant de l’environnement) délivré aux artisans ne vaut rien : bref, en dehors d’Edf, point de salut ni de sous. Les communes sont coincées entre les injonctions jacobines et les ordres du grand frère d’à côté, les habitants résignés à ne compter pour rien, si ce n’est à se replier sur les kermesses et les vide-greniers.

Qu’il faille regrouper certaines activités, personne ne songe à le nier, et l’adoption des Scot (Schémas d’organisation du territoire) est une bonne chose si elle correspond à une véritable volonté d’aménagement durable d’un pays, et non d’une bétonisation des espaces pour cause de rentabilité du foncier et de satisfaction de nombre d’agriculteurs qui rêvent leurs terres constructibles. Mais la méfiance est évidemment de mise quand la grande ville possède la majorité des sièges à l’Agglo et que le maire de cette ville en occupe la présidence. Comme les subventions de l’État sont accordées commune par commune, on devine les tentations de préférence.

Dépossédé de son histoire et de sa géographie, l’habitant des villages s’éloigne petit à petit
de la maison commune et se replie sur sa vie privée.

Ce rabotage par le haut des compétences locales participe de ce que Jean Lebrun appelle « l’anorexie démo­cratique[1] ». Dépossédé de son histoire et de sa géographie, l’habitant des villages s’éloigne petit à petit de la maison commune et se replie sur sa vie privée. Quand, de surcroît, s’ajoute la peur du chômage et de l’immigration, la boucle est bouclée.

« La France, ce sont des éclats de bonheur rêvé. » La phrase de Jaurès résonne encore. Quand on ne peut plus s’imaginer d’un lieu et que la nuit administrative recouvre un paysage, on songe aux « sombres temps » de Hannah Arendt. La démocratie est en danger parce qu’en dehors des brutes et des barbares qui nous cernent, on pense encore trop souvent qu’organiser un pays, c’est faire fi des gueux qui le composent et des « trous » qu’ils habitent.

 

[1] - Entretien avec Jean Lebrun, «  Tournons-nous vers la géographie  », Le Point, 26 juillet 2018.

 

Jacques-Yves Bellay

Essayiste et romancier, il a récemment publié Ne dis pas tout à la mémoire (Yellow Concept, 2020), livre pour lequel il a obtenu le Grand Prix du roman des écrivains de Bretagne. Son dernier roman, C'est énorme la vie, est paru en mars 2023 chez le même éditeur.

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Fausses nouvelles, désinformation, théories du complot : les vérités sont bien fragiles à l’ère de la post-vérité. Les manipulations de l’information prospèrent dans un contexte de défiance envers les élites, de profusion désordonnée d’informations, d’affirmations identitaires et de puissance des plateformes numériques. Quelles sont les conséquences politiques de ce régime d’indifférence à la vérité ? Constitue-t-il une menace pour la démocratie ? Peut-on y répondre ? A lire aussi dans ce numéro : un dossier autour d’Achille Mbembe explorent la fabrication de « déchets d’hommes » aux frontières de l’Europe, des repères philosophiques pour une société post-carbone, une analyse de ce masque le consentement dans l’affaire Anna Stubblefield et des recensions de l’actualité politique, culturelle et éditoriale.

 

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